Avec ce troisième opus, Serge Audier vient clore une monumentale trilogie consacrée, selon ses propres termes, à « une analyse complexe et dialectique des foyers intellectuels de la crise écologique », « mais aussi de ses résistances, brèches et alternatives » (p. 652). Le premier ouvrage, La société écologique et ses ennemis (2017) visait à montrer que la conscience écologique, loin d’être étrangère aux traditions socialiste et républicaine, était présente chez un certain nombre d’auteurs relevant de ces deux écoles de pensée aux XIXe et XXe siècles. Le second, L’âge productiviste (2019), revenait sur deux siècles de politiques environnementales qui, dans de nombreuses régions du monde, n’ont pas su sortir d’une logique productiviste ravageuse pour l’environnement naturel. La cité écologique répond à une attente plus programmatique : elle s’attaque à la difficile question des conditions de possibilité philosophiques, économiques et politiques d’une nouvelle organisation sociale qui prendrait pleinement la mesure de l’urgence écologique, et se donnerait les moyens d’éviter la catastrophe écocidaire tout en permettant le plein épanouissement des générations présentes et à venir.
La modernité face au défi écologique
Dans le droit fil des développements du premier opus, l’auteur soutient ici que l’alternative écologique, loin d’impliquer une rupture radicale avec les catégories et les valeurs héritées de la modernité, peut et doit au contraire s’en nourrir. Toute la démonstration s’efforce ainsi d’exhiber ce que la longue histoire du républicanisme, du socialisme et même du libéralisme peut offrir en termes de ressources théoriques et politiques, dans la perspective d’une société humaine à la fois plus harmonieuse et plus respectueuse du milieu naturel. Il ne s’agit pas d’occulter ce que la grave crise contemporaine, et les menaces qu’elle fait peser sur la survie de notre espèce, doit à certaines tendances lourdes de cette modernité même ; toute la difficulté de l’exercice tient justement à la nécessité d’une « refonte conceptuelle et programmatique » (p. 28) qui tienne compte de ces impasses, sans pour autant renoncer aux promesses portées par un large mouvement de pensée remontant à la Renaissance italienne (même si S. Audier ne manque pas de revenir, sur certains points, aux leçons des Anciens, d’Aristote à Cicéron). L’héritage de la modernité, malgré ses ambiguïtés et ses errements, reste incontournable dans la mesure où c’est d’elle que procède la triple promesse de l’émancipation, de l’universel et de la démocratie.
La voie éco-républicaine ouverte par S. Audier s’oppose donc à la réaction unilatéralement anti-moderne, anti-étatique et anti-progressiste d’une large partie des courants écologistes contemporains. Face à ces derniers, l’auteur soutient au contraire que la crise écologique contemporaine appelle plus que jamais une régénération du républicanisme, dans la mesure où elle jette une lumière crue sur la dimension commune de nos intérêts individuels. La crise écologique, en mettant en cause la survie de notre espèce, ramène en effet la question de l’intérêt général de l’humanité au cœur du débat public, peut-être davantage que toutes les crises qui ont jalonné son histoire. Elle réintègre même cette question dans un cadre plus vaste encore, en rappelant l’interdépendance fondamentale entre l’humanité et la nature qui l’entoure : elle révèle ainsi les devoirs jusqu’ici largement insoupçonnés des humains envers les formes non-humaines de vie sur Terre, devoirs qui ne peuvent être pris en charge qu’à l’échelle collective, c’est-à-dire in fine politique. En outre, en hypothéquant l’avenir, la crise écologique rappelle (négativement) notre inscription dans la chaîne des générations. Elle nous renvoie à notre nature générique sous un aspect supplémentaire : celui des devoirs que nous avons envers ceux qui doivent nous succéder, dans un avenir plus ou moins lointain. Enfin, parce qu’elle n’affecte pas tous les habitants de la planète de la même manière en fonction de leur position dans l’échelle sociale, de leur pays de résidence, de leur genre, de la couleur de leur peau, etc., la catastrophe en cours impose de prendre en considérations ces inégalités et de leur trouver une solution équitable.
Loin de reléguer à l’arrière-plan la question sociale et de rendre caduque les « vieux » clivages, la situation présente et ses enjeux inciteraient donc plutôt à réinvestir les marqueurs traditionnels de la gauche, même si, bien sûr, les coordonnées du problème sont quelques peu bousculées : « après la République sociale, il nous faut inventer une République éco-sociale » (p. 62), résume l’auteur. C’est pourquoi il s’agit moins de faire théoriquement et stratégiquement table rase du passé, que d’inciter à un sursaut de la conscience civique pour S. Audier, qui bat le rappel de la réflexion et de la mobilisation collectives.
Contours d’une société éco-républicaine
Toute la première partie de l’ouvrage est consacrée à examiner les conditions théoriques d’une conciliation entre écologie et républicanisme, et les implications d’une telle synthèse sur le plan d’une nouvelle conception de l’individu : il s’agit, d’une part, de fixer (ch.2) les contours d’un « humanisme écologique de matrice républicaine et socialiste » (p. 186) qui échappe au travers de l’anthropocentrisme, et, d’autre part (ch.3), de refonder la liberté et la dignité humaines sans retomber dans les ornières d’un individualisme mortifère. Sur ce point, S. Audier plaide pour une articulation inédite de la liberté « négative » telle qu’on la trouve revendiquée dans la tradition de pensée libérale, et de la liberté « positive » chère aux républicains, qui voient dans le citoyen fortement impliqué dans les affaires de la Cité le modèle de l’accomplissement humain. L’auteur compte sur le fait que la catastrophe écologique met sous les yeux de tous la dépendance de la liberté individuelle à l’égard d’une gestion raisonnée et collective de « l’engendrement, la préservation et la transmission des ressources communes » (p. 241). En ce sens, c’est la vie même qui inscrit à l’ordre du jour l’intégration de la poursuite individuelle du bonheur dans une approche plus globale de la vie bonne, comportant une dimension sociale et participative forte.
Ces considérations débouchent sur une seconde partie consacrée à esquisser les contours concrets d’une « cité écologique » : ses mœurs (ch. 4), son économie (ch. 5 et 6), ses institutions politiques (ch. 7 et 8). Il n’est pas possible ici d’énumérer, même succinctement, l’ensemble des propositions présentées dans ces pages empreintes du souci d’aborder la quasi-totalité des grands problèmes de la vie sociale. Notons toutefois les trois sources d’inspiration principales revendiquées par l’auteur, qui en déterminent largement l’esprit : d’une part, le républicanisme égalitaire, notamment celui de Machiavel ou de Rousseau, utile pour penser une société de citoyens égaux en droits et en devoirs ; d’autre part, « l’économie civile » des économistes républicains italiens, qui engage toute une réflexion sur la nécessaire réciprocité et le souci des autres dont chaque citoyen doit faire preuve, y compris dans la sphère des échanges marchands ; enfin, last but not least, la socio-économie des solidaristes français, qui « en insistant sur la complexité et l’interdépendance généralisée des sociétés, ouvre la porte à une responsabilisation élargie de tous, et à des possibilités de transformation des structures de la propriété pour faire face aux enjeux de solidarité et d’interdépendance » (p. 403). Ces bases pour la réflexion permettent à S. Audier de donner une certaine profondeur anthropologique, philosophique et politique à des propositions concrètes comme celle d’encourager le développement des coopératives de production et de consommation, des limites légales posées au droit de propriété, de la fiscalité redistributive, de la réforme de l’héritage, de la planification, etc.
Quelle stratégie pour une politique éco-républicaine ?
Loin d’imaginer une transformation irénique et consensuelle du capitalisme prédateur et écocidaire en éco-république soucieuse du bien de tous, l’auteur se montre conscient du nécessaire (et indépassable) passage par une conflictualité sociale qui prend partiellement l’aspect de la lutte des classes telle qu’elle avait été mise en évidence en son temps par la tradition socialiste. Il manifeste néanmoins sa préférence pour des formes non-violentes de désobéissance civile, enracinées dans une prise de conscience large de l’intérêt général de l’humanité et de son environnement non-humain. C’est là faire le pari optimiste d’un remarquable sursaut de lucidité collective, doublée d’une grande intelligence stratégique. Assurément, le lecteur tirera davantage profit d’un tel optimisme, qu’il ne l’aurait fait d’une nouvelle variation collapsologique sur le thème de l’effondrement universel. Trop d’ouvrages ou d’articles ont paru ces derniers temps, qui prévoient un cataclysme imminent voire déjà en cours sans donner aucune piste sérieuse pour l’éviter ou au moins en atténuer les conséquences, ne laissant d’autre perspective individuelle et collective que la déploration angoissée, le ressentiment impuissant envers les responsables de la catastrophe, voire l’insouciance un peu cynique de celui qu’on a convaincu que la bataille est déjà perdue.
On peut se demander malgré tout s’il est raisonnable ou suffisant de compter sur la prise de conscience par l’humanité, ou du moins par sa majorité, de ses intérêts collectifs fondamentaux. Il n’est pas certain que la politisation exceptionnelle que nécessite la mobilisation éco-républicaine procède directement de craintes pour l’avenir de la planète qui, structurellement, restent l’apanage de couches de la population dont les besoins élémentaires sont largement satisfaits. En ce sens, il conviendrait peut-être de réfléchir à une stratégie qui commencerait par mobiliser les classes les plus nombreuses de la population mondiale autour de leurs problèmes les plus immédiats (subsistance, santé, logement, emploi stable), de leur redonner confiance dans leurs capacités collectives à améliorer leur propre sort et celui de leurs enfants, avant d’envisager de faire le lien, indiscutable sur le fond, entre ces problèmes et la nécessaire révolution écologique à l’échelle mondiale. Dans une telle perspective, il reste également à réfléchir aux moyens politiques et organisationnels d’une telle stratégie : à quoi peuvent servir les formations déjà existantes (partis, syndicats, mouvements divers) ? Faut-il les contourner, les remplacer, les fondre dans une nouvelle structure ? Quels pourraient être les contours d’une telle structure, les règles de fonctionnement ? Autant de questions redoutables, dont la ou les réponses nécessitent sans doute une vaste réflexion collective.
La conclusion de l’ouvrage permet de revenir sur ce qui constitue un bilan, sans doute provisoire, du legs de la modernité aux générations présentes, placées devant un des plus grands défis de l’histoire humaine. C’est à juste titre que S. Audier pointe la nécessité de découpler deux aspects de ce legs qui ont longtemps semblé inséparables : d’une part, le projet d’émancipation par l’autonomie de l’homme ; d’autre part, celui de maîtrise absolue de la nature en soi et hors de soi. Il serait désormais nécessaire d’abandonner le fantasme d’une victoire finale sur la nature indomptée, pour penser « l’autonomie interdépendante » des hommes entre eux, et des hommes par rapport à leur environnement ; la reconnaissance de cette double interdépendance devant moins nous incliner au rejet, qu’à la réorientation de la technique et de la science, désormais subordonnées au projet d’une société autonome, comprise au sens le plus large.
À ce prisme, reconnaître la part indépassable d’hétéronomie, mais également celle de conflictualité jamais éteintes dans le projet moderne d’émancipation, semble le passage obligé pour maintenir vivante l’espérance d’un progrès ; un progrès non plus conçu comme la marche triomphale d’une humanité forgeant peu à peu un monde à son image, mais comme effort collectif jamais achevé vers un mieux-vivre qui passe également, et peut-être avant tout, par un mieux-vivre moral. Sans doute est-ce sous cette condition, nous suggère S. Audier, que l’on peut espérer prolonger à nouveaux frais un combat pour la liberté, l’égalité et la fraternité « qui fut toujours l’essence du socialisme et de la gauche bien compris » (p. 636). On lui accordera volontiers ce point.
Serge Audier, La cité écologique. Pour un éco-républicanisme, La Découverte, 2020, 752 p., 28 €.