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L’homosexualité sans peines

À propos de : A. Idier, Les alinéas au placard, l’abrogation du délit d’homosexualité (1977-1982), Cartouche


par Jean Bérard , le 11 avril 2013


Comment s’est déroulée l’abrogation du délit d’homosexualité en France ? Antoine Idier rappelle les résistances rencontrées par ce qui apparaît aujourd’hui comme une évidence, et les évolutions du registre militant qu’a impliquées cette avancée vers l’égalité des droits.

Recensé : Antoine Idier, Les alinéas au placard, l’abrogation du délit d’homosexualité (1977-1982), Editions Cartouche, Paris, 2013, 202 p., 18 €.

Le catastrophisme est un trait assez constant des opposants aux avancées juridiques vers l’égalité entre couples hétérosexuels et couples de même sexe. Ils font valoir que les textes proposés sont de nature à détruire les lois, les normes, la morale, les enfants, la société, ou tout ensemble. De tels discours peuvent sembler plutôt comiques ou insupportables et le recours à l’histoire a, dans les moments où ils s’expriment avec force, un effet humoristique ou antalgique certain. C’est ce qui se manifeste actuellement par les retours fréquents vers les débats concernant le PACS, en France, ou l’adoption du mariage homosexuel, dans d’autres pays. En comparant les prophéties apocalyptiques et le devenir des États ayant adopté ces législations nouvelles, il semble apparaître, assez constamment également, que, de grandes catastrophes, il n’y eut point.

En nous ramenant au tournant des années 1980, le livre d’Antoine Idier, Les alinéas au placard, l’abrogation du délit d’homosexualité (1977-1982), remplit ce rôle bénéfique. C’est en effet le moment que les mémoires ont retenu « plus ou moins à tort » (p. 11) comme celui de « la dépénalisation de l’homosexualité », réalisée rapidement par les socialistes après l’alternance de 1981. Or de ce point de vue, la mémoire est doublement trompeuse. D’une part, il ne s’est pas agi de dépénaliser l’homosexualité en général, mais de mettre fin à des lois discriminatoires. La plus importante est celle qui distinguait l’âge de la majorité sexuelle selon l’orientation sexuelle, en interdisant les relations entre personnes de même sexe si elles impliquaient un mineur, alors que la majorité hétérosexuelle était fixée à 15 ans. D’autre part, cette abrogation fut certes réalisée rapidement mais non sans opposition de la part de la droite, qui, en 1980, avait fait échouer une précédente tentative. Un article d’un journal dirigé par un ancien ministre de Raymond Barre n’expliquait-il pas alors qu’il s’agissait d’un « plan de démoralisation, de démobilisation et de résignation des forces vives de la nation », sachant que « l’anarchie, le désordre, la dépravation des mœurs ont toujours mené les peuples à l’esclavage et à la dictature » (p. 11) ?

Revenir sur la genèse de la loi de 1982 montre ainsi quelles résistances a rencontrées la suppression d’articles de loi qui avaient toute chance de ne pas faire trembler l’ordre social et dont la genèse avait tout pour déplaire.

Transformation des formes de revendication

La pénalisation des relations homosexuelles entre des personnes majeures et mineures a, explique Antoine Idier des « origines républicaines » : « Dès 1939, des magistrats proposent de réprimer les relations homosexuelles entre des adultes et des individus mineurs » (p. 20). Mais elle a été décidée sous le régime de Vichy, en août 1942. L’article de loi est confirmé à la Libération sans « aucune critique du gouvernement » (p. 20) et d’autant moins questionné dans les années d’après-guerre que l’heure est à la stigmatisation et à la répression. Le premier numéro de la revue Arcadie, organe de la plus importante association homosexuelle de ces années, paru en 1954, est interdit d’affichage et de vente aux mineurs. Des poursuites pour outrages aux bonnes mœurs, des saisies et des amendes frappent André Baudry, fondateur et directeur de l’organisation. Le vote, en 1960, de l’amendement Mirguet, mettant l’homosexualité au rang des « fléaux nationaux », renforce la stigmatisation. Sur le plan législatif, une conséquence de cet amendement est un décret (article 330, alinéa 2 du Code Pénal) du 25 novembre 1960, qui double les peines en cas d’attentat à la pudeur commis par un homosexuel. Ce contexte hostile explique que l’article de loi discriminatoire n’ait pas été mis en débat avant les années 1970. La stratégie d’André Baudry était, dans ces années difficiles, de privilégier la discrétion, d’éviter à tout prix les pratiques visibles (vêtements efféminés, drague dans les lieux publics), autrement dit, selon les termes de Julian Jackson, de « parvenir à intégrer l’homosexualité dans la société à travers la démonstration de sa normalité et de sa respectabilité » [1].

Malgré l’existence de défenseurs précoces d’une révision de ces textes (comme le militant anarchiste Daniel Guérin), il faudra plusieurs évolutions importantes pour que l’abrogation du texte de 1942 et de celui issu de l’amendement Mirguet viennent à l’ordre du jour. La première est l’émergence, après mai 68, d’une forme nouvelle de militantisme qui tourne le dos à la discrétion d’Arcadie et affirme une parole politique homosexuelle dans l’espace public. Cependant, dans les premières années après mai 68, les formes radicales de militantisme dominent dans les groupes homosexuels comme le Front homosexuel d’action révolutionnaire, comme dans les jeunes mouvements féministes ou anti-racistes, qui veulent renverser l’ordre social plus que telle ou telle de ses formes juridiques. Dans ces conditions, explique Antoine Idier, « il n’est pas étonnant que les articles du Code pénal n’intéressent pas les militants au début de la décennie 1970 ».

Cet état de fait change dans la seconde partie des années 1970. À ce moment, « l’affirmation d’une parole homosexuelle et son caractère politique n’est plus centrale, mais la fin des années 1970 est marquée par des luttes concrètes, sur le terrain du droit, pour faire changer la législation » (p. 17). Antoine Idier décrit de manière détaillée l’émergence de ces formes nouvelles d’action : investissement dans le processus électoral par la présentation de candidats aux élections législatives de 1978 (p. 33), construction d’un mouvement consacré à la lutte contre la répression, le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle qui naît en 1979 dans le but de rassembler des militants au delà des clivages politiques anciens (chapitre 3 : « le CUARH, pour défendre les ‘droits démocratiques des homosexuels’ », p. 81-95), mobilisation d’une expertise pour préciser les contours des réformes souhaitées, notamment par le biais de brochures rassemblant des informations juridiques, historiques et militantes (p. 39) interpellation des acteurs politiques capables de faire évoluer la loi (chapitre 6 « des partis politiques obligés de se prononcer », p. 139-168).

Un long parcours législatif

Pour que le militantisme homosexuel parvienne à transformer la loi, il a fallu qu’il parvienne à mobiliser les partis politiques. Une figure de cette mobilisation fut le sénateur radical Henri Caillavet, récemment disparu, qui « en février 1978, dépose la première proposition de loi demandant l’abrogation des deux articles discriminatoires du code pénal » (p. 97). Antoine Idier examine plusieurs pistes pour comprendre l’intérêt porté par Henri Caillavet à cette cause et juge « attesté que le directeur d’Arcadie ait joué un rôle dans cette ‘sensibilisation’ du sénateur » (p. 104). Il rappelle que celui-ci a par ailleurs été de nombre d’actions législatives en faveur des libertés.

Il y eut pourtant loin de la proposition de loi à la réforme effective. D’abord parce que l’unité des partis de gauche sur cette question fut longue à se dessiner. Les premiers pas des mouvements homosexuels après mai 68 avaient entrainé de très vives polémiques avec le Parti communiste. Celui-ci voyait en effet dans les revendications homosexuelles une forme de militantisme déviante, éloignée des aspirations des classes populaires. Le PC revient lentement sur cette position et, dans le cadre du programme commun avec le Parti socialiste et d’une réflexion plus large autour de la question des libertés, se rallie à l’idée de l’abrogation à défaut de soutenir l’affirmation de l’homosexualité. Ce qui n’empêche pas de très vives polémiques entre le Parti communiste et des militants homosexuels, notamment quand ceux-ci défendent une réforme radicale de la majorité sexuelle. À la fin des années 1970 cependant, socialistes et communistes soutiennent les revendications d’abrogation.

Restait donc à convaincre une partie de la majorité de droite. Une occasion se présente avec la mise en discussion au Sénat de la réforme de la définition juridique du viol. Le moment est favorable car il s’agit d’un texte visant la reconnaissance par la loi d’une thématique d’importante mobilisation par les militantes féministes de la seconde moitié des années 1970, et que cette reconnaissance, malgré des divergences, est approuvée par les élus des divers bords politiques. Un tel accord transpartisan est donc recherché pour obtenir l’abrogation. La démarche semble dans un premier temps couronné de succès : le Sénat adopte « sans opposition majeure » la suppression des « discriminations envers les homosexuels » en juin 1978 (p. 114). C’était sans compter sur la volonté de la majorité à l’Assemblée nationale, qui rétablit le droit antérieur. À la fin d’un long parcours qui voit le gouvernement hésiter sur la marche à suivre, la loi supprime l’alinéa voté au moment de l’amendement Mirguet, qui aggravait la répression de l’outrage public à la pudeur lorsque celui-ci consistait « en un acte contre-nature avec un individu de même sexe ». Mais elle conserve l’article discriminatoire concernant la majorité sexuelle, qui était l’objectif militant le plus important.

La mobilisation reprend donc en vue de l’élection de 1981. Les militants hésitent à s’engager derrière un candidat. Mais la position du Parti socialiste, affirmée clairement avant les élections et reprise par François Mitterrand entre les deux tours, alors que Valéry Giscard d’Estaing ne s’est pas prononcé, fait que « les « mouvements homosexuels n’ont alors plus aucune hésitation à appeler pour le candidat de la gauche » (p. 164).

Les premières mesures de la nouvelle majorité, avant le vote de la loi d’abrogation, portent sur la dissolution de la brigade de police spécialisée de la Préfecture de police de Paris et la « radiation de l’homosexualité de la liste des maladies mentales » (p. 170). Par ailleurs, les parlementaires ajoutent les personnes condamnées pour les délits liés à l’homosexualité à la grâce présidentielle adoptée en août 1981. La loi d’abrogation est proposée par Raymond Forni fin 1981. Elle connaît, de nouveau, une longue navette parlementaire parce que la droite, majoritaire au Sénat, continue de s’opposer au texte. De longs débats opposent Robert Badinter et Jean Foyer pour qui le garde des Sceaux veut rien moins que « l’abrogation d’une morale » (p. 182) et ainsi permettre « l’agissement d’un vieillard qui sodomise un gamin de 15 ans » (p. 183). Les sénateurs de droite refusent la réforme en expliquant qu’elle conduit à favoriser la prostitution des mineurs. Mais le texte est finalement voté le 4 août 1982, et Gai-Pied se félicite : « Il a 15 ans, il est libre » (p. 186). En 1991, une tentative de restauration initiée au Sénat au nom du « bon sens des populations rurales » (p. 187) fait long feu.

La sexualité des mineurs

Une des richesses du travail d’Antoine Idier, grâce notamment aux entretiens réalisés avec les protagonistes de ces luttes, est de proposer un récit vivant et incarné, qui s’arrête régulièrement pour faire le portrait des acteurs concernés et qui leur laisse largement la parole. Il montre ainsi parfaitement le temps nécessaire et le degré de résistance rencontré pour l’aboutissement de ces réformes. Ce caractère vivant est aussi parfois ce qui fait le caractère frustrant du propos. L’auteur rappelle que références et sources ont, pour des raisons de confort de lecture, largement disparu de l’ouvrage. Au delà de leur présence matérielle, c’est l’histoire de ces années qui pourrait être plus présente et, parfois, la parole de l’auteur lui-même, un peu en retrait de celles et ceux qu’il cite. C’est en particulier le cas lorsqu’Antoine Idier traite de ce qui, dans la seconde partie des années 1970 et au début des années 1980, a créé d’importantes lignes de clivages entre militants homosexuels, féministes et, finalement, avec le gouvernement socialiste : la revendication de l’abrogation de la majorité sexuelle en général.

Les questions liées aux revendications pédophiles sont difficiles à traiter en raison de la dimension polémique des textes publiés dans les années 1970. Leur maniement nécessite, plus que d’autres sans doute, d’être placé dans une histoire large des années 68 qui permet de comprendre leur genèse et leur position dans le champ des revendications des mouvements sociaux qui émergent dans ces années. Le chapitre 2, « Pédophilie et homosexualité devant la commission de révision du Code pénal » (p. 43-80) et surtout l’épilogue, illustrent cette difficulté. Ils décrivent de manière intéressante la façon dont ont été formulées des propositions de révision radicale des lois régissant la sexualité des mineurs et le moment à partir duquel l’espace d’expression publique de telles revendications s’est refermé, laissant place à la considération exclusive de la pédophilie comme crime. On aurait pu souhaiter qu’ils situent de manière plus approfondie ces séquences distinctes d’une part dans l’histoire des contestations nées dans les « années 68 », puis dans celle des transformations du champ militant dans la seconde moitié des années 1970 et au moment de l’alternance de 1981. Paradoxalement, la loi d’abrogation, aboutissement d’une campagne d’opposition à la répression policière et pénale, se construit au long d’une période de crise pour les formes d’action construites dans les premières années 1970, d’offensive du gouvernement sur le terrain de l’insécurité, d’augmentation du nombre de prisonniers et de durcissement de la sécurité pénitentiaire. Et elle aboutit à un moment où, passées les premières réformes importantes (abolition de la peine de mort, de la Cour de sûreté de l’État etc.), les relations entre le gouvernement socialiste et les revendications antirépressives issues des contestations des années 1970 vont bientôt se tendre, notamment parce que le nombre de prisonniers reprend sa tendance à la hausse en raison de l’allongement des peines. Le livre invite ainsi, au delà de l’abrogation des alinéas discriminatoires, à réfléchir sur les contrastes de ce moment de victoire autour duquel d’autres revendications visant la limitation de la répression, concernant par exemple les plus longues peines de prison, vont (r)entrer « au placard ».

par Jean Bérard, le 11 avril 2013

Pour citer cet article :

Jean Bérard, « L’homosexualité sans peines », La Vie des idées , 11 avril 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-homosexualite-sans-peines

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Notes

[1Julian Jackson, « Le mouvement Arcadie », Revue d’histoire moderne et contemporaine, octobre-décembre 2006, 4, n°53, p. 162.

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