Dans ce portrait du fondateur du British Museum, collectionneur invétéré, savant curieux de son siècle et propriétaire d’esclaves en Jamaïque, l’historien James Delbourgo met en perspective la montée en puissance de l’Empire britannique.
Dans ce portrait du fondateur du British Museum, collectionneur invétéré, savant curieux de son siècle et propriétaire d’esclaves en Jamaïque, l’historien James Delbourgo met en perspective la montée en puissance de l’Empire britannique.
Qui se souvient aujourd’hui de Sir Hans Sloane (1660-1753) ? Pour la plupart des historiens de l’Empire britannique, ce médecin et naturaliste est l’auteur de The Natural History of Jamaica, travail titanesque publié en deux volumes en 1707 et 1725. Pour beaucoup, il évoque un toponyme familier du quartier de Chelsea à Londres. Pourtant, nombreux sont ceux qui ignorent que cet Irlandais d’origine est le fondateur du British Museum et a passé sa vie à réunir une gigantesque collection de livres, de plantes, d’insectes, d’artefacts et d’objets hétéroclites et curieux du monde entier.
Dans Collecting the World, l’historien James Delbourgo revient sur cette « étrange histoire de gloire et d’oubli » qu’ont été la vie et l’œuvre de Hans Sloane. La question principale qui ouvre son étude est celle de sa disparition. Au sein même de l’institution nationale qu’il a aidé à créer, comment expliquer l’absence de cet « excentrique flamboyant » (xxvi), figure marquante du Londres du début du XVIIIe siècle ? La réponse est longue et complexe et J. Delbourgo choisit de s’y atteler de manière chronologique. L’ouvrage retrace ainsi les premières intuitions scientifiques d’un Sloane enfant dans sa terre natale d’Ulster, ses études de médecine et de pharmacopée à Londres, Paris, Montpellier et Orange, son séjour jamaïcain, formateur, en tant que médecin personnel du gouverneur en 1687-1688, et l’apogée de sa carrière scientifique et mondaine dès les années 1700-1710 jusqu’à sa mort en 1753. Au fil des pages, l’auteur montre avec finesse comment la trajectoire professionnelle de Sloane s’inscrit pleinement dans la montée en puissance de l’Empire britannique, qui vient à jouer un rôle décisif dans sa réussite sociale et scientifique.
Pourfendeur invétéré de superstitions et de croyances populaires, Hans Sloane n’en est pas moins un protestant fervent, guidé par une foi sans faille. Il consacre ainsi sa carrière à tenter de réconcilier une vision scientifique et rationnelle du monde avec la croyance en l’origine divine de celui-ci. Delbourgo note à maintes reprises l’ambiguïté d’une telle quête lorsqu’elle mêle la foi protestante de Sloane et son amour de la science à la promotion constante de ses intérêts personnels. Collecting the World est ainsi construit sur la volonté duelle de Sloane de glorifier le monde en tant que création divine et, ce faisant, d’accéder au panthéon des savants immortels.
Médecin, naturaliste, Hans Sloane est avant tout un collectionneur. Pour rendre justice au sujet de son étude, J. Delbourgo dresse au fil des pages la liste interminable des objets que celui-ci possède : en sus des 45 000 livres et 3 500 manuscrits que contient sa bibliothèque, il détient des objets du monde naturel — des plantes conservées dans des herbiers, des graines, des insectes, des minéraux, des spécimens de taxidermie, des fossiles, etc., qui se comptent par milliers — et des objets de fabrication humaine – instruments scientifiques et de musique, artefacts d’autres cultures (d’Afrique, d’Asie, du Nouveau Monde). Ces objets constituent une collection qui s’inspire des Wunderkammern (cabinets de merveilles) de la Renaissance et dont l’hétéroclisme laisse parfois songeur. Quelle logique rassemble un corail rouge en forme de main, une chaussure en cuir de peau humaine, ou encore — une des obsessions personnelles de Sloane — des centaines de bézoards [1] ?
Sloane est aussi un collectionneur de collectionneurs. La mort d’un collectionneur est la plus grande menace à l’intégrité d’une collection puisqu’elle signifie en effet souvent la dispersion, au gré des héritages, d’objets amassés péniblement tout au long d’une vie. Sloane tire avantage à maintes reprises de telles situations. En 1702, il achète la collection d’antiquités et de plantes d’un ami intime, William Courten. Il acquiert parfois des collections par charité, afin d’aider financièrement les veuves d’amis collectionneurs. Le plus souvent, cependant, il les achète dans le but d’obtenir des objets rares et damer le pion à ses concurrents. Sloane se comporte alors en véritable cannibale du savoir.
Personnage public, Sloane éclipse souvent le travail de ceux qui l’aident à agrandir sa collection. Bien que désirant posséder le monde entier, il fait preuve d’une sédentarité remarquable, ne quittant plus jamais l’Angleterre après son retour de Jamaïque en 1689. Ce séjour de plusieurs mois aurait pourtant pu être le point de départ d’une longue carrière transatlantique : engagé comme médecin personnel du gouverneur, un ivrogne notoire, Sloane met à profit son temps libre pour répertorier la faune et la flore jamaïcaine, avec le désir secret de faire de grandes découvertes. Il est ainsi l’un des rares botanistes de l’époque à observer in situ des espèces exotiques. Si la mort précoce de son employeur met cependant un terme définitif à son séjour jamaïcain, elle marque véritablement le début de sa carrière scientifique. Puisqu’il vit à Londres, sa collection n’aurait jamais pu exister sans le concours de nombreux intermédiaires et agents — explorateurs, colons, soldats, etc. Si l’on peut regretter que J. Delbourgo ne consacre qu’un bref passage au rôle joué par certaines femmes, il faut cependant saluer sa volonté de mettre en avant les acteurs oubliés dans la carrière scientifique de l’Irlandais. Il évoque notamment le rôle des Africains réduits en esclavage dans les colonies, dont Sloane méprise le savoir botanique, mais dont il tire avantage lors de sa résidence jamaïcaine : leur connaissance précise de la topographie de l’île et des espèces botaniques lui permet d’avoir accès à des spécimens de plantes rares, parfois difficiles d’accès. Les agents de Sloane, aux motivations diverses, soulignent la place importante de l’Empire dans sa carrière de collectionneur. « Artefact du pouvoir impérial britannique » (p. 341), sa collection offre au premier abord une vision trompeuse de l’étendue de l’Empire. En dessinant les contours de celui-ci, elle révèle surtout les zones d’ombres que Sloane ne peut atteindre. Comme le souligne J. Delbourgo,
les chemins empruntés par ses curiosités tra[cent] une carte non pas du globe, mais des avant-postes coloniaux britanniques. (p. 256).
Au fil des pages, l’auteur démontre avec succès que la démarche scientifique de Sloane est profondément ancrée dans une vision colonialiste du monde, qui repose sur la supériorité de la nation britannique. Collecting the World soulève d’ailleurs la question de l’acquisition problématique de certains objets. Si nombre des intermédiaires de Sloane sont rémunérés pour leurs trouvailles ou reçoivent des faveurs, qu’en est-il des esclaves africains en Jamaïque, dont Sloane se procure les banjos ? A-t-il eu recours au troc ? Ou bien a-t-il agi en colonisateur et s’est-il emparé de ce qu’il pense lui revenir de droit ? Faute de sources, l’auteur n’est pas en mesure de répondre à ces questions. On apprend cependant que Sloane considère les populations colonisées comme inférieures. Quelques années plus tard, en 1695, il épouse une riche veuve de Jamaïque, devient planteur et propriétaire d’esclaves. Comme nombre de ses contemporains, Sloane participe alors activement à l’expansion impériale britannique au détriment des populations autochtones.
Dès les années 1700-1710, Hans Sloane est une figure publique respectée de la haute société londonienne. Si sa réputation médicale auprès du grand public lui confère statut et richesse, c’est dans les cercles scientifiques qu’il souhaite apposer sa marque. Un temps secrétaire de la Royal Society, il en devient président en 1727. Il cumule alors cette fonction à celle de président du Royal College of Physicians. Ces distinctions font naître du ressentiment chez certains, qui apprécient peu l’ambition de l’Irlandais et critiquent son apport scientifique. J.Delbourgo évoque avec amusement le conflit opposant Sloane et Isaac Newton. Avant la nomination de Sloane à la présidence de la Royal Society, son prédécesseur, Newton, va jusqu’à le traiter de « scélérat », de « gredin », et de « véritable escroc » (p. 195). Cette marque de dédain souligne un des obstacles récurrents dans la carrière de Sloane : la valeur scientifique toujours contestée de l’histoire naturelle. Pour Newton, cette discipline n’est en effet que l’« humble servante de la philosophie ». Profondément influencé par Francis Bacon, Sloane milite contre le cloisonnement des disciplines : en ce sens, il fait preuve d’une grande ouverture d’esprit quant à certaines disciplines moins reconnues, telle que la pratique apothicaire.
Sloane cherche à lutter contre les pratiques superstitieuses très ancrées dans la société populaire du début du XVIIIe siècle. S’il collectionne les bézoards, c’est d’abord en vue de réfuter leur prétendu pouvoir magique (p. 182 ; p. 279-280). Son combat contre la crédulité se veut d’utilité publique : il tente notamment de réguler le commerce et l’usage des médicaments, et d’éviter par là des empoisonnements accidentels. Sa fascination pour les objets étranges et les croyances populaires, souvent mal interprétée, fait l’objet de railleries et de méfiance. Tout ambitieux qu’il est, Sloane est pourtant conscient des limites de sa connaissance personnelle. Comme le souligne l’auteur, sa volonté d’accumulation d’objets s’inscrit davantage dans une démarche de préservation et de documentation que dans une recherche scientifique personnelle. Son objectif principal demeure la promotion de la science. Cela explique certainement pourquoi Sloane n’a pas véritablement réussi à marquer le monde scientifique au delà de son époque.
L’analyse qu’offre J. Delbourgo de l’approche scientifique de Sloane souligne l’ambiguïté apparente de sa relation au savoir, qui s’exprime à travers sa collection. Selon un consensus de l’époque, le monde n’a pas changé depuis sa genèse ; il est donc possible de prétendre à un savoir total et universel, puisque celui-ci est immuable. Ce qui peut donc sembler être chez Sloane une obsession presque pathologique de l’accumulation ne tend en réalité qu’à rendre compte de toute la création divine. En ce sens, le soin que Sloane apporte à la classification au sein de sa collection, en créant des catégories par types, vise à prouver la grande diversité du monde. Chaque chose, si elle appartient à une catégorie spécifique, n’en est pas moins unique et singulière. On retrouve la trace de cette pensée dans les entrées répétitives de son catalogue : l’emploi de « another » (« un autre ») pour labelliser un énième spécimen de minéral souligne la variation singulière d’un objet-type. Pour Sloane, cette manière de collectionner permet la comparaison et alimente le savoir.
Cette insistance sur la singularité de chaque chose permet à J. Delbourgo de revenir sur la question de la représentation en histoire naturelle. Aux prémices de sa carrière scientifique, Sloane met à profit son long séjour en Jamaïque pour collecter des informations sur la faune et la flore, dans le but de produire un travail encyclopédique de référence. Mais comment représenter avec précision, pour le public de la métropole, les caractéristiques d’une plante tropicale dans sa singularité et son exhaustivité ? À la fin du XVIIe siècle, la question est loin d’être résolue [2]. Conscient de l’importance du visuel en botanique, Sloane décide de faire réaliser des gravures d’images composites de plantes, en combinant les croquis d’artistes réalisés in situ et les détails de plantes séchées et pressées. Les spécimens des gravures présentent une vision idéalisée de chaque plante, comprenant toutes ses caractéristiques. À chaque gravure, Sloane ajoute un texte descriptif en anglais, délaissant volontairement le latin pour toucher un public plus large. La description minutieuse de la composition de son traité d’histoire naturelle, destiné à produire un savoir pour le plus grand nombre, est l’un des passages les plus passionnants de l’ouvrage.
Le dernier chapitre de l’ouvrage se concentre sur l’héritage de Hans Sloane et sur le devenir de sa collection. Détaillant le processus de transformation d’une collection privée (dont l’accès était restreint à quelques happy few), à la mort de son propriétaire en 1753, en un musée public national (le premier du genre en Grande-Bretagne [3]), il souligne la définition problématique des notions de « public » et de « nation ». L’idée d’un musée accessible à tous, financé par le Parlement britannique, germe dans l’esprit de Sloane lorsqu’il voit sa santé décliner dans les années 1730 : s’il souhaite révéler au public l’étendue et la beauté de la création divine, c’est aussi la grandeur de son œuvre personnelle qu’il souhaite lui dévoiler… La peur de voir le travail de toute une vie disparaître avec lui et le désir de défier symboliquement la mort le poussent à agir. Ses conditions testamentaires très strictes stipulent que, dans l’éventualité où le Parlement ne pourrait racheter sa collection dans son intégralité dans un délai de 12 mois après sa mort, celle-ci serait successivement proposée aux académies de Saint-Pétersbourg, Paris, Berlin et Madrid, chacune disposant d’un délai d’un an pour accepter. Le fait que Sloane ait envisagé que des académies étrangères accueillent sa collection pose la question de son statut. Était-elle véritablement britannique ? Ou appartenait-elle d’abord à la communauté scientifique internationale ? Le chantage à la fierté nationale de Sloane fonctionne, puisque le Parlement britannique adopte le British Museum Act en 1753. Le musée ouvre ses portes le 15 janvier 1759. J. Delbourgo relève très justement ce que le nom du musée a d’ironique, collection « britannique » d’objets pris à d’autres cultures.
Sloane avait rêvé d’un musée ouvert à tous. Mais la question de l’accès du public constitue rapidement un défi pour les gestionnaires du musée : son ouverture provoque un mélange de classes sociales peu apprécié. J. Delbourgo relève le malaise de certains, rendus conscients de leur infériorité par le dédain affiché et les remarques désobligeantes d’autres visiteurs. La proposition de rendre l’accès payant — et donc d’exclure de facto les classes populaires — est écartée dans les années 1770, et l’entrée demeure gratuite.
Que reste-t-il aujourd’hui de Hans Sloane au sein de son musée ? L’héritage colonialiste gênant de son fondateur explique en partie l’effacement graduel de sa présence. Au fil du temps, nombre de ses curiosités disparaissent, par l’action humaine et celle du temps. Ses spécimens de taxidermie, pourtant d’un intérêt scientifique certain, sont ainsi tous volontairement détruits par William Leach, conservateur peu scrupuleux, au début du XIXe siècle. Sa collection est progressivement diluée au gré des nouvelles acquisitions du musée. L’origine de ses manuscrits et artefacts n’est plus explicitement signalée. À mesure que grandit l’héritage de Sloane, son influence diminue. Seule demeure aujourd’hui encore sa volonté de rendre son musée universel et ouvert à tous.
Malgré quelques répétitions dans les derniers chapitres, Collecting the World est une étude passionnante, rédigée dans un style dense à partir d’un corpus de sources très riche. On ressent à la lecture une certaine fascination de l’auteur pour son sujet, sans pour autant qu’elle se transforme en glorification. J. Delbourgo n’hésite ainsi pas à revenir à plusieurs reprises sur le passé esclavagiste de Hans Sloane et sur ses prises de position colonialistes. Ajout à la fois esthétique et informatif, les photographies en couleur offrent un support visuel essentiel à la représentation des objets de la collection. La profusion d’exemples et de références culturelles et historiques peut cependant parfois rendre la lecture fastidieuse pour le néophyte. Il n’en demeure pas moins que Sloane continue d’intriguer le lecteur, bien après que celui-ci a refermé l’ouvrage. Si cette figure controversée du colonialisme britannique émergent a échoué dans son désir d’immortalité, il intéresse aujourd’hui encore par la démesure de son ambition — et de sa collection.
par , le 30 avril 2018
Mélanie Cournil, « L’homme qui voulait posséder le monde », La Vie des idées , 30 avril 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-homme-qui-voulait-posseder-le-monde
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[1] Concrétions naturelles que l’on retrouve dans le système digestif humain.
[2] Il faudra attendre le travail du naturaliste Carl Linnaeus pour qu’un semblant de consensus apparaisse en faveur d’une représentation exhaustive (et donc idéalisée) de spécimens.
[3] Le musée du Capitole à Rome ouvre ses portes en 1734, mais ce genre d’institutions est encore très rare à l’époque en Europe.