Recension Philosophie

L’autogestion, partout, tout le temps

À propos de : Céline Marty, L’écologie libertaire d’André Gorz. Démocratiser le travail, libérer le temps, Puf


par , le 25 juillet


Céline Marty livre une lecture approfondie et bien mise en contexte de l’œuvre philosophique d’André Gorz. En suivant de près la construction de son projet d’une société de sujets réellement autonomes, dans le travail et dans la vie, elle met en lumière la cohérence et la radicalité de cet écosocialisme original.

André Gorz (1923-2007), de son vrai nom Gérard Horst, est l’auteur d’une œuvre originale combinant existentialisme et marxisme anti-productiviste, qui en fait un des pionniers de ce qu’on nomme désormais l’écosocialisme. Souvent qualifié de « visionnaire », il est de toutes les anthologies des fondateurs de l’écologie politique, mais se voit souvent ramené à quelques idées-forces : société du temps libre et salaire à vie, autolimitation des besoins, promotion d’une technique non aliénante, planification écologique... Des idées bien dans l’air du temps, mais dont on déploie rarement le détail, les sources et les évolutions.

Il essuie également des critiques récurrentes, parfois aussi lapidaires qu’injustes. Des critiques de droite, bien sûr, pour son anticapitalisme décroissant et sa lutte pour libérer la vie de l’emploi, mais les critiques viennent également de gauche. Auteur d’un Adieux au prolétariat, il aurait trahi la lutte des classes et l’esprit révolutionnaire de ses premiers engagements pour sombrer dans un réformisme tiède, en même temps que la jadis très autogestionnaire CFDT, dont il fût l’intellectuel organique. Admirateur de l’électronique, il aurait succombé à une technophilie peu compatible avec sa technocritique. Auteur d’une écologie à l’anthropocentrisme assumé, et ignorant encore le réchauffement climatique, il serait dépassé face aux nouveaux visages des luttes écologistes.

Ces critiques, en elles-mêmes légitimes, reposent trop souvent sur des caricatures. Il est par conséquent heureux que plusieurs ouvrages se soient attachés ces dernières années à restituer la richesse et la cohérence d’une œuvre faite de multiples livres et articles, écrits sous plusieurs noms, par un auteur aux multiples activités, journaliste aux Temps modernes et au Nouvel Observateur, militant et « philosophe naufragé » selon ses propres termes sur les rives de l’économie ou de l’écologie. Céline Marty y prend, avec cet ouvrage tiré de sa thèse, une place importante. Dans L’écologie libertaire d’André Gorz. Démocratiser le travail, libérer le temps, elle offre une lecture approfondie de sa pensée, attentive au contexte intellectuel et politique dans lequel elle se constitue, et à la façon dont elle évolue (sans se renier) des années 1950 au début des années 2000. Elle s’inscrit ainsi dans la suite d’ouvrages comme la belle biographie André Gorz, une vie de Willy Gianinazzi (2016), qui tout en retraçant finement la construction de l’œuvre, s’attachait davantage à l’homme, et du livre de Robert Chenavier, André Gorz : fonder l’écologie politique, qui restituait la philosophie de Gorz dans un ouvrage court et clair, destiné à la faire découvrir.

C’est d’ailleurs un double apport que celui de Céline Marty, puisqu’elle a publié simultanément le fort utile petit livre Découvrir Gorz, constitué d’extraits commentés, et cette Écologie libertaire, livre dense et érudit, appuyé non seulement sur les ouvrages précités et sur bien d’autres, mais surtout sur une exégèse minutieuse des œuvres publiées et des archives inédites de Gorz. Elle entend y mettre en évidence la cohérence et la radicalité de l’œuvre gorzienne, et sa pertinence pour notre temps.

Les aventures de l’autogestion

Le plan du livre en donne un bon aperçu : Céline Marty commence par montrer comment Gorz se confronte au problème de l’aliénation à partir de la double perspective qui le caractérise : la phénoménologie existentialiste, d’inspiration sartrienne, et le marxisme, auquel il tente de l’articuler en développant certains concepts de Sartre (groupes en fusion, pratico-inerte). La réponse gorzienne à l’aliénation, comme effet des structures sociales et comme vécu du sujet, aura pour fil rouge un mot d’ordre : l’autogestion. Ce thème de l’autogestion est progressivement déployé par Gorz, sous l’effet de la rencontre de nouveaux problèmes et de nouvelles situations historiques : l’autogestion est d’abord « autogestion de la production » sur le lieu de travail (ch.2), mais se révèle également « écologie politique autogestionnaire », comme projet d’une société où les besoins sont définis en commun dans une forme d’autolimitation écologiquement durable (ch.3). Elle est enfin « autogestion du temps », débordant le champ du travail pour englober tous les temps vécus et notamment le loisir, temps des activités pleinement choisies dans leurs fins et dans leurs moyens (ch.4) Toute l’œuvre est ainsi guidée par un idéal de réappropriation de soi, de son travail, de son temps, de ses désirs, de ses capacités de coopération et de création, bref, d’une vie dans laquelle le sujet humain puisse se reconnaître pleinement dans ses activités.

Le parcours proposé par Céline Marty est ainsi à la fois chronologique et thématique. Elle suit de près la succession des principales œuvres de Gorz, les replaçant chaque fois dans leur contexte intellectuel et politique, et les articulant aux engagements professionnels et politiques de Gorz, qui le conduisent à rencontrer et dialoguer avec de nombreuses composantes de la gauche anticapitaliste internationale. Il y apparaît ainsi comme un homme de synthèse et de débat, intégrant volontiers des disciplines variées à sa philosophie d’ensemble, aux antipodes du visionnaire isolé. Le livre est ainsi très riche pour qui s’intéresse aux sources et à la construction progressive de la théorie sociale de Gorz. Céline Marty en suit finement l’évolution, au point qu’on s’y perd parfois quelque peu, notamment parce que cela entraîne certaines répétitions. Il faut toutefois saluer son important travail de mise en contexte : elle prend régulièrement le temps de faire le point, de manière claire et précise, sur telle source importante (l’aliénation chez Sartre, l’opéraïsme de Panzieri, la technocritique d’Illich), ou de remettre un point théorique dans sa perspective historique et politique (la transformation capitaliste du rapport au temps, l’essor des revendications écologistes).

Il ne saurait ainsi être question ici de résumer le détail des analyses approfondies de Marty. Penchons-nous néanmoins sur deux aspects de cette œuvre que l’autrice a à cœur de mettre en lumière, contre les critiques : sa dimension radicale et révolutionnaire d’une part, et sa pertinence en tant qu’écologie politique de l’autre.

Gorz le rouge

En se transformant au fil des situations historiques, montre Céline Marty, le projet autogestionnaire de Gorz n’a rien perdu de sa radicalité, et a conservé sa dimension révolutionnaire et utopique. On l’a dit, les fondations de sa pensée se trouvent dans l’articulation de l’existentialisme de Sartre et du marxisme – articulation déjà entamée par Sartre lui-même. À sa suite, il est particulièrement attentif à cette tendance qu’ont les actions et les groupes humains à se rigidifier, à s’ossifier, à se consolider de manière contre-productive dans des institutions qui produisent cette inertie que Sartre nommait le « pratico-inerte ». Cette attention conduira Gorz à se rapprocher des courants autogestionnaires du mouvement socialiste, tout en travaillant constamment à penser les formes pertinentes et démocratiques d’organisation des travailleurs, de l’auto-organisation à la base aux rôles que doivent continuer de jouer le syndicat et le parti.

L’autrice consacre notamment d’importantes pages à l’influence sur Gorz de l’opéraïsme italien, courant autogestionnaire né dans les années 1960, opposé au productivisme du Parti communiste italien, et porteur d’une critique radicale de l’organisation capitaliste du travail et de la technique. Il y forge la conviction que l’organisation actuelle des forces productives, y compris dans leurs appareils techniques, est faite par et pour la répression capitaliste des revendications ouvrières, et n’est donc pas réappropriable en l’état pour l’autogestion. On y trouve également la critique du productivisme, fût-il sous contrôle ouvrier, et avec elle celle des syndicats et des partis traditionnels qui l’encouragent au nom de l’amélioration des salaires. On y trouve également des éléments d’une critique devenue ensuite centrale chez Gorz, celle de la division du travail, notamment manuel et intellectuel. Comme le montre C. Marty, les rencontres plus tardives, avec Herbert Marcuse ou Ivan Illich notamment, sont moins des influences fondatrices que des occasions d’enrichir une pensée déjà formée. C’est d’ailleurs souvent pour en critiquer les limites et les réinscrire dans sa propre perspective anticapitaliste que Gorz lit ces auteurs, notamment la technocritique d’Illich, qui nourrira son analyse de l’aliénation, étendue à d’autres secteurs de la vie (l’école, le transport, la médecine).

Cette critique de la division du travail et des revendications d’une aristocratie ouvrière bien intégrée au capitalisme amènent André Gorz à chercher les signes de l’émergence d’un nouveau sujet autogestionnaire, qui déborde largement la classe (en partie mythifiée) du prolétariat industriel. L’auteur d’Adieux au prolétariat (1980) n’aurait ainsi jamais rompu avec la perspective révolutionnaire. Il aurait au contraire compris (avec d’autres de ses contemporains, comme Murray Bookchin) que le nouveau sujet collectif autogestionnaire était à construire par l’unification des luttes ouvrières les plus radicales avec les luttes paysannes et écologistes, mais aussi avec les mouvements étudiants, féministes, et antiracistes, plus tard avec les chômeurs et les précaires, qui tous luttent pour reprendre le pouvoir sur leurs conditions d’existence. Tous aspirent en effet à construire les conditions d’une vie libérée de l’aliénation, dans laquelle les êtres humains pourront laisser libre cours à leurs facultés créatrices sans dégrader leur milieu de vie.

Certes, montre-t-elle, la libération de l’aliénation ne serait pas la libération totale de l’hétéronomie : la mondialisation et la complexité de la production ne sauraient être simplement annulées, et l’autonomie maximale doit être recherchée par la limitation du travail économique, voué à satisfaire les besoins imposés par la nécessité, pour étendre la sphère de la liberté, celle des activités librement choisies dans leurs fins et dans leurs moyens. Pour autant, si « Gorz veut montrer les limites de l’idéal autogestionnaire trop exigeant qui attendrait une adéquation complète du sujet avec son action et sa production sociale » (p. 256), il ne renonce pas à faire de l’autogestion l’ « horizon utopique » du socialisme. Enfin, s’il se fait le chantre de « réformes révolutionnaires », ce n’est pas pour soutenir un réformisme graduel, mais au contraire pour souligner à quel point la victoire électorale ne suffit pas, et à quel point les réformes insuffisantes sont aisément absorbées par le capitalisme.

Gorz le vert

Si l’écologie donne son titre au livre, elle n’en est en réalité qu’un moment, aussi central soit-il dans la pensée de Gorz. L’autrice y consacre néanmoins un important chapitre, qui donne à voir la façon dont le marxisme existentialiste de Gorz lui permet d’intégrer la préoccupation croissante pour l’écologie, à partir surtout des années 1970. C’est bien en effet son cadrage anti-productiviste, la critique conjointe de la production industrielle et de l’aliénation des besoins par la société de consommation, et la critique des appareillages techniques géants comme instrument de centralisation du pouvoir (étatique ou marchand) qui lui permettent de mettre à jour le marxisme par l’écologie. « Pour Gorz, Marx aurait théorisé les limites internes du développement capitaliste, mais pas celles, externes, qui résultent de l’emprise de l’économie sur l’écosystème. » (p. 171)

Mais si elle produit une analyse forte du caractère intrinsèquement écocidaire du capitalisme, l’écologie de Gorz peut-elle encore être une boussole dans notre « temps du réchauffement », alors même qu’il l’a construite avant que celui-ci soit vraiment connu, et a fortiori reconnu comme le danger principal ? Gorz a-t-il raison de penser, avec les critiques de la publicité et des « faux besoins », que l’émancipation du capitalisme conduira naturellement les sujets autonomes à s’autolimiter à la mesure des limites des écosystèmes, rendant possible une garantie inconditionnelle de satisfaction des besoins de base de tous ? Enfin, « l’anthropocentrisme méthodologique » (p. 165) revendiqué de Gorz, pertinent pour politiser l’écologie, laisse-t-il suffisamment de place à la nature et aux vivants sensibles qui la peuplent ? Le livre n’en fait pas la démonstration, mais fournit néanmoins une base solide pour en évaluer sans la caricaturer la pensée gorzienne. L’autrice y montre par exemple, contre le reproche fait à Gorz par Aurélien Berlan de négliger l’autonomie matérielle (dans un livre par ailleurs passionnant), comment il pense la subsistance et le désir de faire soi-même, tout en articulant ce désir avec la production du nécessaire à l’échelle collective, impliquant une part inéliminable d’hétéronomie et de division du travail.

Tout au long du livre, on comprend ainsi que la force de sa pensée est peut-être justement dans la nuance, non au sens d’une modération coupable, mais au contraire d’un souci de tenir ensemble toutes les contraintes, l’autonomie et l’organisation collective, l’analyse des structures et le refus du fatalisme, le réalisme stratégique et l’horizon utopique, l’émancipation et la décroissance. Ce refus des radicalités simplistes au profit d’un travail de fond articulant projets de réformes concrets et vision d’ensemble utopique fait toute la force d’une pensée qui mérite d’être réinvestie, serait-ce pour en critiquer les manquements. Si l’autogestion n’est pas un mot d’ordre très en vogue, la faute n’en est peut-être pas tant au manque de pertinence d’André Gorz qu’à la répression néolibérale de luttes et d’imaginaires qu’il est urgent de réactiver, dans toutes les sphères de la vie.

Céline Marty, L’écologie libertaire d’André Gorz. Démocratiser le travail, libérer le temps, Puf, 2025, 383 p., 23 €

par , le 25 juillet

Aller plus loin

Bibliographie :
André Gorz, Penser l’avenir. Entretien avec François Noudelmann, La Découverte, 2019
André Gorz, Leur écologie et la nôtre, textes rassemblés et présentés par Françoise Gollain et Willy Gianinazzi, Seuil (Anthropocène), 2020
Céline Marty, Découvrir Gorz, 14 extraits commentés, Éditions sociales, 2025
Robert Chenavier, André Gorz : fonder l’écologie politique, Michalon, 2020
Willy Gianinazzi, André Gorz, une vie, La Découverte, 2016

Pour citer cet article :

Bertrand Vaillant, « L’autogestion, partout, tout le temps », La Vie des idées , 25 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-autogestion-partout-tout-le-temps

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