Contre l’idée d’un basculement fondateur dans notre modernité politique, survenu au moment de Machiavel, Julien Le Mauff montre que l’exception à la loi connaît une lente gestation, du XIIe au XVIIe siècle, constitutive de modes de gouvernement caractéristiques de la modernité.
C’est à travers une notion foucaldienne par excellence, la généalogie, que Julien Le Mauff choisit d’approcher la raison d’État. Il souhaite étudier l’exception souveraine du Moyen Âge au baroque, en faisant fi des découpages historiques et en enjambant allégrement les tranches d’histoires. En effet, d’une part, la raison d’État est habituellement considérée comme apparaissant durant les guerres d’Italie chez des écrivains et hommes politiques comme Guichardin ou Machiavel, avant d’être explicitement théorisée entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle. D’autre part, des historiens ont cherché à appliquer ce concept de l’époque moderne aux siècles précédents, en partant du milieu du XIIe siècle et des prémices d’une pensée de l’État, qu’on retienne la parution du Policraticus de Jean de Salisbury avec Gaines Post ou le règne de Roger II de Sicile avec Helene Wieruszowski [1]. Ce sont ces deux tendances historiographiques que vient remettre en question l’ouvrage.
Au-delà de la notion de raison d’État, l’auteur se livre à une relecture plus générale de l’histoire des idées et des concepts politiques. Il s’agit d’interroger la modernité politique à partir de ce qui est censé la faire advenir, à savoir l’exception souveraine. Comme il l’écrit à la fin de son introduction, « plutôt que par l’inversion d’un rapport de domination entre le politique et la religion, le Moyen Âge et la modernité politique se distinguent en définitive par deux rapports d’inclusion distincts : le passage d’un Moyen Âge où la politique est incluse dans le religieux à une modernité où le religieux est dans la politique, basculement qui survient par la raison d’État même » (p. 37).
Le livre défend une thèse forte : les modalités modernes d’exercice de la politique apparaissent à travers le point d’observation qu’est l’exception à la loi. C’est donc un ouvrage sur les conceptions de la politique entre les XIIe et XVIIe siècles, notamment sur le passage de la pastoralité – un mode de gouvernement dans lequel un individu se sent investi d’une autorité divinement accordée pour s’occuper d’une communauté humaine, à la façon dont un berger veille sur son troupeau – à la gouvernementalité – gouvernement politique des hommes fondé sur une rationalité du pouvoir [2]. L’auteur reconnaît sa dette aux travaux précurseurs de Michel Foucault et à ceux, plus récents, de Giorgio Agamben ou Michel Senellart. Toutefois, Julien le Mauff écrit en tant qu’historien des idées, soucieux de travailler les mots et leur usage, en se revendiquant de l’approche « conceptualisante » appelée de ses vœux par Paul Veyne [3]. Ce sont les glissements sémantiques et leur traduction intellectuelle qui sont l’objet de l’enquête historienne.
Les mots et la politique
Le premier apport sonne comme une mise en garde méthodologique et conceptuelle. Julien Le Mauff ne se contente jamais des vérités historiographiques préconçues et prêtes à l’emploi. Il les passe systématiquement au crible d’une relecture minutieuse des sources. Son livre est d’ailleurs une invitation à relire les auteurs canoniques – Augustin, Jean de Salisbury, Thomas d’Aquin, Duns Scot, Guillaume d’Ockham – à la fois pour les replacer dans leur contexte de production intellectuelle, mais aussi pour observer les termes employés. L’auteur montre que la raison d’État n’existe pas pour le Moyen Âge, car les ressources du langage conceptuel à la disposition des auteurs du XIIe au XVe siècle ne leur permettent pas de la penser. La première partie est à cet égard éclairante en montrant que Jean de Salisbury ne laisse aucune place pour l’exception à la loi, même lorsqu’il porte son regard sur la tyrannie. Comme l’auteur l’écrit, "la pensée politique médiévale reste avant tout celle du modèle pastoral, du moralisme des miroirs des princes et de la tradition qu’ils illustrent" (p. 135). Pourtant, l’étude du langage politique montre que loin d’être des paroles gelées, le travail même des penseurs comme Jean de Salisbury, philosophe et secrétaire de Thomas Beckett alors que ce dernier est chancelier du roi d’Angleterre, entraîne des effets de sens qui vont grossir le fleuve du raisonnement politique.
Ainsi les évolutions sont particulièrement signifiantes autour du terme de nécessité (necessitas). La notion ne cesse d’être travaillée tout au long de la période médiévale. Cela ressort notamment de l’œuvre du franciscain Guillaume d’Ockham, philosophe et théologien nourri de culture franciscaine, qui procède à une « opérationnalisation de la pensée théologique vers la pensée politique » (p. 295). En travaillant la nécessité comme nécessité immuable (necessitas immutabilis) rapprochant la nécessité de l’équité du jugement (l’epieikeia), en donnant sa place à la contingence – mise en avant par Jean Duns Scot –, Ockham donne à l’empereur du Saint-Empire la possibilité de déroger à la loi, qu’elle soit positive ou naturelle. Il crée un espace d’autonomie pour l’action politique dans lequel le souverain est seul responsable de ses actes, en dehors de tout jugement moral. La réflexion autour de la nécessité permet donc d’enrichir le terme de nouvelles significations. Cette méthode est aussi appliquée à d’autres notions, comme celle d’État. Là encore, « l’important est bien l’idée derrière le mot, et l’évolution qu’elle autorise dans la conception de la gouvernementalité, qui passe du public ou commun peu délimité […] au cadre étatique dont la domination s’établit progressivement du XIIIe siècle au XVIIe siècle » (p. 324). C’est donc bien par le langage que commence l’opération de reconstitution de la généalogie.
La souveraineté, le territoire et l’État
La dimension spatiale joue un rôle tout aussi fondamental dans la perception de la souveraineté. Julien Le Mauff consacre de belles pages au triomphe de l’inaliénabilité du domaine – le roi ne peut pas aliéner le domaine royal et il doit le transmettre intact à ses successeurs –, en montrant qu’il ne s’agit pas pour autant de la même chose que le territoire étatique. Celui-ci se développe dans le contexte de la Guerre de Cent ans (1337-1453), alors qu’il est réaffirmé en permanences par les juristes de l’entourage royal.
Reprenant les travaux de Jacques Krynen, l’auteur montre que des notions comme la corona regni (couronne du royaume) ou la dignitas regia (dignité royale) attestent « du degré d’avancement de la conscience étatique » [4]. L’œuvre de Nicole Oresme, philosophe, évêque de Lisieux et conseiller du roi Charles V, marque une étape décisive dans la territorialisation de la souveraineté, en liant espace et pouvoir [5], puisqu’il affirme que la dimension spatiale entre dans la définition même de l’État. Julien Le Mauff se réfère ici aux travaux du médiéviste Léonard Dauphant qui a étudié "les liens entre entité géographique, gouvernants et gouvernés" (p. 360) [6].
Ces réflexions sur la permanence, l’inaliénabilité ou la territorialisation de l’État confluent dans le travail autour de la notion de stato qu’on observe chez Machiavel, Guichardin et Giovanni Botero. La lente gestation de la pensée de l’État s’étend sur plusieurs siècles, sans qu’elle soit d’ailleurs figée une fois pour toutes au XVIe. Ainsi, alors même que la logique d’exception légale se dessine, la logique étatique émerge, parfois chez les mêmes auteurs ou dans les mêmes textes. État et raison d’État vont de pair ou, à tout le moins, connaissent des trajectoires similaires.
Le long Moyen Âge de la politique
L’ouvrage démontre à plusieurs reprises la nécessité d’étudier sur le temps long le passage de la pastoralité à la gouvernementalité. Julien Le Mauff retrouve dans la sphère des concepts et des idées politiques les postulats du médiéviste Jacques Le Goff sur un long Moyen Âge. Sans courir du IIIe siècle au XIXe siècle, l’étude de la généalogie de la raison d’État nécessite d’embrasser la période allant du XIIe siècle au XVIIe siècle, alors même que l’exceptionnalité légale se voit explicitement théorisée. Dans ce chemin, l’historien des idées mobilise de nombreux auteurs pour observer les opérations de recomposition et la circulation des savoirs, grâce à une érudition rigoureuse et claire. Cette analyse permet à Julien Le Mauff de réarrimer des penseurs comme Machiavel aux sources médiévales de leur pensée et de nuancer la « révolution Machiavel ». Il écrit ainsi que « Machiavel n’est pas en contradiction complète avec ce qui le précède et se révèle d’abord un habile héritier, auteur avec Le Prince d’une synthèse qui fait intervenir trois éléments distincts, tous trois inscrits dans une certaine continuité » (p. 396). Sans nier l’originalité du travail de Machiavel sur la fortuna, la virtù ou la qualità dei tempi, il montre combien il est tributaire des inflexions antérieures. D’ailleurs, la raison d’État n’apparaît pas chez Machiavel puisque ce dernier parle d’une « raison du prince ». Il faut attendre Guichardin pour que l’expression « raison d’État » apparaisse dans le Dialogue sur la façon de régir Florence, rédigé pendant les années 1520. Avec ces deux auteurs, est théorisée « l’expression formelle d’une capacité d’action pour les gouvernants, selon la nécessité des temps et les fins poursuivies de conservation et d’accroissement de l’État, et passant outre les distinctions morales, les préceptes religieux et les contraintes de la conscience » (p. 399).
C’est dans la réception de cette pensée au cours des décennies suivantes, jusqu’au moins le milieu du XVIIe siècle, que se consolide la compréhension de la raison d’État, souvent liée à des lectures partielles ou biaisées de Machiavel. De ce point de vue, l’œuvre de Botero, cherchant à instaurer une raison d’État anti-machiavélienne avec son ouvrage De la raison d’État (1589), déplace encore le problème en créant une science de l’État dans laquelle il cherche à inclure toute la politique.
Ce deuxième temps de compréhension de la raison d’État est associé avec un troisième temps, qui se déroule de façon concomitante, au cours duquel s’illustrent les juristes lettrés comme Scipione Ammirato ou Pietro Andrea Canonhiero. À l’arrivée, l’auteur recense donc trois raisons d’État : la première, celle de Machiavel et Guichardin, instaure un droit de l’État dérogeant à la loi commune ; la seconde, celle de Botero, pose la raison d’État comme science de l’État ; la troisième, celles de lettrés férus de droit, dessine le cadre d’opérativité de la raison d’État mue par la nécessité impérieuse en vue de l’intérêt général. Julien Le Mauff conclut en rappelant que « juxtaposées, les trois raisons d’État restituent par ailleurs l’ambiguïté fondamentale de la logique d’exception, toujours à la fois hors-la-loi et contenue en elle » (p. 440).
Ces développements respectent les évolutions des pensées politiques tout en gommant les tournants trop abrupts et les tendances à parler de révolution ou de bouleversement annonciateur de la modernité. Néanmoins, malgré toute la finesse de lecture mise en avant par l’auteur et le souci de respecter l’esprit des textes, la rupture apportée par l’humanisme florentin apparaît quelque peu relativisée. C’est en effet tout le sens de l’approche généalogique que d’établir un continuum de pensées sensible aux inflexions et aux subtiles recompositions. Elle appelle alors à discuter d’une spécificité de la Renaissance ou de la première modernité.
De la raison d’État à l’État d’urgence
La réflexion sur la raison d’État, outre les clarifications qu’elle apporte, fait écho à la marche du monde contemporain. Les débats autour de l’État d’urgence entre novembre 2015 et novembre 2017 rendent l’actualité de cette question brûlante [7]. Déjà, à la suite du 11 septembre 2001, le développement d’espaces extra-légaux en raison de leur extraterritorialité, dont le plus célèbre reste Guantanamo, ont fait de la raison d’État un enjeu politique réel. L’emploi de formes d’argumentation ou de discours mettant en avant l’urgence marque un recul de la démocratie libérale et celui-ci se voit d’autant plus quand on sait d’où vient l’emploi de ces arguments. L’histoire rétrospective de la raison d’État, toujours finement délimitée au sein d’États dont la forme évolue, permet de mesurer le chemin parcouru depuis, mais également les risques de régressions contemporains [8]. C’est un des derniers apports de ce livre, et pas le plus rassurant, que donner à voir les fragilités inhérentes à notre présent, fruit d’une histoire politique complexe.
Julien Le Mauff, Généalogie de la raison d’État. L’exception souveraine du Moyen Âge au baroque, Classiques Garnier, 2021, 535 p., 49 €.
Jean Sénié, « De l’état d’exception à l’État souverain »,
La Vie des idées
, 25 octobre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Julien-Le-Mauff-Genealogie-de-la-raison-d-Etat
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[1] Gaines Post, « Ratio publicæ utilitatis, Ratio status and “Reason of State”, 1100-1300 », dans Die Welt als Geschichte, XXI (1961), p. 8-28, 71-99, réimpr. dans Studies in Medieval Legal Thought. Public Law and the State, 1100-1322, Princeton, Princeton University Press, 1964, p. 241-309, trad. fr. Jean-Pierre Chrétien-Goni, « Ratio publicae utilitatis, ratio status et “raison d’État” (1100-1300) », dans Le Pouvoir de la raison d’État, Christian Lazzeri, Dominique Reynié (dir.), Paris, Puf, 1992, p. 13-90 ; Helene Wieruszowski, « Roger II of Sicily, Rex-Tyrannus, in Twelfth-Century Political Thought », dans Speculum, vol. 38, 1963, p. 46-78.
[2] Michel Senellart, Les Arts de gouverner. Du « regimen » médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995.
[3] Paul Veyne, « L’histoire conceptualisante », dans Faire de l’histoire. Nouveaux problèmes, nouvelles approches, nouveaux objets, tome I : Nouveaux problèmes, Jacques le Goff et Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, 1974, p. 92-131.
[4] Jacques Krynen, L’empire du roi : idées et croyances politiques en France, XIIIe – XVe siècle, Paris, Gallimard, 1993, p. 160. Voir aussi Yves Sassier, « La Corona regni : émergence d’une persona ficta dans la France du XIIe siècle », dans La puissance royale. Image et pouvoir de l’antiquité au Moyen Âge, dir. Christian-Georges Schwentzel et Emmanuelle Santinelli-Foltz, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 99-110.
[5] Julien Le Mauff, « L’invention du territoire. Conscience spatiale et territorialisation (XIVe-XVIe s.) », dans Cahiers d’Agora, n°3, 2020.
[6] Léonard Dauphant, Le royaume des Quatre Rivières. L’espace politique français (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012.
[7] Stéphanie Hennette Vauchez, « La fabrique législative de l’état d’urgence : lorsque le pouvoir n’arrête pas le pouvoir », dans Cultures & Conflits, 113, 2019, 17-41 ; Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, Paris, La Fabrique, 2019 ; Raphaël Kempf, Violences judiciaires. La justice et la répression de l’action politique, Paris, La découverte, 2022.
[8] Julien Le Mauff, « Une « raison d’état d’urgence » : dans quel état d’exception vivons-nous ? », Cités, vol. 94, 2023, p. 25-43.