À propos de : Julien Brachet, Judith Scheele, The Value of Disorder : Autonomy, Prosperity, and Plunder in the Chadian Sahara, Cambridge University Press
Comment les sciences sociales peuvent-elles penser le désordre constitutif d’une société ? Comment écrire sur des groupes marqués par une « mauvaise réputation », et qui refusent d’être un objet de savoir ? Tel est le défi que lancent les Toubou du Tchad aux chercheurs.
On sait que le Sahara n’est pas désert : Julien Brachet et Judith Scheele avaient déjà montré dans leurs précédents travaux que, loin d’être une barrière ou une frontière, le Sahara est un espace connecté et central dans l’économie régionale. Avec The Value of Disorder, le géographe et l’anthropologue nous emmènent à Faya, une oasis située à mille kilomètres au nord de la capitale du Tchad, N’Djamena. Le livre allie un travail ethnographique exceptionnel à une réflexion théorique sophistiquée sur le rapport à l’histoire et la valeur du désordre. Les questions posées à partir du Sahara tchadien constituent aussi une invitation à reconsidérer nos façons de travailler. Comment enquêter sur des groupes qui résistent délibérément aux tentatives d’établir leur histoire ? Comment penser le désordre quand les sciences sociales ont été façonnées par la recherche d’un ordre ou d’un équilibre dans toute société ? Comment, enfin, écrire sur des groupes qui ont déjà fait les frais de leur « mauvaise réputation » ?
Imprévisibles et insaisissables
The value of Disorder n’est pas un livre qui pourrait se résumer en une formule, mais une monographie sur Faya qui nous plonge dans son économie, sa politique, le rapport de ses habitants au passé, à l’État, leurs conceptions de ce qu’est une bonne vie et une bonne personne. Les auteurs s’attachent à montrer la place singulière de cette oasis dans le monde saharien, en commençant par son histoire mouvementée depuis la période pré-coloniale (chapitres 1 et 2). Ils soulignent notamment l’apparente contradiction entre les traces visibles du passé dans la ville et le désintérêt de ses habitants pour l’histoire. Les chapitres suivants (3 et 4) portent sur les modes locaux de production, la distribution des ressources et le commerce. Dans ce carrefour commercial, on ne trouve pas ou très peu de grands commerçants. Pour le comprendre, les auteurs ont habité à Faya, mais ils ont aussi suivi leurs enquêtés quand ils se rendaient dans d’autres régions du pays, en Libye ou au Nord Cameroun. Faya est en effet un « demi-monde », au sens d’un monde qui ne peut être compris que dans ses liens avec l’ailleurs. C’est hors de l’oasis qu’il devient possible d’investir, d’acquérir des richesses et du pouvoir. Les deux derniers chapitres explorent les principes et valeurs aux fondements de l’économie politique de Faya. Dans l’oasis, les échanges sont marqués par l’absence de réciprocité et des formes ostentatoires de générosité. La prédation et la dispersion des richesses sont plus valorisées que la production et l’accumulation. La question du désordre et de sa valeur traverse tout le livre. Le désordre est compris comme une forme d’instabilité entretenue par ses habitants qui préfèrent l’imprévisibilité à la stabilité des relations sociales et pour qui l’autonomie est une valeur centrale.
Le Sahara tchadien est un point aveugle des études sahariennes et le livre est déjà central dans ce champ d’études. Il n’est cependant pas (ou pas uniquement) une enquête sur un espace méconnu, mais aussi une réflexion sur le statut du savoir et de l’ignorance. L’absence ou la pauvreté des sources n’est en effet pas un obstacle, mais l’objet même de la recherche. L’« impossibilité de connaître » (unknowability) Faya et les Toubou (c’est-à-dire les locuteurs des langues Tedaga et Dazaga) est l’une des énigmes de l’enquête. Les Toubou sont insaisissables et cette impossibilité de connaître est constitutive de la catégorie historique Toubou (p. 26). Plus précisément, il y a chez les Toubou un désintérêt pour l’histoire. Ce désintérêt, qui ne relève évidemment pas de l’ignorance ou de l’incompétence, est délibéré et associé à un refus d’être catégorisé et à une certaine capacité à échapper à l’analyse. L’ignorance est à la fois « interne » et « externe ». Elle est « interne » au sens où les Toubou n’entretiennent pas une mémoire de groupe qui serait stabilisée et centralisée. L’histoire qui compte est celle des généalogies familiales : elles sont particulièrement importantes dans une société qui pratique l’exogamie, puisqu’il serait honteux de se marier avec un cousin ou une cousine éloignée. Les Toubou valorisent surtout l’ignorance par les étrangers (« external ignorance ») : ils ne veulent pas être l’objet des savoirs des autres. Les stratégies pour contourner l’État et échapper aux savoirs produits par l’extérieur sont une question particulièrement débattue depuis la parution de Zomia » de James Scott [1]. Elle est ici reprise à partir d’une enquête d’une grande finesse : on découvre les multiples façons d’échapper à l’analyse ainsi qu’une conceptualisation de « l’absence d’histoire » comme fait historique à part entière.
Voir Faya de chez les femmes
L’une des forces et des originalités de ce travail est de voir Faya du côté des femmes et des hommes. Les deux chercheur·e·s, une anthropologue et un géographe, ont exploré ensemble un même terrain en ayant accès l’une à la sociabilité féminine, l’autre à la sociabilité masculine. L’entrée par le monde des femmes ne permet pas seulement de compléter les savoirs sur Faya et le Sahara en ajoutant les femmes à une histoire qui a surtout été racontée par des hommes. La perspective des femmes permet de redéfinir radicalement ce que l’on croyait savoir sur cet espace.
Dans une région marquée par la succession des rébellions et qui n’a jamais connu de moments de paix, la violence est structurante. Le recours aux armes, dans l’armée ou la rébellion, est réservé aux hommes. En étudiant la violence des femmes, l’ouvrage va au-delà de la violence comme stratégie ou moyen de parvenir à une fin. La violence est pensée comme un élément central dans les définitions intimes de soi et les conceptions morales et politiques. La capacité de se battre, la résistance à la douleur et l’insoumission sont valorisées (aussi) chez les femmes. Contrairement à celle des hommes, la violence des femmes n’est cependant pas un mode d’action politique et ne leur permet donc pas d’accéder à des positions de pouvoir dans un pays où les armes sont la clé du succès en politique. Les femmes exercent en outre la violence contre d’autres femmes, et non contre les hommes. Le livre ne développe cependant pas à proprement parler une perspective de genre qui aurait supposé d’étudier également la violence masculine sur les femmes, ce que l’expérience de cette violence signifie pour celles-ci, et plus largement la reproduction ou la déstabilisation des rapports de genre dans cet espace.
Les sciences sociales face au désordre
Les différents chapitres du livre sont unis par le souci constant de relire en termes positifs ce qui jusque-là a été analysé comme des absences ou des échecs. Les auteurs ont développé « un vocabulaire conceptuel qui permet de décrire la sociabilité Toubou en termes positifs plutôt que négatifs » (p. 33). Associée à une critique du biais fonctionnaliste, cette démarche correspond à un courant de fond dans les sciences sociales qui consiste à aller au-delà des supposés manques pour définir et étudier ce qui est – plutôt que ce qui n’est pas. Dans cette perspective, l’ordre n’est pas la situation sociale par défaut ; le désordre n’est pas une parenthèse qui viendrait interrompre l’ordre des choses : il appartient à la société.
Si la critique du fonctionnalisme n’est pas nouvelle, Julien Brachet et Judith Scheele vont plus loin : ils n’étudient pas seulement la place du désordre dans l’ordre social, mais l’absence d’ordre. En s’inscrivant dans les réflexions de Marilyn Strathern [2], ils nous invitent à penser qu’il n’y a après tout peut-être pas d’ordre social (chapitre 6). Ils s’attaquent ainsi à un fondement des sciences sociales : l’idée selon laquelle chaque société aurait un certain ordre qui pourrait être décrit et analysé. L’anthropologie s’est historiquement attelée à donner un sens à des sociétés qui semblent difficilement lisibles par des étrangers. En étudiant la vie résolument désordonnée de Faya, les auteurs ne se contentent pas de renouveler les travaux sur les Toubou (la seule monographie sur les Toubou, publiée par Catherine Baroin qui a travaillé au Sud-Est du Niger, interrogeait justement le rapport entre anarchie et cohésion sociale) [3]. Ils interrogent aussi le projet même des sciences sociales et la tentation de vouloir systématiquement chercher la part de régularité et de prévisibilité de toute société.
Écrire en terrain miné
L’ouvrage pose une autre question centrale pour les sciences sociales : comment écrire sur une société qui a une « mauvaise réputation » ? Les auteurs ont travaillé sur un terrain miné : les Toubou sont depuis la période coloniale décrits comme voleurs, violents et trop fainéants pour travailler. On trouve ces clichés dans les archives coloniales ; il en reste des traces aujourd’hui dans le mélange de fascination et d’appréhension qu’éprouvent les étrangers (en particulier les militaires français) pour les Toubou. L’enjeu va cependant au-delà de la question (post)coloniale : les Toubou ont aussi une mauvaise réputation dans leur propre pays et sont confrontés à l’hostilité des Tchadiens d’autres régions et groupes ethniques. Depuis 1979, les présidents du Tchad viennent du nord du Tchad : Goukouni Oueddeye, Hissène Habré, Idriss Déby, et maintenant son fils Mahamat Idriss Déby. Les stéréotypes associés aux populations du nord ont de puissants ressorts politiques. Écrire sur le vol ou la violence chez les Toubou, c’est prendre le risque de réactiver un cliché colonial et de reprendre un récit politisé.
Pour celles et ceux qui écrivent sur des groupes stigmatisés, il y a au moins deux voies possibles. La première consiste à analyser la construction historique et sociale de la « mauvaise réputation » et les conditions de sa diffusion. Il s’agit donc moins d’étudier les pratiques qui suscitent le rejet que de saisir les logiques sociales et politiques à l’origine de la stigmatisation (écrire contre). C’est cette perspective que j’ai adoptée dans mes propres travaux sur les hommes en armes au Tchad [4]. L’autre voie consiste à étudier les pratiques les plus stigmatisées pour elles-mêmes (écrire sur). Julien Brachet et Judith Scheele ont emprunté cette seconde voie – plus escarpée, mais peut-être plus intéressante. Ils étudient les pratiques les plus stigmatisées telles que le vol et la violence (en étant toutefois d’une grande prudence quand ils abordent les « mariages par capture » (p. 239). Ils associent cette analyse à une réflexion sur ce que les gens pensent et font de leur réputation. Ils montrent ainsi que les habitants de la région ont fini par endosser les stéréotypes produits sur eux.
Si la dépréciation du travail est relativement ordinaire dans les sociétés sahariennes, elle est un élément de la « mauvaise réputation » des Toubou. En travaillant sur le refus du travail agricole dans les palmeraies (p. 148-157), les auteurs reviennent sur les rapports rédigés par des administrateurs coloniaux et établissent le même constat : les Toubou ne veulent pas du travail agricole, qu’ils ne considèrent pas comme une activité respectable. Les chercheurs partagent le constat, mais évidemment pas les jugements portés sur les Toubou – ce qui change tout. Écrire sur le rapport au vol est plus délicat. Les auteurs s’intéressent moins aux conditions sociales et politiques qui rendent le vol banal qu’aux sens que les gens de Faya lui donnent. Derrière l’acceptation sociale du vol, il y a une valorisation de la ruse et d’une forme d’intelligence qui consiste à faire des bons coups et à se débrouiller dans un monde plein d’incertitudes. En anthropologues, ils resituent l’anarchie, l’individualisme et le désordre dans la valorisation par les Toubou de l’autonomie morale et politique et dans leurs propres débats sur ce qu’est une juste circulation des biens et une personne digne.
Dans les pages de conclusion, les auteurs s’éloignent de cette approche qui consiste à « écrire sur » pour interroger la supposée exceptionnalité des pratiques de vol et de violence qui ont fait la réputation de Faya. Ils montrent que ces pratiques sont en fait bien plus partagées. L’économie de prédation n’est ainsi pas propre aux Toubou, elle est au cœur de l’impérialisme, tandis que la violence et la guerre ont formé l’État en Europe. En voyageant à Faya, on porte finalement un regard neuf sur le monde Euro-Atlantique.
Marielle Debos, « Les sciences sociales face au désordre »,
La Vie des idées
, 2 décembre 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Julien-Brachet-Judith-Scheele-The-Value-of-Disorder
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] James C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, trad. Nicolas Guilhot, Frédéric Joly, Olivier Ruchet, 2013 [2009]. Voir également la recension Nicolas Delalande, « Zomia, là où l’État n’est pas », La Vie des idées, 20 mars 2013.
[2] Marilyn Strathern, “Discovering ‘social control’”, Journal of Law and Society, Vol. 12, °2, 1985, pp. 111-134.
[3] Catherine Baroin, Anarchie et cohésion sociale chez les Toubou : Les Daza Kécherda (Niger), Cambridge, Cambridge University Press/Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1985.
[4] Living by theGun in Chad : Combatants, Impunity and State Formation, Londres, Zed Books, 2016