Essai International

Israël et la fin du libéralisme d’après-guerre

À propos de : Peter Beinart, Being Jewish After The Destruction of Gaza : A Reckoning, Atlantic Books


par , le 3 septembre


Depuis la destruction de Gaza et de sa population, l’antisionisme gagne du terrain dans le monde juif américain. En témoigne l’ouvrage de Peter Beinart et sa réception.

2003-2025 : de Tony Judt à Peter Beinart

Dans un retentissant article publié par la New York Review of Books en octobre 2003, l’historien Tony Judt ne craignait pas d’affirmer que l’État d’Israël était un anachronisme, un rejeton déplacé de la volonté des peuples, au XIXe siècle, de former des entités nationales ethniquement homogènes [1]. En plein XXe siècle, la création de l’État d’Israël était un projet séparatiste typique du siècle précédent, dans un monde qui, disait Judt, « avait évolué, un monde de droits individuels, de frontières ouvertes et de lois internationales ». Dans la première moitié du XXe siècle, l’entité politique couvrant le territoire de la Palestine mandataire avait encore tout d’une société multiculturelle mais, à contre-courant de l’évolution des États modernes vers un pluralisme ethnique et une déconnexion entre identité politique et identité religieuse, l’État qui s’y est implanté en 1948 revendique son recours à des critères ethnoreligieux pour définir et classer les personnes sur lesquelles il exerce son autorité. En réservant une série de droits à ses seuls citoyens juifs, concluait-il, l’État d’Israël était « ancré dans un autre temps », le temps du nationalisme ethniciste [2].

C’est justement le caractère entièrement anachronique que revêt, dans le monde d’aujourd’hui, l’idée même d’un État ethniquement et religieusement défini qui condamne la solution à deux États en Israël Palestine. Il y a vingt ans déjà, l’heure n’était plus à la clôture ni à la séparation, mais à l’ouverture et à l’égalité, et c’était d’autant plus vrai que le mélange des populations était devenu la réalité sur le terrain, alors même que 250 000 colons « seulement » étaient installés en Cisjordanie. Ils sont aujourd’hui près de 750 000. Dès 2003, Judt n’entrevoyait donc que deux issues, soit un Grand Israël ethniquement pur qui supposait l’élimination de la population arabe, soit un État binational [3]. La première issue, disait-il, ne serait qu’une fuite en avant dans un anachronisme insoutenable en sorte que la seconde représentait à ses yeux la seule possibilité pour assurer la pérennité de la présence juive au Moyen Orient.

En 2003, les positions de Tony Judt lui avaient valu d’être accusé de promouvoir l’antisémitisme et d’être ostracisé au sein de la communauté juive américaine. La même accusation est aujourd’hui formulée contre Peter Beinart, mais les réactions à ses prises de positions sont moins hostiles car les choses ont changé. Une partie de la communauté juive américaine ressent une aliénation croissante à l’égard de l’État d’Israël et Peter Beinart – membre actif de cette communauté – peut soutenir une position qui va au-delà des affirmations de Tony Judt sans s’exposer à la même unanimité dans la condamnation. Il soutient en effet que l’État doit cesser d’être un État juif pour devenir l’État de l’ensemble de ses citoyens, tout en affirmant demeurer sioniste puisque, pour lui, l’idée centrale du mouvement sioniste ne devrait pas consister à instaurer une entité politique mais à faire vivre, en Palestine, un foyer d’existence juive de nature religieuse et culturelle qui n’aurait pas une forme étatique. Comme l’a souligné Sylvain Cypel, cet argument est très peu convaincant – T. Herzl a bien écrit un livre qui s’intitule L’État juif – et il fait bon marché d’un siècle de sionisme centré sur l’édification d’une réalité politique de nature étatique [4]. Mais cela importe moins que l’accent mis par Beinart sur l’indispensable égalité entre les deux peuples et sur le procès en délégitimation qu’il intente à l’État d’Israël dans sa forme ethnoreligieuse actuelle. Et ce procès est bel et bien reçu aujourd’hui avec une hostilité qui va en décroissant.

Comme Tony Judt, Peter Beinart souligne à quel point le projet d’un État ethnonational s’éloigne du libéralisme américain et de sa volonté affirmée de traiter tous les citoyens de manière identique en leur accordant une voix égale dans les décisions. Tous les partisans du projet libéral, aux États-Unis comme en Europe, devraient donc aspirer à faire reculer l’idée même d’un État ethniquement ou religieusement homogène, et Beinart affirme avoir commencé à prendre conscience de la dissonance entre ce libéralisme et la défense de l’État d’Israël lorsqu’il a entendu la droite américaine affirmer que l’État ethno-national devait devenir la norme, que les États-Unis devaient être gouvernés par les membres d’une seule tribu, et que l’on devait considérer que tous les « autres » étaient en quelque sorte des invités qui devaient se taire, bien se tenir, et dire merci d’être accueillis au pays de l’abondance. Ce rejet de l’idée libérale ne concerne pas que les États-Unis s’il faut en croire les progrès des partis qui – en Europe – ont fait de la lutte contre l’immigration leur principal argument de campagne. Le cas Israélien est devenu un modèle pour Victor Orban, Marine Le Pen, Georgia Meloni ou l’AfD. Le soutien « inconditionnel » à lsraël devient l’indice du déclin du libéralisme dans le monde occidental, de la perte de prestige de l’idée d’une égalité aveugle aux différences, tant l’attitude d’Israël à l’égard des Palestiniens est en contradiction ouverte avec les idéaux défendus par le mouvement des droits civiques et ressemble à s’y méprendre au système de Jim Crow. [5]

Ces analyses ne sont pas nouvelles, mais l’antisionisme juif connaît aujourd’hui un regain aux États-Unis [6] – en particulier chez les plus jeunes – et le livre de Peter Beinart atteste que le consensus dans le soutien à Israël tend aujourd’hui à se fissurer de nouveau, comme c’était le cas dans les années qui ont entouré sa création. Cependant même les membres de la communauté juive qui ressentent un certain éloignement par rapport à l’État d’Israël entretiennent un « récit » qui leur interdit de condamner sans réserve les actions du gouvernement israélien. Ce récit affirme que les juifs sont les éternelles victimes, que l’histoire du monde est l’histoire d’un peuple qui a réussi à survivre aux tentatives pour l’éliminer de la surface de la Terre et que, en conséquence, les massacres qui sont perpétrés en son nom relèvent de l’auto-défense.

Le mythe de l’innocence

Peter Beinart analyse en détail ce mythe de la victimisation et de l’innocence, dont le centre est l’idée que les victimes ne peuvent pas être coupables : « En considérant l’État juif comme étant toujours l’agressé et jamais l’agresseur, écrit-il, nous nions qu’il soit capable de faire le mal » (p. 31).

Un élément essentiel de ce mythe est que la sécurité requiert la suprématie. À l’instar des blancs d’Afrique du Sud, qui pensaient que, s’ils mettaient fin à l’apartheid et accordaient le droit de vote aux noirs, l’apocalypse les détruirait jusqu’au dernier, ou à l’instar encore des protestants nord-irlandais qui étaient convaincus qu’accorder l’égalité politique aux catholiques serait un prélude au génocide, les Israéliens juifs semblent penser que la répression contre les Palestiniens est la seule manière d’assurer leur propre sûreté, comme si l’égalité était une impossibilité radicale, et comme si la fin de leur propre suprématie signifiait nécessairement celle de leurs ennemis. Une telle attitude conduit non seulement à occulter la réalité de la violence, mais à concevoir la revendication de l’égalité et de la non-discrimination elle-même comme une violence (p. 28). Toute proposition présentée à la Knesset pour avancer vers une réelle égalité des droits à l’intérieur de l’État d’Israël est ainsi perçue comme une mise en cause à la définition même de l’État comme État juif, comme une récusation du droit des juifs à l’auto-détermination, et comme une forme d’antisémitisme. Cela conduit à considérer que ceux qui veulent l’égalité veulent en réalité l’anéantissement, la mort des juifs, et que, par conséquent, le droit à l’existence du peuple juif est la même chose que son droit à la suprématie, à la domination. Ceux qui adhèrent à ce mythe ont ainsi un esprit tellement perverti par l’idée de suprématie, dit Beinart, qu’ils sont devenus incapables de penser l’égalité ; pour eux, c’est ou bien la suprématie juive, ou bien la suprématie des barbares islamistes.

Un second élément essentiel de ce mythe consiste à dire que l’on dénie aux juifs ce que l’on reconnaît à tous les autres peuples, à savoir le droit à l’auto-détermination matérialisé par le droit à un État. Ce refus serait donc une autre manifestation de l’antisémitisme traditionnel. Mais, comme le montre Beinart, le mythe confond le droit à l’auto-détermination et le droit à la domination sur un autre peuple, comme si la suprématie était la condition de l’indépendance. Les deux choses doivent évidemment être distinguées, car aucun peuple ne peut invoquer son droit collectif à l’auto-détermination pour justifier la domination qu’il exerce sur un autre, et encore moins pour justifier son expulsion du territoire où il a toujours vécu. Le droit à l’auto-détermination est certes un droit universel, mais il ne peut pas s’exercer au détriment d’un autre groupe humain sans se nier en tant que droit. C’est la raison pour laquelle, en Israël comme dans la communauté juive américaine, l’oppression et la discrimination dont les Palestiniens sont victimes ne sont jamais évoquées, car cela risquerait de faire apparaître au grand jour le caractère contradictoire du mythe selon lequel les juifs ne font qu’exercer un droit à l’auto-détermination qui devrait leur être concédé de la même manière qu’à tous les autres peuples.

Le mythe de l’innocence a enfin un troisième aspect : l’élévation de l’État au rang d’une idole ou d’un Dieu qui a par définition le droit de son côté et qui ne peut en aucun cas être jugé selon des critères ordinaires. L’État devient ainsi le substitut de la religion au point qu’être juif, aujourd’hui, signifie soutenir Israël et l’ensemble des actions menées pour sa défense et sa survie. Or, dit Beinart, lorsqu’on élève ainsi un État au rang d’une divinité, on place son existence au-dessus des droits et de la dignité des êtres humains sur lesquels il exerce sa juridiction. C’est de l’idolâtrie, car la valeur d’un État ne dépend pas de l’identité de ceux qui le dirigent, mais de la manière dont il traite les individus. Lorsqu’on évalue sa légitimité et que l’on s’interroge sur le soutien que l’on doit consentir à ses actions, la question essentielle devrait être de savoir s’il garantit le droit à la vie et à l’épanouissement de ceux qu’il régit. Si ce n’est pas le cas, c’est un État qui échoue, et il faut alors penser aux moyens de le reconstruire d’une manière éthique. Mais de nombreux juifs aujourd’hui, dit Beinart, considèrent l’État d’Israël comme un pouvoir supérieur qui ne serait tenu de respecter aucune norme extérieure. Le soutien « inconditionnel » est donc criminel car aucun État n’a carte blanche en vertu de son identité, aucun État ne peut avoir pour seule loi celle qu’il se donne à lui-même (p. 100).

La critique du mythe de l’innocence

Les premiers sionistes n’entretenaient pas ce mythe de leur propre innocence. Ils savaient qu’ils commettaient une injustice majeure et que le sionisme était une entreprise de colonisation. Pour eux, le colonialisme était une entreprise consistant à apporter la civilisation et la modernité à des peuples arriérés. Ils ne reculaient pas devant l’idée qu’étant en mesure de faire un meilleur usage du territoire, ils avaient le droit d’en prendre le contrôle.

Mais aujourd’hui, cette forme de légitimation de l’État d’Israël et de la colonisation qu’il implique est devenue impossible en sorte que, au lieu de se concevoir comme une entreprise de conquête destinée à ouvrir de nouveaux territoires à la civilisation, le sionisme met désormais l’accent sur la manière dont le peuple juif a perdu la terre de Palestine il y a plus de deux mille ans et sur son droit historique – biblique – à s’y réinstaller. Ce nouveau récit, dit Beinart, sert le paradigme selon lequel Israël est par définition l’agressé et jamais l’agresseur.

Pour rompre avec ce récit, il faut aussi rompre – et Beinart n’hésite pas à le faire – avec la version de l’attaque du 7 Octobre qui s’est immédiatement imposée, et qui a consisté à dire qu’il s’agissait d’un pogrom, d’une réactivation de l’antisémitisme éternel. Si l’on veut prévenir de futurs 7 Octobre et assurer la sécurité à la fois des juifs et des Palestiniens, dit Beinart, il faut comprendre les conditions qui existaient à Gaza le 6 Octobre. Non pas justifier mais comprendre. Et une telle compréhension implique que la comparaison avec l’antisémitisme meurtrier qui, en Europe, a conduit à l’holocauste n’est pas pertinente, car cet antisémitisme meurtrier s’est produit dans un contexte où les juifs représentaient une minorité subordonnée constamment désignée comme le bouc émissaire des difficultés rencontrées par une société majoritairement non-juive. Mais en Israël-Palestine, ce sont les Palestiniens qui sont un peuple subordonné, qui vivent sans jouir de leurs droits fondamentaux, et qui sont opprimés.

C’est pourquoi il est si important de rappeler que les générations sionistes antérieures étaient moins versées dans ce mythe de l’innocence juive essentielle, et qu’elles reconnaissaient que leur propre entreprise était une entreprise violente de dépossession et de domination, menant à une résistance inévitable. Jabotinsky – le père spirituel de la droite israélienne – écrivait ainsi en 1923 que « toute population indigène au monde résiste aux colonisateurs aussi longtemps qu’elle entretient le moindre espoir de pouvoir se débarrasser du risque d’être colonisé, et c’est ce que font les Arabes de Palestine » (p. 39). Face à la violence palestinienne de l’entre-deux guerres et de l’immédiat après-guerre, les réponses juives ont sans doute été très diverses, mais aucune ne songeait à présenter les Palestiniens comme une réincarnation des pogromistes de l’empire russe ou des nazis, car il était clair que la dépossession violente devait inévitablement engendrer une résistance.

Le mythe entretenu par Israël veut que les Palestiniens soient par essence violents et meurtriers et que, si leur violence cessait, ils auraient leur État depuis longtemps. Beinart s’inscrit en faux contre cette forme d’apologie car, pour lui, la violence des Palestiniens sera toujours d’autant plus vive que la domination qu’il subissent sera sévère, qu’ils se verront refuser leurs droits, et qu’ils n’auront pas d’autre moyen d’exprimer leur révolte . Le fait est, dit-il, que cette accusation de barbarie et de violence essentielle est un prétexte car, même lorsque les Palestiniens renoncent à la violence et collaborent avec Israël (comme le fait l’Autorité Palestinienne), le comportement de l’État d’Israël demeure le même. C’est donc l’opposition d’Israël à tout compromis négocié par des voies pacifiques, ainsi que le refus persistant d’Israël de se plier aux règles du droit international, qui alimentent la violence, et c’est l’échec constant des formes de protestation non violentes qui crée les conditions politiques de la violence. Mais les juifs – en Israël comme ailleurs – ne veulent rien savoir de cet engrenage infernal, car cela exigerait qu’ils reconnaissent que le mal n’est pas seulement dans la personne de leurs ennemis mais aussi en eux.

Cet aveuglement volontaire sur l’oppression dont Israël se rend coupable conduit à taxer d’antisémite toute critique de l’État juif et de l’entreprise sioniste. Cette accusation, dit Beinart, est la meilleure manière, pour les juifs, de détourner les yeux de leur propre violence et de transformer une interrogation sur la guerre (qui fait quoi ? est-il légitime d’agir ainsi ?) en une interrogation sur les motivations de ceux qui s’y opposent. Il faut parler de la guerre à Gaza et en Cisjordanie en prenant en considération non pas l’identité de ceux qui la font – comme si l’identité avait la capacité de transformer les crimes en actions saintes – mais leurs actes, et de dire que la condamnation de ces derniers n’est pas plus raciste que celle qui s’adresserait à tout autre État qui se comporterait comme le fait l’État d’Israël à l’égard de la population palestinienne, pas plus que la revendication de l’égalité devant la loi et le refus de la suprématie juive n’est antisémite (p. 77).

Mais, systématiquement, le mot d’ordre « du Jourdain à la mer, Palestine libre » est interprété comme un slogan qui nie au peuple juif le droit à l’autodétermination, qui appelle à son expulsion de la Palestine et qui, selon un ministre du gouvernement Netanyahu, constitue un « appel au génocide des juifs en Israël ». Or ce slogan invoque l’idée d’une Palestine libre et démocratique pour tous ceux qui y habitent, une Palestine libérée de l’État ethno-national, de l’État des seuls juifs. Il invoque donc un appel aux droits humains, à l’égalité, à la coexistence pacifique. Mais là encore, comment ceux qui prennent leur identité pour un gage d’innocence et qui demeurent convaincus que la suprématie qu’ils exercent est indispensable à leur survie pourraient-ils comprendre cela ?

Quelle issue ?

En 2003, Tony Judt n’envisageait que deux issues, un grand Israël ethniquement pur qui impliquerait l’élimination de la population arabe, ou un État binational. Peter Beinart, pour sa part, écarte résolument l’idée d’un grand Israël, qu’il considère comme suicidaire, et il tente de peser l’une par rapport à l’autre la solution à deux États et la solution d’un seul État binational. Toutes les deux, dit-il, sont irréalistes dans le contexte actuel, mais ce qui importe, c’est de comprendre laquelle des deux est susceptible de posséder la plus grande force d’entraînement moral. L’idée de deux États n’en a aucune car elle pose comme but ultime une séparation ou une ségrégation qui sont précisément la source du conflit et qui absorbent en elles la méfiance, la haine, et surtout la méconnaissance de l’autre. En revanche, la solution d’un État binational, pour chimérique qu’elle soit aujourd’hui, peut bénéficier de cette force d’entraînement moral indispensable parce qu’elle est associée à des idées d’égalité des droits et de liberté ou d’absence de tout rapport de domination et de suprématie [7].

Personne ne peut prétendre que la renonciation à la suprématie apportera aux juifs la sécurité à laquelle ils aspirent, mais il n’en demeure pas moins que, aujourd’hui, le lien entre l’affirmation de cette suprématie et l’insécurité qui les menace est avéré. Les juifs doivent donc tenter de se libérer du poids qui consiste à se considérer comme éternellement victimes dans un monde qui a toujours cherché à se débarrasser d’eux. Pas seulement, dit Beinart, « parce que leur tradition leur parle d’un Dieu qui les a libérés de l’esclavage, mais aussi parce qu’elle les a libérés de leur qualité de maîtres » et leur a enseigné que le fait d’avoir des esclaves fait d’eux des esclaves. Bref, juge-t-il, l’État juif ne pouvant plus être autre chose que ce qu’il est devenu, à savoir un État constitutivement ségrégationniste, le temps est venu d’en tirer les conséquences : un tel État n’a plus d’avenir, du moins plus d’avenir digne d’être soutenu.

La mise en cause du libéralisme

Il faut mesurer l’enjeu du conflit en Israël-Palestine dans le monde d’aujourd’hui. Mettre en avant la solution à un État, c’est faire le pari que le droit international et l’ensemble d’idées libérales nés du choc de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas perdu leur puissance d’entraînement moral et qu’il est possible d’enrayer la trajectoire par laquelle le monde, en nombre d’endroits, tend à s’en écarter. Que signifie en effet la thèse selon laquelle la renonciation à la suprématie et à la domination impliquerait le retour de l’holocauste, sinon la négation de la possibilité même et de la valeur de l’égalité ? Beinart souligne ainsi la contradiction profonde entre un discours qui, aux États-Unis, proclame l’idéal de l’égalité sous la loi, le respect du droit international, le principe du « plus jamais cela » qui doit valoir comme protection de tous les groupes humains, et l’exception à ces mêmes principes dès qu’il s’agit de l’État d’Israël. Pour lui, il s’agit là d’une attitude irresponsable qui, pour protéger une réalité politique devenue moralement indéfendable, noue des alliances avec les secteurs les plus anti-libéraux de la société américaine. Pour Beinart, les juifs, dont la sécurité, dans les pays où ils vivent aujourd’hui, dépend du maintien de sociétés pluralistes, séculières et non raciales, ne peuvent exalter un État juif « dont l’idéal est racial et exclusionniste ». En s’éloignant d’Israël, les mouvements critiques du sionisme dans sa forme étatique actuelle contraignent par conséquent les juifs à faire un choix, car l’exclusivisme israélien n’est pas compatible avec l’idée d’une société inclusive aux États-Unis et en Europe. Ceux qui optent pour le « soutien inconditionnel » à l’État d’Israël sont dès lors conduits, par leur idolâtrie de l’État juif, à défendre une forme de suprématie qui ne peut que devenir une référence pour tous ceux qui sont séduits par cette forme de tribalisme fondée sur la peur et la méconnaissance de l’autre. Malheureusement, il n’en manque pas, et leur nombre est sans cesse grossi – l’Europe ne faisant pas exception – par la perspective des migrations massives sous l’impact du changement climatique et par la lutte féroce qu’il va impliquer pour l’appropriation exclusive de ressources devenues rares. Prendre ses distances avec le sionisme, dit Beinart, devrait donc aussi être compris comme une des conditions du sauvetage du libéralisme américain.

Que l’État d’Israël puisse ainsi devenir la pointe avancée d’un abandon des principes libéraux de l’après-guerre, en matière de relations internationales comme dans le gouvernement des sociétés occidentales, semble être l’une des leçons essentielles du livre de Peter Beinart. Car cet État, aujourd’hui, est bien loin d’apparaître comme un anachronisme appartenant à un monde dépassé. Il apparaît plutôt comme un avant-coureur de l’ethno-nationalisme de l’avenir, un ethno-nationalisme « qui se situe au-delà de toutes les limites morales et juridiques, un signe annonciateur d’un monde failli et épuisé ».

Peter Beinart, Being Jewish After The Destruction of Gaza : A Reckoning, Atlantic Books, 2025, 192 p.

par , le 3 septembre

Pour citer cet article :

Jean-Fabien Spitz, « Israël et la fin du libéralisme d’après-guerre », La Vie des idées , 3 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Israel-et-la-fin-du-liberalisme-d-apres-guerre

Nota bene :

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Notes

[1T. Judt, Israel. The Alternative, The New York Review of Books, octobre 2003.

[2Dans un article du Reporter (27 avril et 11 mai 1954), Isaac Deutscher avait déjà dénoncé cet «  anachronisme nostalgique  ».

[3Cf. sur ce point S. Lustick, Paradigm Lost. From Two States Solution to One State Reality, Pennsylvania University Press, 2019.

[4Cf. S. Cypel, La bombe Beinart «  Je ne crois plus en un État juif  », Orient XXI, Juillet 2020. S. Cypel recense deux articles de Peter Beinart : Yavne  ; A jewish case for equality in Israël-Palestine (Jewish Currents, 7.07/2020) et I no Longer Believe in a Jewish State, paru le 8/07/2020 dans le New York Times.

[5Le terme «  Jim Crow  » désigne le système ségrégationniste qui a prévalu dans le sud des États-Unis jusque dans les années 60  ; cf. C. Vann Woodward, The Strange Career of Jim Crow, Oxford University Press, 2001.

[6Cf. On antisemitism, Jewish Voices for Peace, Solidarity and the Struggle for Justice, Haymarket Books, 2017.

[7Cf. G. Karmi, Israël-Palestine. La solution : un État, La Fabrique éditions, 2022.

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