Parvenir à une juste distribution des ressources fondamentales, tel est selon G. Mathelier le moyen d’établir l’égalité véritable entre les citoyens. L’occasion de reparcourir les grandes théories de la justice sociale, de Kant à Rawls et à Pettit.
Parvenir à une juste distribution des ressources fondamentales, tel est selon G. Mathelier le moyen d’établir l’égalité véritable entre les citoyens. L’occasion de reparcourir les grandes théories de la justice sociale, de Kant à Rawls et à Pettit.
Dans un ouvrage original, dont Vincent Peillon, dans une éclairante préface, dégage l’importance, Guillaume Mathelier se propose de donner un nouveau cadre à la valeur d’égalité. Ce cadre se construit après un examen serré, au prisme de règles précisément énoncées, de quelques approches marquantes de la justice sociale. L’auteur le fait à partir d’un surprenant, mais suggestif rapprochement avec la linguistique chomskyienne et le programme minimaliste proposé par le savant américain dans les années 1990, et consistant à revenir à des principes généraux au pouvoir explicatif fort.
Il s’agit, selon l’auteur, de parvenir à une juste distribution adéquate des ressources initiales. Proposition dont tous les termes sont clairement justifiés, fondée sur le concept d’individu bénéficiaire, soit un individu capable de faire ses choix en toute liberté dans un contexte le permettant. Nous verrons que cette exigence conduit G. Mathelier à défendre, en insistant sur le cadre institutionnel dans lequel il peut être efficace, le revenu d’existence, lequel constitue une forme de distribution a priori qui répond, nous le verrons, à un objectif de transformation et non seulement de correction.
À la façon dont Rawls procède dans sa Théorie de la justice, en accordant une priorité aux libertés de base sur le principe dit de différence, G. Mathelier pose le primat de l’individu, lequel doit être pensé « dans ses dynamiques endogènes et exogènes » (p. 17). Il se place, pour expliciter ce choix terminologique dans la perspective que Catherine Audard avait esquissée dans Qu’est-ce que le libéralisme ? : « La plus grande transformation qu’a subie l’individualité moderne est le fait de devoir négocier elle-même ses conflits de valeurs, ses choix de vie, de l’intérieur, sans pouvoir reporter cette responsabilité sur un autre : religion, communauté, État, etc. […] Les conflits internes de l’individu sont susceptibles d’être négociés et surmontés par l’individu lui-même, qui est alors compris non de manière “atomisée” ou “monologique”, mais en constante interaction avec ses divers contextes d’identification grâce à l’existence d’une base publique de justification qui est la caractéristique centrale de la démocratie » [1]. Les variables endogènes (celles qui font de l’individu la plus petite unité de sens moral) caractérisent donc l’intériorité tandis que les éléments exogènes se matérialisent dans un contexte. C’est pourquoi l’auteur définit son apport théorique comme à la fois individualiste et contextualiste (ce qui permet de rapprocher sa perspective de celle de Philip Pettit, notamment dans The Common Mind. An Essay on Psychology, Society and Politics, 1996) : il conjugue ainsi l’individu en tant qu’unité de sens moral et son environnement contextuel.
Comment relier cette caractérisation de l’individu par ces deux types de variables et la problématique de la justice sociale ? Par le recours au concept d’individu bénéficiaire : c’est par la distribution qu’il reçoit que l’individu devient bénéficiaire (ce qui signifie qu’il passe d’un statut où il était le sujet passif de la distribution à celui d’un agent capable de faire des choix). Bien évidemment, selon la théorie défendue, l’individu bénéficiaire ne sera pas le même. Comment le déterminer ? Pour répondre à cette question, il convient de se référer au second principe, lequel s’intéresse au moment de la distribution et en fait un paramètre de sa théorisation.
G. Mathelier distingue en effet distribution a priori et distribution a posteriori. Alors que, le plus souvent, les auteurs s’intéressent à la redistribution, c’est-à-dire aux mécanismes de correction, il conviendrait d’accorder, dans la filiation de Nancy Fraser, une importance accrue aux remèdes transformateurs, lesquels visent à agir sur les structures qui engendrent les injustices sociales. Mais l’auteur ne se limite pas à l’exposé de cette dichotomie correction/transformation, il cherche à la dépasser en se concentrant davantage sur le mode de distribution : il sera juste s’il est a priori, si l’individu en est initialement doté, car alors on répondra à l’impératif moral de non-stigmatisation des personnes sur des bases socio-économiques [2].
En s’inscrivant dans cet idéal d’égalité et de transformation, G. Mathelier cherche, avec succès selon nous, à montrer qu’il répond mieux aux principes précédemment définis que les théorisations rivales dont il s’emploie à dégager les principaux traits et les limites.
La nature de la réponse de l’auteur se dégage après un examen de trois grandes théories de la justice sociale : celle de Rawls (la justice comme équité), de Dworkin (l’égalité des ressources), et, enfin, le solidarisme, moins connue que les précédentes, mais répondant avec acuité aux postulats de l’auteur car elle exemplifie, comme le font les théoriciens des capabilités (A. Sen, M. Nussbaum, tout particulièrement), la nécessaire conciliation entre individualisme et contextualisme. Bien entendu, nous ne procéderons ici ni à une analyse, ni même à un résumé de ces trois théorisations. Il suffira d’en rappeler la philosophie afin de montrer la spécificité de l’approche proposée par G. Mathelier.
De la justice comme équité [3], il affirme, d’une part, qu’elle est insuffisamment attentive au contexte (soit les conditions institutionnelles dans lesquelles se noue la relation à autrui), et, d’autre part, qu’elle est délibérément correctrice plutôt que transformatrice. Aussi l’individu qu’elle construit (même s’il existe, sur ce point, une évolution dans la pensée rawlsienne, que l’auteur honnêtement souligne) est-il assez indifférent à la dimension de la réciprocité, celle-ci ayant, chez Rawls, un caractère fortement instrumental : « Les individus s’unissent car ils en ont l’intérêt personnel », ainsi s’énonce la critique de G. Mathelier (p. 93). Dès lors, l’individu bénéficiaire rawlsien ne répond pas aux exigences définies par l’auteur, principalement en semblant n’être motivé que par la poursuite rationnelle de son intérêt objectif au lieu de prendre en considération la complexité de ses motivations.
Cette complexité, tant endogène qu’exogène, est, en revanche, parfaitement présente chez Dworkin, dont G. Mathelier montre une connaissance approfondie. L’approche dworkinienne pose, nous l’avons mentionné plus haut, l’égalité comme vertu souveraine, et, tout particulièrement, l’égalité d’attention, dont le fondement est le postulat de la valeur égale des citoyens. Selon Dworkin, sans cette égalité d’attention pour le destin de chaque citoyen, le gouvernement n’est qu’une tyrannie. Ce point est essentiel, car il exprime la nature de l’infléchissement proposé par Dworkin (mais aussi par Habermas) à la théorie rawlsienne : si les parties en présence dans la position originelle s’accordent sur le principe kantien du droit et le premier principe de justice rawlsien (chacun détient un droit à d’égales libertés subjectives d’action), c’est parce qu’il existe une norme fondamentale, qui règle l’accès à la position originelle, norme fondamentale exigeant un égal respect et une égale attention pour chacun.
En outre, Dworkin échappe à l’opposition courante entre les valeurs de liberté et d’égalité. Il existe, selon lui, une compatibilité normative des deux notions, ce qui signifie que l’adhésion à l’idéal de l’égalité ne peut être envisagée sans celle, simultanée, à un idéal garantissant les libertés fondamentales. Le droit à l’égalité de respect et d’attention devient axiomatique : le respect de la dignité comme égale dignité n’est pas un droit fondamental à côté des autres. Il est « une référence plus fondamentale que les autres droits fondamentaux, non pas au sens où il passerait avant le respect de ces autres droits, mais au sens où c’est toujours de lui qu’il y va, en dernière analyse, dans tous les autres droits fondamentaux ; il en est le noyau de légitimité, il en est le principe ultimement déterminant » [4]. Il faut bien comprendre que Dworkin s’attaque ici à l’idée commune selon laquelle liberté et égalité seraient des principes premiers dont nous serions contraints de décrire les rapports en termes d’opposition, de subordination ou de limitation réciproque. Il n’en est rien : si l’égalité est un principe fondateur, c’est parce qu’elle implique intrinsèquement l’autonomie, laquelle en est une dimension constitutive. Dans cette perspective, « les libertés fondamentales ne sont pas subordonnées à l’égalité, elles procèdent de celle-ci ou encore elles l’expriment : il n’y a d’égale dignité que dans l’autonomie, ou en tant qu’autonomie » [5].
Malgré ses incontestables mérites, on peut tout de même se demander si l’égalité de ressources, telle que Dworkin la défend, remplit les réquisits de G. Mathelier. Il existe certes chez Dworkin des mécanismes compensatoires sophistiqués visant à corriger les inégalités de départ, notamment en prenant en compte la distinction centrale entre choix et circonstances : une distribution juste doit être indépendante par rapport aux circonstances, ce qui signifie qu’une société dans laquelle il est possible de prévoir, en fonction de ses dotations initiales, la place qu’occupera un nouveau-né, est injuste. Néanmoins, selon l’auteur, d’une part, Dworkin reste essentiellement dans le cadre de la distribution des ressources socio-économiques, (autrement dit, il néglige d’autres ressources, celles qui ne sont pas mesurables et qui tiennent à nos aspirations, comme le besoin de reconnaissance) et, d’autre part, il illustre une version faible de la réciprocité (jugement sans doute sévère mais fondé sur la priorité donnée à la motivation individuelle chez Dworkin). Plus généralement, le philosophe et juriste américain reste dans une logique de redistribution, ce qui justifie la conclusion suivante : « L’analyse dworkinienne riche d’enseignement ne suffit pas à nous donner une proposition de juste distribution adéquate des ressources socio-économiques » (p. 166).
Qu’en est-il enfin du solidarisme ? Celui-ci se présente comme une réaction contre l’individualisme anti-égalitaire et, corrélativement, comme un retour aux sources de l’individualisme véritable, celui qui porte attention à nos devoirs sociaux [6]. Il refuse donc de considérer le lien social du seul point de vue de la réalisation des intérêts et des égoïsmes, tout en accordant une place prépondérante à la liberté individuelle. Il apparaît donc comme une tentative de réponse à un questionnement récurrent dans les sciences sociales, celui des conditions de la conciliation du déterminisme social auquel l’homme, en tant qu’appartenant au monde des phénomènes, est nécessairement soumis, et de la liberté requise par l’autonomie du sujet moral. On pourrait penser qu’il ne s’agit que de reconnaître le rôle de la liberté individuelle comme moyen de parvenir à un mieux-être social. En réalité, la liberté doit être considérée comme la fin du progrès social, ce qui suppose d’accorder à l’individu un certain privilège ontologique.
Dans la perspective de G. Mathelier, il n’est pas indifférent de noter que le solidarisme insiste sur la dette, c’est-à-dire sur le fait que l’homme doit une partie de ce qu’il est à l’association humaine elle-même, dont chacun de nous doit s’acquitter. Dès lors, il trouve aisément sa place dans une généalogie républicaine, laquelle relie l’engagement citoyen et l’objectif corrélatif de lutte contre la domination, comme dans la philosophie de Philip Pettit, déjà mentionnée plus haut, dont l’auteur souligne les similitudes avec le solidarisme.
On le constate, les théories examinées, et particulièrement celle de Dworkin et le solidarisme, toutes deux fondées sur l’égalité des droits et, plus exactement, l’égalité d’attention, contribuent à cerner les conditions d’une juste distribution adéquate, soit une distribution construite sur des principes de justice clairement identifiés (pour juste) et appropriée à la nature de l’individu (pour adéquate). Et cet examen permet à l’auteur de présenter sa propre théorie : l’égalité des dotations initiales.
Comment G. Mathelier la définit-il ? Elle est « une forme d’égalité distributive […] qui sur des bases universalistes permet la distribution à un individu bénéficiaire (identifié comme complexe sur le plan cognitif) des conditions matérielles pour se réaliser (variables endogènes) et pour réaliser son projet de vie dans un contexte solidaire (variables exogènes) » (p. 229). Les ressources socio-économiques seront donc distribuées a priori, ce qui n’exclut aucunement une redistribution a posteriori, comme c’est le cas d’un mécanisme assurantiel. On insistera sur le fait que cette conception est juste parce qu’elle repose sur des bases universalistes et égalitaristes. Son originalité réside avant tout dans l’insistance sur le concept d’adéquation, en l’occurrence entre l’individu réel et la distribution qu’il reçoit. Pour que l’individu bénéficiaire choisisse en toute liberté, il faut donc un cadre institutionnel qui lui garantisse, certes des droits, « mais aussi des devoirs, c’est-à-dire des obligations morales et/ou légales envers l’ensemble des individus » (p. 246). La dimension de la non-domination est ici centrale mais suffit-elle, s’interroge G. Mathelier, à donner à l’individu l’autonomie dont il a besoin pour développer ses aptitudes et faire ses choix sans subir l’interférence arbitraire d’autrui ?
Pour remplir cette exigence de conciliation, le meilleur candidat est connu : le revenu d’existence, lequel constitue une forme de distribution a priori, répondant ainsi à l’objectif transformateur, essentiel dans la construction théorique de l’auteur. Mais est-il adéquat par rapport au contexte (notamment la cherté de la vie) ? Il ne peut l’être que dans un cadre républicain, c’est-à-dire s’il s’accompagne « de l’éducation gratuite, de l’accès de tous à la santé, de l’instauration d’un service civique pour le partage d’un savoir et savoir-faire commun au-delà de l’intégration par le marché de l’emploi salarié » (p. 299).
Cette patiente, et convaincante, construction ne se présente pas comme le dernier mot du débat sur la justice sociale. L’égalité des conditions initiales est le résultat possible du respect de certains principes soumis à discussion. La richesse de la proposition vient avant tout de l’utilisation des apports des grandes théories que G. Mathelier examine avec sérieux et empathie. Il serait d’ailleurs difficile de qualifier son approche sans recourir à l’équité selon Rawls, l’égalité selon Dworkin, la solidarité selon Bourgeois ou Bouglé, la non-domination selon Pettit et, en définitive, l’autonomie selon Kant. Ce travail scrupuleux comporte un aspect systématique qui, bien loin d’égarer le lecteur, lui offre les instruments de sa propre contestation. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.
par , le 18 novembre 2020
Alain Policar, « Plaidoyer pour la dignité », La Vie des idées , 18 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Guillaume-Mathelier-L-egalite-des-dotations-initiales
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[1] C. Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ?, Paris, Gallimard, 2009, p. 473.
[2] En procédant ainsi, aucun groupe social n’est préalablement désigné comme devant faire l’objet de l’aide publique.
[3] C’est ainsi qu’est généralement qualifiée la théorie de Rawls. L’équité se distingue de l’égalité car elle admet des différences si celles-ci ont une utilité sociale, à condition toutefois qu’elles ne soient pas attentatoires aux libertés fondamentales.
[4] Anne-Marie Roviello, « Conflit de droits ou conflit des interprétations », in Wesche et Zanetti (dir.), Dworkin. Un débat, Bruxelles, Ousia, 1999, p. 228.
[5] Ibid., p. 229.
[6] À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, la notion de solidarité prend une importance grandissante. L’opinion ne va cependant réellement s’en préoccuper qu’en 1897, date de la parution de Solidarité dont l’auteur, Léon Bourgeois (1851-1925), était alors une personnalité politique de premier plan (président du Conseil de novembre 1895 à avril 1896). L’ouvrage eut un grand retentissement. Lors des conférences organisées durant l’hiver 1901-1902 à l’École des Hautes Études Sociales, l’un des auditeurs osa comparer le bouillonnement intellectuel suscité par la nouvelle doctrine solidariste avec celui qu’avait engendré le cartésianisme au XVIIe siècle.