Comme un écho aux mobilisations des gilets jaunes, qui replacent la problématique au cœur du débat public, le dernier ouvrage de Jacques Lévy, Théorie de la justice spatiale, référence assumée à la célèbre Théorie de la justice de John Rawls, propose une analyse spatiale des inégalités sociales.
Le géographe, titulaire depuis peu du prix Vautrin-Lud considéré par certains comme le Nobel de la discipline, s’est associé pour l’occasion à Jean-Nicolas Fauchille et Ana Povóas, deux chercheurs-urbanistes avec qui il a l’habitude de collaborer [1] Sur la base d’enquêtes menées auprès de citoyens européens et d’une lecture attentive des grands théoriciens de la justice, d’Aristote à Amartya Sen en passant par John Rawls ou Robert Nozick, le livre explore les dimensions spatiales de la justice. Si l’idée n’est pas nouvelle en géographie (Brennetot, 2011), l’originalité du livre tient à la place accordée aux témoignages de simples citoyens sur un sujet, en apparence du moins, aussi théorique et complexe. Au moment où la géographie semble opérer son retour en grâce dans le débat public, les trois chercheurs donnent à voir, sans caricatures (mais non sans susciter quelques controverses !), comment la géographie peut renouveler le questionnement sur la justice dans les régimes démocratiques.
La thèse des auteurs peut se résumer ainsi : l’essor des mobilités donne aux individus le choix du territoire dans lequel ils souhaitent habiter. Mais ce choix implique des responsabilités. Vivre dans un espace de faible ou de forte densité n’a pas les mêmes implications et ce doit être à chacun d’en assumer les conséquences (sur le plan financier comme de l’accès aux services) selon un principe de justice.
Une nouvelle géographie est née
En raison du déclin du secteur agricole et de la révolution des mobilités, la France a connu au siècle dernier un exode rural important. « En minimisant les distances-temps (…), l’automobile a augmenté considérablement les libertés de ‘faire avec l’espace’ » (p. 48). Cette révolution des libertés spatiales, rendue possible par la baisse considérable des coûts liés aux transports, s’est accompagnée d’un étalement des villes sur leurs périphéries, si bien que campagne et ville ne sont plus, désormais, des réalités distinctes [2]. Le rural est devenu une dimension spatiale de l’urbain parmi d’autres (Lévy, 1996a). Cependant, les trois chercheurs considèrent que le gradient d’urbanité, entendu comme le degré de densité (des hommes et des choses) et de diversité (sociologique et fonctionnelle) d’un territoire, influence fortement la vie sociale, comme l’illustreraient par ailleurs les nouvelles cartes du politique qui donnent à voir des liens entre le choix du vote et le lieu de vie (Lévy, 2007). « Habiter, c’est toujours partager un habitat avec les autres, donc cohabiter », nous disent les auteurs, car « l’habiter relève toujours de la dimension politique du monde social ». En résumé, l’espace dit quelque chose de ce que nous sommes et de ce que nous aimerions être.
Cette évolution du monde oblige, par conséquent, à repenser l’idée de justice. Pour se faire, les auteurs proposent d’interroger les premiers concernés : des citoyens, sans fonction ni engagement politique. Ces derniers parviennent a priori sans mal à formuler des discours sur la justice qui dépassent leur vie personnelle et, surtout, accordent une large place à l’espace. Pour Lévy, Fauchille et Povóas, c’est la preuve qu’il faut les écouter et les impliquer davantage. Mais, si l’essor des mobilités donne aux individus-citoyens des libertés nouvelles, en particulier de choisir là où ils veulent habiter, ces libertés les obligent en retour à davantage de responsabilités. Faire le choix du périurbain ou du rural impliquerait ainsi d’assumer les conséquences de l’éloignement à la ville centre : coûts élevés des mobilités, présence plus faible en services publics et en équipements divers, etc.
Entre l’égalité et la liberté, faut-il choisir ?
Si notre géographie a changé parce que nos modes de vie ont évolué, nos cadres de gouvernance peinent à s’adapter. Dans une France devenue à la fois mobile et urbaine, les vieilles institutions, parfois antérieures à la révolution industrielle, se maintiennent. Bien qu’ébranlé par les réformes menées ces dernières décennies, le couple départements-communes continue ainsi de structurer la vie politique française. De la même manière, le clivage gauche-droite, en partie dynamité par l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, aura organisé le débat public du sortir de la Révolution de 1848 à nos jours. Lévy, Fauchille et Povóas le résument à un affrontement entre deux discours : celui de la liberté, porté par la droite, et celui de l’égalité, défendu par la gauche. Une dichotomie qui trouverait racine dans les écrits de trois auteurs, Alexis de Tocqueville, Karl Marx et Friedrich Engels.
Cherchant à se différencier du reste du socialisme de l’époque, considéré comme utopique, Marx et Engels souhaitaient insuffler un renouveau plus contestataire et plus réaliste. Opposant les oppresseurs aux opprimés, les deux auteurs critiquaient la société bourgeoise qui, « élevée sur les ruines de la société féodale », n’était pas parvenue à abolir la lutte des classes. Fort de ce constat, ils se faisaient les défenseurs d’une version radicale de l’égalité aux dépens de la justice et de la liberté. À l’inverse, prenant appui sur l’exemple des États-Unis, Tocqueville suggérait de placer la liberté au premier plan, au détriment du bien-être, et défendait le principe d’« égalité dans la liberté ». Cette opposition, entre tenants de la liberté et tenants de l’égalité, se retrouve plus tard dans les débats opposants, en économie, la gauche socialiste favorable à l’adoption d’un projet égalitaire, laissant une large place à l’État, et la droite néolibérale favorable à la libéralisation des marchés et au principe de libertés/responsabilités.
Les chemins de l’équité
Alors faut-il marier Marx et Tocqueville ? C’est, en quelque sorte, ce que proposait le sociologue Anthony Gibbens à la fin des années 1980 en posant les jalons d’une « troisième voie », entendu dans son acception contemporaine. Renvoyant dos à dos des modèles qu’il jugeait idéologues et obsolètes, Gibbens se proposait de réconcilier la liberté et l’égalité grâce à une nouvelle division du travail associant l’État (s’occupant d’égalité) et le monde de l’entreprise (en charge de la liberté). Une proposition également défendue en des termes proches, quelques années plus tôt, par John Rawls dans sa Théorie de la justice qui proposait, en partant d’un principe d’égalité des chances et d’un principe de différence, de placer l’équité au cœur de la réflexion sur la justice. Cette hypothèse le conduisait à faire de l’État un garant chargé d’assurer à tous les mêmes opportunités afin que chacun puisse choisir son parcours de vie. Mais, comme le montrent également Lévy, Fauchille et Povóas, ce modèle a un travers : il ne prend pas suffisamment en considération les conséquences des pratiques personnelles lorsqu’elles « s’entremêlent dans les configurations spatiales » (p. 166) alors que l’addition des actions individuelles peut avoir des conséquences négatives sur l’environnement.
Dans ce contexte, les libertariens apportent une partie de la solution en considérant que « s’occuper des gens sans engager leurs responsabilités n’est pas juste » et qu’ainsi « la contribution de chacun à des politiques dont ils bénéficient est fondamentale » (p. 96). Ils laissent place à un autre modèle de justice, qui ne passerait pas exclusivement par la distribution de biens monétaires, mais également par la coproduction : « En rupture avec une tradition caritative, la liberté individuelle et son corollaire de responsabilité sont désormais indépassables » (p. 99). Cette idée sera reprise et développée par l’économiste Amartya Sen pour qui la justice doit faire l’objet de délibérations entre les acteurs concernés et être respectueuse de la diversité (des personnes et des lieux), principes au fondement de la liberté.
Le choix de l’urbanité
Chez Sen, la ville est l’espace idéal pour que puisse émerger un tel modèle. En regroupant un maximum d’individus dans un territoire restreint, elle favoriserait les interactions sociales qui, plus nombreuses et plus diverses, seraient favorables « à la productivité, à la cohésion sociale et à la préservation des environnements naturels ». Une conviction partagée par les trois auteurs qui expliquent à son sujet qu’elle permet « l’exposition à l’altérité des choses » et qu’elle constitue en cela « la promesse de rencontres sérendipiennes » (Lévy, 2014). Elle offrirait un « modèle de développement, orienté vers le changement, le risque et l’innovation coproduite par une multitude d’acteurs » (p. 43). Mais si l’espace est une dimension de toute chose sociale (Lévy, 1996b), et que sa configuration a certainement un impact sur les individus qui y habitent, ces considérations peuvent apparaître, sous certains aspects, excessivement déterministes. D’une part, densité et mixité ne sont pas toujours corrélées, comme ont pu le montrer, à partir de cas très différents, le sociologue Éric Charmes (2007) et le politiste Max Rousseau (2017). D’autre part, la mixité ne garantit pas que des populations se mélangent (les frontières sociales sont parfois plus fortes que les frontières physiques). Enfin, la grande ville n’a ni le monopole de l’innovation ni celui du progrès, comme le soulignent de nombreux chercheurs comme l’économiste Olivier Bouba-Olga (2017).
Reste que la grande ville offre des services que les territoires à faible densité ne sont pas en mesure de financer. Une situation qui pose le problème de la répartition des richesses que soulèvent ici Lévy, Fauchille et Povóas. En effet, dans un contexte où les villes s’étendent, certaines fractions des classes moyennes et supérieures profitent de services urbains sans participer à leurs financements, en faisant le choix de résider fiscalement dans des municipalités périurbaines ou rurales alentour. Or, à cette injustice, locale, s’en ajoute une autre, nationale, car l’État français redirige massivement les richesses produites des territoires à forte densité vers les territoires à faible densité : « Ce faisant, on privilégie la redistribution au kilomètre carré plutôt que par habitant » (p. 116). Car, comme l’a montré l’économiste Laurent Davezies (2009), les territoires pauvres ne sont pas toujours les territoires… où vivent les plus pauvres. Une situation préjudiciable à double titre : privées d’une partie de leurs ressources, les grandes villes n’auraient plus les moyens de leur développement quand, à l’opposé, placés « sous les robinets de l’argent public », les territoires à faible densité ne seraient pas suffisamment incités à se développer. La solution serait alors de repenser en profondeur notre modèle de gouvernance en redonnant, localement, du poids aux citoyens et en optant pour un système fédéral afin de « viser une égalité différenciée ».
À l’arrivée, ce livre apparaît donc comme un plaidoyer efficace et convaincant, scientifique autant que politique, en faveur d’une justice spatiale et coproduite, faite de libertés et de responsabilités nouvelles. C’est pourquoi l’idée selon laquelle les premiers concernés, les citoyens, doivent se voir accorder une place plus importante dans le débat public paraît si pertinente.
Mais la définition de ces responsabilités pourrait être un exercice plus difficile qu’il n’y paraît. À titre d’exemple, si de nombreux ménages ont fait le « choix » du périurbain ces dernières décennies, c’est aussi parce qu’ils y ont été encouragés par les pouvoirs publics (État et collectivités) et les acteurs privés (les banques et les entreprises du bâtiment, principalement) (Lambert, 2015). Faudrait-il, dès lors, qu’ils soient aujourd’hui les seuls à assumer le « retrait de l’État des territoires » et les conséquences de l’étalement urbain ? Formulée ainsi, la réponse semble loin d’être évidente.
Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Povóas, Théorie de la justice spatiale. Géographie du juste et de l’injuste, Odile Jacob, 2018, p. 24,90 €.