Dans Between Nation and « Community », ouvrage tiré de sa thèse, Laurence Gautier analyse deux universités musulmanes situées en Inde et fondées pendant la colonisation britannique. L’historienne s’interroge sur le rôle de ces établissements dans le processus de construction nationale indien de 1947, et la création de l’Inde et du Pakistan, à la fin des années 1990. Les institutions étudiées par l’autrice ont en commun d’avoir été créées par des élites musulmanes, d’être situées en Inde du nord et d’être des universités musulmanes, c’est-à-dire dont le personnel comme les étudiants sont majoritairement de confession musulmane. Elles ne doivent cependant pas être confondues avec des madrasas, car il s’agit d’établissements publics, ne dispensant pas d’enseignement religieux, ouverts à toutes et tous.
La première est le Muhammadan Anglo-Oriental College, fondé à Aligarh, en 1875, dans le contexte des mobilisations de 1857 contre la colonisation britannique ; il deviendra la Aligarh Muslim University (AMU) en 1920. La seconde est la Jamia Millia Islamia (JMI), créée en 1920 par des étudiants de l’AMU mobilisés pour la préservation du Califat ottoman et opposés à la politique britannique. La AMU et la JMI participent ainsi activement à la lutte contre l’Empire, mais leur engagement diffère : la JMI soutient le projet porté par le Congrès d’une Inde séculariste, tandis que la AMU s’engage aux côtés de la Ligue musulmane pour la création du Pakistan. Au sortir de la Partition, la AMU se présente comme une institution représentative des Indiens de confession musulmane, qui en incarne la « culture » et en défend les intérêts ; par contraste, la JMI, séculariste, ne se pense pas comme porte-parole des musulmans et rejette le communautarisme.
Bien que la période coloniale ne soit pas incluse stricto sensu dans le cadre analytique de l’ouvrage, ce contexte général influence ces établissements. Au cours des dernières décennies de colonisation, deux projets politiques antagonistes se développent en vue de l’indépendance. D’un côté, Jawaharlal Nehru, figure de proue du parti du Congrès et futur Premier ministre de l’Inde indépendante, défend la mise en œuvre d’un État séculariste [1], c’est-à-dire non confessionnel et au sein duquel toutes les religions jouissent d’une égale reconnaissance constitutionnelle ; de l’autre, Mohammed Ali Jinnah, leader de la Ligue musulmane, initialement engagé pour la défense des musulmans au sein de la future Inde, élabore progressivement l’idée d’un pays séparé sur une base ethnoreligieuse : le Pakistan [2] – résultat des évolutions politiques des années 1930-1940. Cette compétition politique se traduit dans la société par des affrontements entre hindous et musulmans, et aboutit à la Partition du sous-continent. Au total, 12 à 20 millions de personnes auraient été déplacées pendant cette période, et un à deux millions auraient perdu la vie [3]. Ces événements ont influencé la perception des musulmans restés en Inde par les non musulmans : ils sont considérés avec méfiance, car soupçonnés d’une allégeance dissimulée au Pakistan.
« Produire » le citoyen indien
Dans ce contexte, L. Gautier se demande comment des citoyens minorisés, ici les Indiens de confession musulmane, négocient leur place dans un État national séculariste en tant que citoyens et, simultanément, membres d’un groupe religieux minoritaire – ils étaient moins de 10% lors du premier recensement de 1951 (ils sont estimés à 14% aujourd’hui). Pour y répondre, elle propose une étude longitudinale de deux universités musulmanes en se basant sur un corpus très riche, mêlant une grande diversité de sources primaires et de nombreuses références en langue ourdou. Ce matériau permet de restituer avec finesse, complexité et nuances les trajectoires des établissements qu’elle analyse sans les essentialiser, dans leur seul rapport à l’Islam comme c’est parfois le cas.
Laurence Gautier inscrit sa démonstration dans la perspective critique que développe notamment l’anthropologue étatsunien d’origine pakistanaise, Talal Asad, au sujet de l’État-nation moderne dont les institutions sécularistes auraient une vocation universelle : d’une part, le rapport à la Nation ne s’établit pas directement entre les individus et l’État, mais est intermédié par des instances – par exemple ici, les universités. D’autre part, dans la pratique, le sécularisme s’éloigne largement de ce qu’il est censé être formellement. Loin d’établir une séparation neutre entre l’État et les groupes religieux, il produit en réalité un récit majoritaire normatif, au sein duquel les minorités sont plus tolérées qu’acceptées, puisque leur intégration est évaluée à l’aune de leurs différences avec la majorité. Il induit ainsi de la défiance à l’égard des groupes minoritaires soupçonnés de favoriser leurs allégeances ethnoreligieuses aux dépens de leur appartenance au groupe politique national.
Dans ce cadre, l’originalité de la démarche de l’autrice est double. Tout d’abord, L. Gautier déploie une perspective ascendante en abordant la construction nationale indienne par l’angle des minorités, en l’occurrence les Indien·nes de confession musulmane. De plus, elle choisit d’étudier des universités, lieux stratégiques dans les processus de construction nationale, plutôt qu’un parti musulman ou une organisation islamique. Le choix de cette troisième voix, entre la logique électorale et celle religieuse, éclaire à nouveaux frais la participation des musulmans à la construction nationale et la formation du citoyen indien. La perspective critique du sécularisme indien qu’adopte L. Gautier nous permet dès lors de prendre de la distance avec les analyses normatives d’une part et avec les récits parfois hagiographiques qui sont produits sur cette période et sur la personnalité de J. Nehru d’autre part [4].
L’autrice apporte trois conclusions : premièrement, les universités ne sont pas des lieux éducatifs neutres, mais des instances de production du politique. Partant, deuxièmement, ces institutions constituent des intermédiaires entre l’État central et les musulmans dans les dynamiques nationales. Du point de vue de l’État, AMU et JMI sont des interlocutrices privilégiées pour s’adresser aux musulmans et s’attacher leur soutien. Mais de leur côté, les universités ne sont pas de simples traductrices de la politique impulsée « par le haut ». Au contraire, elles produisent « par le bas » des récits alternatifs à la vision dominante en proposant une conception de la Nation dans laquelle les musulmans sont des citoyens à part entière, en articulant, chacune à leur manière, une réflexion simultanée sur la Nation indienne et sur la « communauté » (« qaum ») musulmane. C’est pourquoi les (re)positionnements de l’État et des universités sont en constantes interactions. D’ailleurs, troisièmement, la restitution des trajectoires différenciées de l’AMU et de la JMI illustre le caractère non-homogène et non-monolithique de l’« être musulman », car les deux institutions proposent deux façons différentes de « faire minorité » ce qui permet également, in fine, de déconstruire le communautarisme et l’idée d’une solidarité mécanique entre musulmans du seul fait de leur confession religieuse.
Citoyens, bien que musulmans ?
L’enseignement fondamental de cet ouvrage est la disjonction historique entre le sécularisme tel qu’il est mis en pratique par l’État indien et tel qu’il est développé par les universités étudiées. Dès la création du nouvel État, J. Nehru applique un sécularisme dévoyé qui entretient une forme de minorisation de l’Indien musulman : ce dernier peut être citoyen en dépit de son obédience religieuse [5]. On pourrait qualifier ce sécularisme de « majoritarianiste » au sens où, indirectement, il favorise la majorité hindoue. Les sécularistes se distinguent des hindouistes [6] en ce qu’ils ne considèrent pas que le fait d’être musulman exclut de la citoyenneté pleine et entière, et se départent, en ce sens, d’une lecture xénophobe et communautaire de la société. Cependant ils entretiennent à leur manière le soupçon à l’égard des musulmans puisque ces derniers sont conçus comme un groupe distinct du groupe majoritaire hindou conçu comme référent. Ils prolongent également la perspective coloniale qui essentialise hindous et musulmans et rigidifie les oppositions entre les deux groupes.
L’ambivalence de J. Nehru est patente dès 1947 lorsqu’il choisit de privilégier la AMU comme interlocutrice, et non la JMI. Il contredit ce faisant son propre positionnement idéologique puisque la seconde a partagé les combats du Congrès à la différence de la première. Mais ce choix s’explique, précisément, par les orientations pré-1947 de la AMU qui, paradoxalement, apparaît d’abord aux yeux du pouvoir comme une meilleure incarnation de « l’identité musulmane » et donc un médium privilégié pour « parler aux musulmans ».
Ce sécularisme majoritarianiste est en conflit avec le sécularisme mis en pratique par les universités. Ainsi L. Gautier montre qu’à rebours de la représentation que le pouvoir se fait d’elles, la AMU et la JMI ne se sont pas mobilisées sur des causes strictement identitaires, mais aussi sur des luttes socio-politiques afin d’améliorer la situation des musulmans [7]. Plus généralement, les deux universités n’ont pas conçu l’adhésion à une République séculariste comme antagoniste au fait d’être musulman. Au contraire, elles ont développé une conception de la Nation dans laquelle les musulmans sont des citoyens de plein droit dont l’appartenance communautaire, loin d’être disqualifiante, nourrit en réalité le projet national. Toutefois, ces établissements font aussi face à leurs propres limites et sont critiqués par les musulmans de basses castes qui les accusent d’être élitistes et éloignés de leurs préoccupations.
Démythifier Nehru, comprendre Modi
L’ouvrage de Laurence Gautier est d’une importance majeure pour comprendre l’Inde de 2025, même si l’étude s’arrête dans les années 1990, alors que le pays n’est pas encore gouverné, et façonné, par les partisans d’une ligne dure de l’hindouisme politique comme c’est le cas depuis 2014 et l’élection de Narendra Modi, pour le Bharatiya Janata Party (BJP). Il permet justement de comprendre comment, en dix ans, l’Inde a pu à ce point évoluer vers une pratique identitaire du pouvoir dans laquelle la discrimination des musulmans (et des chrétiens) est centrale.
Ce travail montre que le sécularisme qui a irrigué l’État indien lorsque le Congrès était au pouvoir a toujours appréhendé le sujet musulman comme l’« autre » de l’intérieur, par distinction, voire opposition, avec le corps national majoritaire hindou. En creux, L. Gautier nous donne à voir les ferments idéologiques sur lesquels le BJP a pu proposer une version maximaliste de ce sécularisme majoritarianiste. Ainsi, c’est aujourd’hui au nom du sécularisme que le gouvernement Modi adopte des lois toujours plus restrictives à l’encontre des musulmans qui auraient été « favorisés » par des décennies de gouvernement congressiste. Les attaques physiques qu’ils subissent, la destruction de leurs quartiers, la suppression de leurs droits : tout cela est justifié au nom du risque « djihadiste » ou de la lutte contre des infiltrés « pakistanais » ou « bangladais » et donc, par l’impérieuse nécessité de protéger la Nation indienne.
Dès lors, si la transformation de l’Inde a pu être si rapide, c’est bien parce que la société indienne était majoritairement prête à ce dévoiement du sécularisme formel. L’histoire critique qu’en propose L. Gautier nous montre qu’en réalité, elle y était socialisée depuis 1947. De fait, N. Modi a été élu une première fois en 2014 alors qu’il était mis en cause dans des pogroms anti-musulmans [8]. Depuis, malgré les lynchages en pleine rue ou les attaques anti-musulmans de New Delhi en 2019, il a été réélu deux fois. Et si sa popularité est à présent entamée, c’est en raison de ses mauvais résultats économiques, pas de sa politique identitaire.
Laurence Gautier, Between Nation and « Community » : Muslim Universities and Indian Politics after Partition, Londres : Cambridge, 2025, 467 p.