Quelles peuvent être les avancées de la psychanalyse à une époque où celle-ci semble en recul dans le champ psychiatrique comme dans l’université ? Deux livres émanant de la Société psychanalytique de Paris offrent un début de réponse, en proposant notamment un retour aux fondements de la psychosomatique.
Recensés :
– Paul Denis (dir.), Avancées de la psychanalyse, Monographies et débats de psychanalyse, PUF/RFP, 2008.
– Claude Smadja, Les Modèles psychanalytiques de la psychosomatique, PUF, Le Fil rouge, 2008.
La psychanalyse dans la tempête
L’institutionnalisation de la psychanalyse a été tardive en France. En novembre 1926, quelques jeunes médecins, pour la plupart issus du groupe de L’Évolution psychiatrique, fondé un an auparavant, et de la Conférence des psychanalystes de langue française, créée en juillet 1926, se joignent à trois fortes personnalités : deux femmes qui ne pratiquent pas la médecine, Marie Bonaparte déjà analysée par Freud et Eugénie Sockolnicka, tête de pont freudienne auprès des psychiatres de Sainte-Anne, et un homme, Rudolph Loewenstein, analyste d’origine polonaise formé à Berlin, qui devient le didacticien de la première génération d’analystes français. Le groupe ainsi formé prend le nom de Société psychanalytique de Paris (SPP). Il est loin d’être homogène : les clivages politiques et confessionnels y sont forts, le rapport à l’orthodoxie freudienne y crée des tensions récurrentes qui débouchent sur la scission historique de 1953, date de naissance de la dissidence lacanienne (sur laquelle revient André Green dans le premier volume recensé). C’est sur cette histoire que s’ouvre l’ouvrage collectif tiré d’un colloque tenu en 2006 pour fêter le quatre-vingtième anniversaire de la SPP et le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Freud (en 1856). Il est publié dans une collection qui est le fruit d’une collaboration entre les PUF et la Revue française de psychanalyse, créée en 1927 par cette même SPP.
Si l’ouvrage paraît en 2008, le colloque s’est tenu dans un contexte tendu : celui de la publication du Livre noir de la psychanalyse (2005) et des réponses qui lui ont fait écho [1]. La guerre éditoriale des livres noirs et des contre-livres est aujourd’hui un peu apaisée, même si les enjeux de fond n’ont pas disparu. La psychanalyse est depuis les années 1980 l’objet d’offensives théoriques, historiques et pratiques qui sont devenues plus systématiques au début du XXIe siècle sous l’effet conjoint de plusieurs évolutions : la standardisation de la psychiatrie par le biais du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), qui rompt avec la psychopathologie analytique en s’attachant à cibler uniquement le symptôme pour le réduire ; l’extension de la psychopharmacologie qui sous-tend ce processus ; la pression des défenseurs des thérapies comportementales et cognitives qui, sous le paravent de l’évaluation scientifique des pratiques, grignotent les positions universitaires des psychanalystes et trouvent des relais politico-législatifs ainsi qu’une certaine légitimité économique et sociale ; le progrès des neurosciences, qui joue aussi un rôle, mais peut-être moins à sens unique.
Si les expériences de neuro-imagerie promettent une révolution de la psychologie expérimentale – qui doit prouver régulièrement qu’elle ne répète pas les dérives de la phrénologie du XIXe siècle –, la marche des neurosciences donne lieu à des reconfigurations au sein desquelles la psychanalyse semble pouvoir trouver sa place. Il faudrait interroger plus généralement, comme le fait Kapsambelis dans son article, la manière dont l’idéal du sujet porté par la psychanalyse se retrouve en inadéquation avec l’aspiration des contemporains à une autre étiologie des troubles psychiques, débarrassée de toute culpabilité ainsi qu’à une guérison rapide et peu coûteuse pour l’esprit comme pour le portefeuille. C’est toute la question de la causalité du mal – génétique, sociogénétique – qui se pose contre l’influence de la psychanalyse. C’est aussi la question de la demande des patients, plus enclins à réclamer une « direction » – sous des formes variées, comme le coaching ou la thérapie comportementale –, se sentant comme abandonnés face à la (ou l’absence de) position du thérapeute analyste. Des psychanalystes, on le sait, reviennent déjà à des techniques plus directives [2].
Psychiatrie et psychanalyse : histoire d’un désamour
Comment la psychanalyse peut-elle, dans ce contexte et dans une optique de fidélité à l’enseignement de Freud propre à la SPP, offrir un mode de compréhension renouvelé de la société et de la thérapeutique ? C’est l’objet du volume collectif consacré aux Avancées de la psychanalyse. Quatre champs sont successivement évoqués : la relation entre psychanalyse et psychiatrie, la valeur de la cure analytique, la place du corps dans la société, la conception de la maternité. On s’arrêtera surtout sur le premier thème abordé dans l’ouvrage.
Dans l’entre-deux-guerres, à une époque où la psychiatrie ne se pratique qu’à l’hôpital, l’institutionnalisation de la psychanalyse française naît en grande partie d’un rapprochement précoce entre psychiatres et psychanalystes. La Seconde Guerre mondiale n’interrompt pas ce processus. Qu’ils soient lacaniens ou affiliés à la SPP, les psychiatres ont contribué à diffuser la pratique de la psychanalyse dans l’institution hospitalière au moment où celle-ci est travaillée par un double mouvement : une mise en cause de l’institution pendant la guerre, qui débouche sur les expériences de psychothérapie institutionnelle et les réformes de sectorisation ; une révolution pharmaceutique qui, à partir des années 1950, favorise une évolution sans précédent dans l’histoire de la thérapeutique psychiatrique. Les nouvelles problématiques de la santé mentale, dans un contexte de pénurie du service public et de régression de l’institution hospitalière, réduisent l’influence de la psychanalyse sur la psychiatrie à partir des années 1970-1980. Les objectifs d’efficacité à court terme pour une profession dont le champ de compétences s’accroît sans cesse – addictions ou traumatismes par exemple – rendent plus attractives les méthodes de cure qui favorisent des résultats plus rapides et rendent apparemment moins pertinent le colloque singulier entre médecin et patient. Ce que Victor Souffir, psychiatre des hôpitaux, résume ainsi dans ce volume : « La dimension nouvelle de santé publique à laquelle contribue fortement l’épidémiologie éloigne la psychiatrie d’une théorie générale du psychisme (qu’elle aurait pu emprunter à la psychanalyse) au profit de techniques d’une bonne efficience, diffusables facilement. […] Les traitements longs qui mobilisent des forces pendant plusieurs années pour un nombre réduit de patients voient leur place très contestée. C’est le cas pour la psychanalyse. »
La psychanalyse se trouve court-circuitée par le nouveau schéma « symptôme-cerveau » qui prévaut au sein d’une nouvelle définition de la maladie mentale qu’elle ne reconnaît pas. La nouvelle campagne internationale contre la dépression, qui pousse au dépistage précoce et à la médication d’un trouble devenu épidémie [3] illustre parfaitement la manière dont les politiques de santé mentale tendent à marginaliser l’approche plus holistique des analystes. Quelques questions se posent avec plus d’acuité pour l’analyste d’aujourd’hui : celle du bon usage des psychotropes, évoqué dans une enquête récemment publiée [4] ; celle de la prise en charge des traumatismes qui forment désormais un empire conforté par une société attentive aux victimes [5]. Parmi ces dernières, on trouve des patients présentant de multiples souffrances engendrées par les transformations du travail et la course à l’efficience. C’est à une clarification des rapports entre psychanalyse et psychiatrie, sous la forme du renouveau de l’alliance à partir de la matrice analytique ou de leur séparation complète, qu’invitent les auteurs de cette partie de l’ouvrage.
La naissance de la psychosomatique
Et si le salut passait par le retour à l’offensive ? C’est la conviction de Claude Smadja, lui aussi membre de la SPP et auteur aux mêmes éditions d’un ouvrage évoquant Les Modèles psychanalytiques de la psychosomatique. On trouvera d’ailleurs aussi un développement sur le même sujet dans l’ouvrage collectif précité, sous la plume de Michel de M’Uzan, membre fondateur de l’Institut de psychosomatique de Paris, dont Claude Smadja est le médecin-chef.
Le livre contient bien plus que le titre ne le laisse promettre. Il s’agit de proclamer la valeur des concepts analytiques en matière de psychosomatique, mais aussi de montrer en quoi la proposition freudienne est un moment-clé de l’histoire des modes d’interprétation des relations du corps et de l’âme. Conçu en trois parties chronologiques qui mènent du moment cartésien aux développements des Instituts français de psychosomatique dans les années 1970, l’ouvrage n’échappe pas – mais c’est sa raison d’être – à une vision téléologique de cette histoire. Le chapitre central portant sur « l’invention de la psychanalyse » est tout à fait indispensable, mais il écrase un peu, voire fait disparaître complètement des pans entiers de cette histoire. Il est trop rapidement fait mention, par exemple, de la pratique du magnétisme qui, en marge des institutions scientifiques, puis au sein de l’hôpital sous le nom d’hypnotisme et de suggestion, de Mesmer à l’école de Nancy, dit quelque chose de cette psychosomatique. Il est vrai que la séparation accomplie par Freud vis-à-vis de cette tradition à laquelle il a participé à ses débuts a engendré un affrontement théorique qui n’a jamais cessé depuis. Cette réserve mise à part, l’ouvrage propose une riche lecture historique qui permet de donner sa place à la psychanalyse, pour laquelle « l’esprit ne s’oppose pas au corps mais en émerge au décours d’une longue évolution pulsionnelle et garde, toute sa vie durant, les traces de ses origines organiques ».
Jusqu’au XVIIe siècle, deux modèles permettent de tester les relations de l’esprit et du corps : la recherche de la localisation de l’âme dans le corps et l’économie organique sous la forme du modèle humoral ou thermique. L’introduction du dualisme cartésien, qui sépare radicalement un corps mécanique d’une âme de nature divine, ne permet plus de penser les rapports entretenus par les deux entités. À la fin du XVIIIe siècle, les Idéologues, intéressés par le renouveau de l’ordre médical, esquissent une transformation de ces conceptions. L’un d’entre eux, Cabanis, propose dans Les Rapports du physique et du moral de l’homme (1802) une approche moniste qui unifie le corps et l’esprit : les passions sises dans le cerveau sont le fruit d’instincts d’origine viscérale. La psychiatrie pinélienne s’inspire en partie de cette théorie matérialiste.
Mais l’expérience des aliénistes ne peut se satisfaire complètement de cette approche réductionniste, qui conduit toute psychologie dans l’orbite de la physiologie. Une grande partie de l’aliénisme français, contemporain de la construction des premiers asiles et du vote de la loi de 1838, va donc se nourrir d’un spiritualisme dualiste. Ce courant, qui va gagner en influence au cœur du XIXe siècle, peut prendre appui sur les idées de Maine de Biran, mais aussi sur celles de l’école psychiste allemande représentée par un médecin qui a étudié la théologie luthérienne : J. C. H. Heinroth (1773-1843). C’est précisément dans l’œuvre de cet auteur (Considérations sur l’étude des maladies, 1810), inscrite dans une réflexion métaphysique, qu’apparaît pour la première fois le terme de « psychosomatique » pour désigner la supériorité du psychisme sur l’organique. Alors que le modèle nerveux s’immisce dans la psychologie, les symptômes fonctionnels mis en valeur parmi les sujets de la Salpêtrière posent ensuite et à nouveau la question du rapport entre le fonctionnement mental et les pathologies organiques.
Dans les années 1890, le travail de Freud intervient en premier lieu dans le champ neurologique des localisations cérébrales. Pour Claude Smadja, le Viennois rompt dès cette époque avec le monisme psychophysiologique dominant qui avait pour principe de subordonner la psychologie au système nerveux : « Le modèle du parallélisme psychophysiologique marque un tournant dans la pensée psychosomatique. Pour la première fois, une réalité psychique est établie dans sa différence avec la réalité organique tout en demeurant conceptuellement dépendante d’elle. » La théorie générale des névroses, que Freud élabore dans les années suivantes à partir des cas d’hystérie et de neurasthénie auxquels il est confronté, permet de donner du sens à des symptômes considérés auparavant sur le mode physiologique et désormais rapportés à la sexualité du sujet. D’une part, l’affect procède d’une transformation de l’excitation sexuelle somatique et, d’autre part, une représentation mentale peut générer après réactualisation un ensemble de symptômes corporels. Dans la conversion hystérique, le symptôme somatique est devenu par sa valeur symbolique une classe nouvelle de symptômes qui ne peut être considérée comme tout à fait organique. Pour l’auteur, il faut renvoyer à la logique interne de la construction du mouvement psychanalytique pour comprendre l’exploitation tardive de la veine psychosomatique en son sein.
D’autres psychanalystes vont reprendre le flambeau de la psychosomatique. Georg Groddeck (1866-1934) est le premier d’entre eux. Formé à l’école de la médecine romantique allemande, admirateur de Nietzsche, il a dans un premier temps proposé à ces nombreux patients une thérapeutique mêlant hydrothérapie, massages et psychothérapie. Après avoir découvert au début des années 1910 l’œuvre de Freud, il amorce avec lui, après 1917, une correspondance. Malgré cela, l’homme, plutôt engagé politiquement et syndicalement, n’a jamais été complètement intégré au mouvement psychanalytique international. C’est dans le cadre de son auto-analyse réalisée durant la Première Guerre mondiale que Groddeck développe ses intuitions en matière de psychosomatique. À travers l’analyse d’une pharyngite se déploie ce qui s’avère être une « psychanalyse des affections organiques » rendue possible par l’élaboration théorique d’un Ça et d’un inconscient tout-puissant. L’analyse sauvage de Groddeck, qui préfigure la psychosomatique moderne, est finalement rejetée par l’orthodoxie freudienne.
C’est aux États-Unis, dans l’entre-deux-guerres, que la psychosomatique trouve à s’employer sur le terrain médical, débordant ainsi le champ de la psychanalyse. Les statistiques des compagnies d’assurance montrent alors que de nombreuses maladies somatiques ne trouvent pas de débouchés thérapeutiques, tandis que les affections constitutionnelles (migraines, asthme, eczéma) sont en forte croissance. Beaucoup de patients qui viennent consulter ne souffrent ni de troubles organiques, ni de troubles mentaux, mais simplement de troubles fonctionnels. Fruit de la collaboration entre médecins et psychiatres, la psychosomatique américaine (portée par Flanders Dunbar et Franz Alexander) va développer sa propre théorie et sa propre méthodologie dans laquelle la psychanalyse conserve une place, mais restreinte à la dimension psychologique. C’est le rapport entre émotions et physiologie (pression artérielle, glucose dans le sang, contraction des muscles, etc.) qui intéresse particulièrement ces médecins. La médecine psychosomatique recrée donc une forme de dissociation entre le psychologique et le somatique et s’éloigne finalement des postulats freudiens.
À partir de ce constat de l’hérésie groddeckienne et de la dérive physiologiste de la médecine psychosomatique, Claude Smadja avance pour finir le modèle psychanalytique de la psychosomatique tel que développé en France après la Seconde Guerre mondiale (L’Investigation psychosomatique, 1963) et pratiqué dans les Instituts de psychosomatique aujourd’hui (on trouvera dans le volume et sur le site de la SPP une bibliographie exhaustive de l’École de psychosomatique de Paris). Cette psychosomatique d’inspiration analytique, qui a pour objet d’intégrer la discipline au sein de la psychanalyse, repose sur quelques nouveaux concepts dont certains ne sont pas admis par tous les analystes, loin de là. La notion de relation d’objet élaborée par Maurice Bouvet dans les années 1950 et reprise par les psychosomaticiens a fait l’objet de vives critiques de la part de Lacan.
La méthodologie employée, l’investigation psychosomatique, s’appuie sur le repérage des relations entre une situation conflictuelle et l’existence d’une maladie. Les symptômes ont ici une fonction adaptative ou défensive, à l’image des troubles psychiques dans la psychanalyse. La notion de carence de l’expression psychique peut contribuer à comprendre le fonctionnement mental des patients psychosomatiques : elle part du constat que la faiblesse de l’activité mentale d’un malade laisse présager une atteinte somatique plus intense. Cette forme d’investigation qui se veut révolutionnaire doit permettre de déterminer de « nouveaux ensembles relationnels », de nouvelles « formes de vie » à côté des grandes catégories que sont les névrosés, les psychotiques et les pervers. En cherchant à ancrer les nouveaux concepts de l’école psychosomatique dans l’héritage freudien, l’auteur prolonge l’élan impulsé par la SPP des années 1920 et renouvelé par le colloque de 2006. Il n’est pas certain cependant que cet effort d’extension du domaine de la psychanalyse fasse l’unanimité dans un camp analytique bien affaibli par ses divisions.
Hervé Guillemain, « Extension du domaine de la psychanalyse »,
La Vie des idées
, 25 septembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Extension-du-domaine-de-la
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[1] C. Mayer (dir.), Livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud, Les Arènes, 2005 ; E. Roudinesco, Pourquoi tant de haine ? Anatomie du Livre noir de la psychanalyse, Navarin, 2005 ; J. A. Miller, L’Anti-Livre Noir de la psychanalyse, Seuil, 2006 ; T. Nathan, La Guerre des psys. Manifeste pour une psychothérapie démocratique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006 ; M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani, Le Dossier Freud : Enquête sur l’histoire de la psychanalyse, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006 ; P. H. Castel, À quoi résiste la psychanalyse ?, PUF, 2006.
[2] A. Green, Unité et diversité des pratiques du psychanalyste, PUF, 2006.
[3] P. Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, La Découverte, 2001.
[4] A. Lakoff, La Raison pharmaceutique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2008.
[5] G. Erner, La Société des victimes, La Découverte, 2006 ; D. Fassin et R. Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2007.