Pour quelles raisons estime-t-on que nos sociétés sont plus libres, prospères ou démocratiques grâce à l’institution de la propriété privée – et non pas malgré elle ?
À propos de : Éric Fabri, Pourquoi la propriété privée ?, Le Bord de l’Eau
Pour quelles raisons estime-t-on que nos sociétés sont plus libres, prospères ou démocratiques grâce à l’institution de la propriété privée – et non pas malgré elle ?
La propriété privée est souvent comprise comme un droit individuel absolu : tout propriétaire d’une chose est autorisé à en user et en abuser selon son bon vouloir, excluant les prétentions de tous les autres. Une telle conception n’est pourtant pas évidente ; elle est même généralement démentie par les multiples limites légales que rencontrent les propriétaires dans la jouissance de leur bien. De nombreuses critiques ont déjà été émises à l’encontre d’une conception absolutiste de la propriété privée [1] ; le livre d’Éric Fabri propose une synthèse originale, claire et systématique des argumentaires en faveur de cette conception et de leurs réfutations. Pour quelles raisons estime-t-on que nos sociétés sont plus libres, prospères ou démocratiques grâce à l’institution de la propriété privée – et non pas malgré elle ? Qu’est-ce qui justifie « ce pouvoir démesuré qui autorise [un propriétaire] à faire primer son intérêt sur toute considération d’intérêt général lorsqu’il s’agit de décider comment user de sa chose » (p. 10) ?
La cible privilégiée de l’ouvrage n’est pas la propriété privée comme institution consacrée par le droit de propriété, mais plutôt « l’idéologie propriétaire » (p. 11), soit une conception de la propriété comme « maîtrise absolue de l’individu sur la chose » (p. 30). Cette idéologie apparaît de manière diffuse dans certains principes politiques et juridiques, chez les auteurs libertariens ou encore dans une partie de l’opinion. Elle s’appuie selon l’auteur sur trois arguments principaux. Premièrement, la propriété privée est un droit naturel, par extension du droit de chacun sur son propre corps et sur son travail ; le respect de la personne implique alors le respect de ses propriétés. Deuxièmement, la propriété privée est la garantie de l’efficience économique : seule une économie de marché fondée sur le droit de propriété permet l’allocation optimale des ressources et des biens produits. Troisièmement, la propriété privée promeut et protège la liberté de chacun, face aux autres individus et face à l’État. Dans quelle mesure ces trois arguments sont-ils valables, tant du point de vue de leur logique interne que de leur portée politique ?
É. Fabri propose une reconstruction de ces arguments à partir des auteurs qui les ont plus ou moins explicitement défendus, puis les soumet à une évaluation critique. Par ce double travail, l’ouvrage parvient à deux thèses. Premièrement, aucun des arguments mentionnés ne permet de justifier un droit de propriété absolu : l’idéologie propriétaire est, en fin de compte, injustifiable. Deuxièmement, parmi les justifications d’un droit de propriété non absolu, la plus convaincante s’appuie sur la liberté individuelle. Mais c’est alors la liberté de tous les individus qui est à considérer et non celle des seuls propriétaires. Cela implique une réforme radicale du régime de propriété tel qu’il existe, en vue d’une meilleure répartition des propriétés ou d’un accès plus égalitaire aux ressources. Une justification conséquente du droit de propriété invite paradoxalement à en redéfinir les contours et à en limiter la puissance d’exclusion.
Une partie significative de l’ouvrage est consacrée à l’argument selon lequel la propriété privée découle d’un droit naturel aux produits du travail, et aux infatigables promoteurs de cet argument : les auteurs libertariens (de droite). La position libertarienne repose sur une interprétation du chapitre V du Second traité du gouvernement de John Locke (1632-1704) qui se résume ainsi : tout individu est par nature propriétaire de lui-même et de son travail ; il est donc également le légitime propriétaire des fruits de son travail. Ce droit sur les produits du travail précède toute convention politique : il est naturel et absolu, moyennant quelques clauses limitatives dont le nombre et la portée sont débattus.
La reconnaissance d’un tel droit a des conséquences politiques importantes. Si mon salaire est un produit de mon travail, nul ne peut en user sans mon consentement explicite. Or c’est précisément ce qui arrive lorsque l’État en prélève une partie – y compris pour des objectifs supposément nobles, comme l’assistance aux plus démunis ou le financement des hôpitaux. Toute imposition est ainsi immédiatement assimilée à une spoliation ou à un racket institutionnel. En somme, l’idéologie propriétaire rend illégitime toute justice redistributive et rend suspecte toute intervention étatique.
Selon É. Fabri, une telle interprétation, outre le fait qu’elle déforme l’intention de Locke [2], souffre d’un défaut rédhibitoire. Elle présuppose trop rapidement la liaison « naturelle » entre travail et appropriation. Dans un contexte de rareté des ressources et de rivalité des prétentions sur ces ressources, cette liaison implique de recourir à des conventions politiques pour déterminer ce qui est appropriable, ce qui est cessible, à quelles conditions, etc. La position libertarienne ne résiste pas au « défi conventionnaliste » (p. 43) : il est contradictoire de déclarer « naturel » un droit qui ne peut exister que par le truchement de conventions politiques contingentes et historiquement situées [3]. Ainsi, il est erroné d’affirmer qu’il existe un droit de propriété naturel et, à plus forte raison, absolu. L’argumentaire libertarien étant invalidé, il faut encore déterminer s’il est possible de fonder la propriété privée sur les bénéfices que chacun en retire : le droit de propriété peut-il être justifié par les conséquences avantageuses qu’il implique pour l’ensemble de la société ?
Les arguments classiques en faveur de la propriété insistent sur deux conséquences profitables de cette institution : le gain d’efficience économique et le gain de liberté qu’elle permet.
Le premier point amène É. Fabri à s’interroger : la propriété répond-elle au besoin de sécurité qu’éprouve tout agent économique ? Incite-t-elle au travail et à la création de richesses ? Garantit-elle, par le biais du marché, une allocation optimale des ressources et des biens ? Pour répondre à ces questions, il faut montrer qu’un système fondé sur la propriété privée est plus efficient que d’autres. Dès lors, l’auteur propose une analyse technique et détaillée du concept d’efficience à partir de ses formulations en économie [4]. La modélisation économique parvient à relier la propriété, la sécurité et la prospérité, mais au prix d’une importante déformation de la réalité. Ainsi, par exemple, de l’hypothèse douteuse des « marchés parfaits » (p. 197) ou de « l’idéal-type de l’individu rationnel » (p. 199). Surtout, l’argumentation par l’efficience a le défaut d’ignorer des exigences extra-économiques pourtant légitimes – en particulier, des exigences politiques ou morales. Au fond, l’argument de l’efficience ne suffit pas par lui-même à établir la légitimité de la propriété, puisqu’il laisse en suspens « la question pourtant fondamentale de la finalité de l’efficience » (p. 211).
La propriété privée pourrait-elle être le moyen privilégié de réaliser la liberté ? Encore faut-il bien comprendre ce qu’on entend par le terme de liberté. É. Fabri s’appuie ici sur trois conceptions de la liberté, à partir desquelles apparaissent trois « modèles propriétaires » distincts mais pas strictement hétérogènes (p. 262). La liberté négative, soit l’absence d’entraves à la volonté des individus, se réalise dans le modèle de la démocratie de propriétaires : chacun dispose d’un domaine propre où sa volonté prime. La liberté positive, si elle signifie une participation égale des individus à l’élaboration des lois auxquelles ils se soumettent, renvoie au modèle des coopératives : les travailleurs y contribuent à déterminer leurs propres conditions de travail. La liberté comme non-domination, soit le refus de toute soumission à la volonté arbitraire d’autrui, renvoie au modèle du revenu universel : chacun jouit de ressources élémentaires suffisantes pour échapper à la domination. L’auteur s’attache à restituer la pluralité des conceptions de la liberté sans les mettre en opposition, car l’enjeu du propos est ailleurs : quel que soit le concept de liberté auquel on s’affilie, le modèle de propriété qui lui correspond implique de délaisser l’idéologie propriétaire. Être attentif à la liberté suppose d’adhérer à une « clause universaliste » (p. 263) :
Si les individus naissent et demeurent égaux en droit, et si la propriété privée est la condition de la liberté, cela ne peut alors signifier qu’une chose : que chaque individu a un droit à la propriété privée.
Le droit de propriété privée est différent du droit à la propriété privée. Dans le premier cas, le droit garantit aux seuls propriétaires le pouvoir d’exclure autrui de l’accès à ce qu’ils possèdent. Dans le second cas, le droit garantit à tous les membres de la société un accès à la propriété. Il n’est pas certain que la propriété privée soit le seul moyen, ni le meilleur, pour réaliser la liberté ; mais ce moyen implique au moins de garantir une propriété à tous. Il est possible alors de débattre des formes de cette garantie – un capital minimal, une participation actionnariale, un revenu universel, etc. Mais ce débat implique d’abandonner l’idée que la propriété privée relève d’un droit absolu opposable à d’autres exigences politiques. Ainsi peut-on envisager différentes modalités du « rapport de propriété individualisé aux choses » (p. 266), selon des exigences de liberté voire d’efficience, mais débarrassées de l’emprise d’un concept monolithique et absolutiste de propriété privée.
É. Fabri a fait le choix de consacrer une attention particulière à l’argument lockéen et à son interprétation libertarienne, sous-bassement de l’idéologie propriétaire. Ce traitement contraste avec la brièveté relative de l’analyse des arguments fondés sur l’efficience ou la liberté. Son approche philosophique de l’efficience économique a l’avantage de rappeler l’importance de la question des fins : en vue de quoi promeut-on la performance économique ? Mais l’articulation des modèles économiques et des exigences politiques est un exercice périlleux, qui fait courir le risque de juger les premiers à l’aune de critères qui leur sont fondamentalement étrangers. À quelles conditions est-il pertinent, par exemple, de reprocher à un modèle de s’écarter du réel, comme c’est le cas pour l’hypothèse des « marchés parfaits » (p. 201) ? Un modèle ne correspond jamais parfaitement au réel qu’il prétend décrire, et cet écart n’est pas une raison suffisante pour le rejeter. Il faut pour cela montrer, données empiriques à l’appui, que le modèle ne contribue pas à accroître nos connaissances de la réalité économique ou à améliorer nos anticipations. Dès lors, un traitement exhaustif de l’argument de l’efficience impliquerait des prolongements du côté de l’épistémologie de la science économique.
On peut aussi regretter que les diverses articulations entre propriété et liberté ne soient pas développées plus en détail, en particulier dans les variantes plus ou moins radicales de l’idée de non-domination. La proposition d’une allocation universelle comme « moyen de résister à la domination à long terme » (p. 256) dans une économie de marché est convaincante. Mais elle ne résout pas une série d’autres problèmes que mentionne l’auteur, parmi lesquels celui de savoir si une telle configuration est la meilleure possible pour protéger de la domination. Un élargissement du concept de domination qui intègrerait, par exemple, des injustices structurelles, peut poser la question de savoir si l’institution de la propriété privée, du moins dans le champ des rapports économiques, n’implique pas inévitablement des effets d’assujettissement. On peut considérer, par exemple, que le marché du travail produit des effets de domination qui ne sont pas la conséquence d’actions ou d’intentions personnelles, mais plutôt d’une asymétrie structurelle entre les propriétaires des moyens de production et les autres [5]. Une allocation universelle ne pourrait, dans cette hypothèse, que compenser imparfaitement ces effets sans parvenir à les conjurer.
Deux apports de l’ouvrage méritent particulièrement d’être mis en lumière. Premièrement, au regard de la diversité des registres que mobilise la défense de la propriété privée – le droit naturel, l’efficience, la liberté –, l’auteur parvient à articuler efficacement différentes méthodes d’analyse : l’interprétation d’une œuvre classique de l’histoire de la philosophie, l’analyse critique de modèles économiques, ou les débats récents en philosophie politique autour de la notion de liberté.
Deuxièmement, l’auteur formule avec rigueur et clarté les impasses théoriques des défenses les plus intuitives d’un droit de propriété absolu sur les choses. Il n’est certes pas le premier à entreprendre cette réfutation, mais on se réjouit qu’elle soit menée avec une charité interprétative et argumentative qui fait droit à l’attrait intellectuel et à la surprenante popularité des positions libertariennes. La restitution fidèle des positions suffit-elle pourtant à enrayer cette popularité ?
É. Fabri fait le constat, tragique à bien des égards, d’une dissociation frappante entre les restrictions de la propriété privée généralement admises en droit et en philosophie, et l’attachement effectif « sur le plan des représentations » à l’idéologie propriétaire (p. 36). Indifférente, voire opposée aux positions des juristes et des philosophes, une large part de l’opinion reste attachée à la propriété comme droit absolu de jouir et de disposer de son bien. Or si l’objectif est de « faire le deuil de l’idéologie propriétaire » (p. 11), la question des moyens pertinents de sa mise à mort est ouverte. Une approche intellectuelle de la propriété privée est-elle en mesure de changer la donne, ou est-elle condamnée à renouveler l’hiatus entre philosophie et sens commun ?
par , le 2 mai
Yann Robert, « L’attachement à la propriété », La Vie des idées , 2 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Eric-Fabri-Pourquoi-la-propriete-privee
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[1] Parmi les publications francophones récentes, mentionnons : Jean-Fabien Spitz, La propriété de soi. Essai sur le sens de la liberté individuelle, Paris, Vrin, 2018 ; Pierre Crétois, La part commune. En finir avec la propriété privée, Paris, Éditions Amsterdam, 2020 ; Catherine Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, Paris, Puf, 2022.
[2] É. Fabri distingue une théorie de l’appropriation, qui justifie l’usage des ressources naturelles dans un contexte pré-politique, et une théorie de la propriété, qui justifie la répartition existante des propriétés dans les sociétés politiquement constituées. S’appuyant sur le contexte d’écriture des Deux traités, É. Fabri estime que Locke défend une théorie du premier type, mais qu’il est erroné de lui attribuer une théorie du second type.
[3] Voir Ben Bryan, « The Conventionalist Challenge to Natural Rights », Social Theory and Practice, vol.43, 2017, p. 569-587.
[4] Il s’agit en particulier des différentes interprétations de l’optimum de Pareto, nommé d’après l’économiste et sociologue Vilfredo Pareto (1848-1923).
[5] C’est la position d’Alex Gourevitch, From Slavery to the Cooperative Commonwealth : Labor and Republican Liberty in the Nineteenth Century, Cambridge University Press, 2015 ; elle est discutée dans un article récent de Jean-Fabien Spitz, « Domination ‘structurelle’ ? Le républicanisme aux prises avec les inégalités socio-économiques », Mots. Les langages du politique, 2023, p. 23–38.