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Essai International

Erdoğan peut-il se représenter ?


par Neslihan Çetin , le 18 janvier 2022


La constitution turque interdit à un président de se représenter plus de deux fois. Recep Tayyip Erdoğan semble bien résolu à passer outre. Est-ce une cause perdue ?

Les élections présidentielles et législatives en Turquie, sous réserve de tenue d’élections anticipées, auront lieu en 2023. La candidature de Recep Tayyip Erdoğan à la présidentielle constitue une question d’actualité qui donne lieu notamment à un vif débat auprès de juristes en Turquie. Malgré l’annonce récente, par des porte-parole de l’AKP (Parti de la justice et du développement, dont R. T. Erdoğan est le président général ) de sa candidature pour les élections à venir, il s’agit de savoir s’il pourrait, conformément à la Constitution, entamer un troisième mandat présidentiel alors que la Constitution limite le nombre de mandats qu’un président de la République peut effectuer à deux.

Premier ministre entre les années 2003 et 2014, R. T. Erdoğan a été élu Président en 2014 au suffrage universel direct. À la suite de la révision constitutionnelle de 2017 par laquelle la Turquie a abandonné le régime parlementaire pour passer au « système de la présidence de la République » (Cumhurbaşkanlığı Hükûmet Sistemi), tel qu’il est nommé par ses rédacteurs, il a été réélu en 2018. Élu donc déjà par deux fois, une lecture littérale de la Constitution permettrait prima facie de conclure que R. T. Erdoğan ne peut se représenter. Mais les apparences sont trompeuses.

R. T. Erdoğan est activement dans la vie politique depuis 1976, donc depuis 46 ans. Bien qu’il occupe le poste de la présidence depuis six ans, les partisans de la prorogation de son mandat ont entrepris de construire des interprétations de la Constitution afin de lui permettre de rester au pouvoir au moins jusqu’en 2033, c’est-à-dire encore 11 ans. Le principal argument avancé par les partisans de R. T. Erdoğan est celui de la « remise à zéro » des mandats présidentiels du fait de la révision de 2017. Nous sommes face à une discussion constitutionnelle en apparence technique mais qui, comme souvent en la matière, masque des enjeux politiques et démocratiques majeurs. Le premier d’entre eux, pour R. T. Erdoğan lui-même, est de respecter ou de feindre de respecter les formes juridiques afin de ne surtout pas prêter le flanc à l’accusation d’abus de pouvoir – R. T. Erdoğan justifiant toujours son action par la référence à la démocratie « à l’européenne » et se refusant à parler de « démocratie illibérale ». C’est pourquoi on se propose d’examiner la pertinence de l’interprétation défendue par les juristes partisans de R. T. Erdoğan. Ces dernières sont contestables tant du point de vue du droit interne que du droit international.

Limitation de mandat présidentiel, un rempart contre l’abus du pouvoir

La fonction première d’une constitution est de limiter le pouvoir politique. C’est pourquoi les constitutions qui ne remplissent pas cette fonction sont appelées « pseudo-constitutions » ou « constitutions d’apparence » [1]. Limiter la durée du mandat dans les régimes présidentiels, semi-présidentiels ou parlementaires où le Président est élu par le peuple est une formule très courante contre la personnalisation du pouvoir. Il est même possible de l’observer dans les exemples corrompus du système présidentiel. En Afrique par exemple, depuis 2005 la limitation du mandat existe dans 32 pays. Dans la majorité d’entre eux, on observe que la limitation est fixée à deux mandats [2]. C’est dans les années 1990, avec la troisième vague de démocratie que la limitation du nombre des mandats est devenue un phénomène véritablement répandu à travers le monde [3]. En vue de rendre plus difficile leur contournement, elles sont constitutionnalisées [4].

La Commission de Venise dont la Turquie est un État membre s’est également prononcée en la matière. Elle a précisé qu’il n’existait pas de droit à la réélection constituant un droit de l’homme spécifique et distinct, et que les limitations de mandat ne restreignaient indûment ni les droits de l’homme ni les droits politiques des candidats à l’élection. La Commission a insisté sur la nécessité de maintenir un système démocratique et a souligné que les limitations représentaient un moyen de réduire le risque d’abus du pouvoir de la part du chef de l’État.

Si on analyse les objectifs visés par la limitation du mandat présidentiel en Turquie, on constate que dans la Constitution de 1961 comme dans celle de 1982 [5], le constituant veille à éviter les abus de la fonction présidentielle et à assurer l’impartialité du Président. Conformément à cette idée, dans sa version originale la Constitution de 1982 promulguait que « Nul ne peut être élu président de la République plus d’une fois. »

L’exception prévue dans la Constitution : impossibilité pratique

L’article 101 § 2 de la Constitution tel qu’amendé en 2007 énonce que « Le mandat du Président de la République est de cinq ans. Nul ne peut être élu président de la République plus de deux fois. » Il existe une exception prévue à cette règle dans l’article 116 § 3 selon laquelle « Lorsque le renouvellement des élections est décidé par la Grande Assemblée nationale au cours du second mandat du Président, celui-ci peut de nouveau se représenter [à la présidence]. » L’expression « renouvellement des élections » désigne le cas d’une dissolution automatique du Parlement qui ne peut se faire qu’à la majorité des trois cinquièmes, ce qui nécessiterait le vote de 360 députés. La dissolution aurait comme effet automatique, une révocation mutuelle du Parlement et du Président et l’organisation de nouvelles élections.

Dans le contexte actuel, la majorité au Parlement n’est suffisante ni pour provoquer de nouvelles élections, ni pour une éventuelle révision de la Constitution dans le but de modifier la disposition sur la limitation de mandat. Le vote de 360 députés qui est exigé pour les deux procédures dépasse le nombre de députés qui adhèrent au bloc de l’AKP. Plus précisément, la répartition actuelle des sièges au Parlement met en évidence 286 députés de l’AKP, 48 députés du MHP (Parti d’action nationaliste) et 1 député de BBP (un autre parti nationaliste de droite), donc un total de 335 députés du bloc de l’AKP.

N’ayant pas la possibilité d’avoir recours à l’exception prévue à la limitation de mandat ou de faire une révision constitutionnelle faute de majorité des trois cinquièmes, R. T. Erdoğan et ses alliés tentent de trouver une interprétation de la disposition pertinente qui servirait leur intérêt.

Les interprétations constitutionnelles et « erdoganienne » de la disposition

Comme tout texte juridique, une constitution peut donner lieu à de multiples interprétations qui toutes peuvent se revendiquer d’une « méthode » rationnelle. De prime abord, les méthodes d’interprétation constitutionnelle ne donnent aucunement lieu à une solution favorable à R. T. Erdoğan [6]. Pour clarifier ce propos, il suffit de faire une simple illustration du raisonnement de juriste, en appliquant concrètement chaque méthode d’interprétation au cas d’espèce. Premièrement, du point de vue de l’interprétation textuelle, la disposition a employé le terme « nul » englobant « tout individu » qui pourrait se candidater pour les présidentielles. Dans ce cas, l’interdiction en question est valable pour R. T. Erdoğan comme elle est valable pour tout citoyen turc [7]. Deuxièmement, les comptes rendus des débats de l’Assemblée générale parlementaire et les discours adressés au peuple concernant le projet de révision ne relèvent aucune mention de possibilité d’un Président qui pourrait rester au pouvoir pendant si longtemps, éliminant donc l’hypothèse d’une interprétation historique, et fondée sur l’intention des rédacteurs, favorable à un troisième mandat. Troisièmement, le but même d’introduire cet article était de freiner les abus du pouvoir et d’empêcher l’émergence d’une tendance monarchiste [8]. On aurait bien du mal à atteindre cet objectif avec un chef d’État doté à la fois d’immenses pouvoirs et d’un mandat exceptionnellement long. Une interprétation téléologique ne saurait donc justifier un Président perpétuel. Enfin dans la perspective de l’interprétation systématique, si on admet qu’il est élu en 2023 et qu’il est de nouveau élu en 2028 à la suite de l’application de l’article 116 § 3, il serait Président pendant 19 ans. Dans ce cas la disposition limitant le nombre de mandats serait complètement vidée de son sens.

Pour contrer ces interprétations, les partisans de R. T. Erdoğan présentent un autre argument qui s’inspire de la théorie dite de la « remise à zéro » (blank slate theory) [9] des mandats présidentiels. Selon cette théorie, lorsqu’une nouvelle constitution qui comporte des règles de limitation du mandat est adoptée, ces limitations ne s’appliquent que pour l’avenir et une application rétroactive est exclue. Le raisonnement erdoganien propose notamment d’adapter cette théorie à la révision constitutionnelle de 2017 qui devrait être considérée comme une « nouvelle constitution » du fait de ses effets significatifs sur l’organisation des pouvoirs publics instaurée par la Constitution de 1982.

En bref, l’argument pro-réélection repose sur deux arguments principaux : d’une part, la révision de 2017 serait si profonde que ses effets juridiques seraient équivalents à ceux d’une nouvelle constitution, et d’autre part, R. T. Erdoğan pourrait se prévaloir de cette révision majeure pour faire appliquer la théorie de « remise à zéro » de ses mandats.

Est-ce bien le cas ? On peut en douter.

Vers un pouvoir absolu du chef de l’État : révision constitutionnelle de 2017 et avancées démocratiques détricotées

L’histoire constitutionnelle turque a connu un très grand nombre de révisions constitutionnelles. Elles sont majoritairement intervenues sous le gouvernement de R. T. Erdoğan lequel est à lui seul responsable de la modification de 134 dispositions depuis qu’il est arrivé au pouvoir en 2002. La révision de 2017 reste néanmoins le changement le plus important que la Constitution de 1982 ait subi car, à elle seule, elle a porté sur plus de 70 articles de la Constitution. Cette révision a en effet renforcé le pouvoir présidentiel à la fois lors des périodes d’urgence et les périodes ordinaires, a supprimé le poste du Premier ministre et réduit la capacité du Parlement d’enquêter ou de contrôler le Président ; ce dernier possède désormais le pouvoir de dissolution du Parlement à tout moment sans contre-pouvoirs effectifs ; le pouvoir de nomination et de révocation des vice-présidents, des ministres et des hauts fonctionnaires a rendu ces derniers dépendants du Président lequel est également en mesure d’émettre des décrets-lois présidentiels sur des questions politiques, sociales et économiques. Ce ne sont là que quelques illustrations…

Cette révision a bel et bien introduit un changement de régime politique et tous ces changements ont été présentés à l’époque comme instaurant un régime présidentiel « à la turque ». Cette ultime précision change toutefois considérablement la donne car malgré la revendication d’une « similitude de 90% » avec le régime présidentiel américain, il s’agissait en réalité d’un régime de fusion des pouvoirs ou autrement dit d’un régime hyper-présidentiel [10]. Le pouvoir était centralisé en la personne du Président R. T. Erdoğan à qui on attribuait dorénavant des titres comme « nouveau Sultan » ou « Monarque républicain » [11]. Le prétendu rapprochement du rôle du Président turc avec les Présidents « forts » de France et des États-Unis n’était donc qu’une tactique souvent utilisée par des autocrates [12], consistant à se servir des exemples des démocraties constitutionnelles qui auraient fait la « même chose » sans être étiquetées comme un État démocratique dévoyé.

À la lumière de ces observations, la révision de 2017 apparaît si profonde qu’on peut parler d’un bouleversement institutionnel plutôt qu’une révision de la Constitution. Et c’est précisément sur cela que se fondent les partisans d’un troisième mandat de R. T. Erdoğan : ce changement justifierait selon eux une « remise à zéro » des mandats précédents. Or, de deux choses l’une : ou bien cette révision est effectivement si profonde qu’elle s’analyse en une utilisation frauduleuse du pouvoir de révision car une nouvelle constitution suppose une procédure constituante, ou bien cette révision n’est effectivement pas si profonde et dès lors aucune remise à zéro des mandats ne se justifie.

Changement partiel ou total de la Constitution ? : utilisation frauduleuse de la procédure de révision

L’article 175 de la Constitution porte sur sa révision. Selon le premier paragraphe, les propositions d’amendements constitutionnels ne peuvent être adoptées qu’à la majorité des trois cinquièmes du nombre total des membres du Parlement. Si la loi portant amendement constitutionnel est adoptée à une majorité inférieure aux deux tiers, elle est soumise à un référendum. C’est précisément ce qui s’est réalisé en 2017, la loi a été soumise à l’approbation par voie du référendum et a été adoptée avec 51.41% des voix contre 48.59%.

Après avoir fait le point sur le contenu de la loi de révision, le nœud du problème est de préciser si, du point de vue matériel, les changements effectués dans la Constitution de 1982 peuvent être qualifiés d’une « révision », même si on a suivi la procédure prévue à cet effet. Sinon, l’emploi d’une procédure pour une finalité toute différente, correspond à un comportement frauduleux. Traditionnellement, la révision de la constitution s’entend d’une modification « partielle » ou « relative » du texte constitutionnel [13]. Le changement ne saurait être total, car celui-ci repose sur un pouvoir illimité par nature et appartenant à la nation. Le changement partiel est le seul changement qu’une constitution peut réguler. Par définition limité et encadré, ce type de changement justifie la nature limitée du pouvoir de révision. Cette distinction donne naissance à la conceptualisation du pouvoir constituant et du pouvoir constitué [14] et assure la suprématie de la constitution. Cette supériorité définit l’État de droit constitutionnel et c’est notamment ce principe prééminent sur lequel s’appuie l’ensemble de la théorie constitutionnelle moderne. La Turquie qui revendique être un État de droit conformément à l’article 2 de la Constitution, ne constitue donc pas une exception à cette théorie de la distinction entre le pouvoir constituant et le pouvoir constitué.

Par conséquent, le pouvoir de révision doit respecter les dispositions de la constitution qui l’organisent et parfois qui lui imposent des limites. La raison politico-juridique avancée en vue de justifier la limitation du pouvoir constitué réside dans l’idée que les organes chargés de réviser la Constitution sont l’incarnation d’une majorité politique conjoncturelle et qu’il ne faut pas laisser à leur appréciation arbitraire la protection des principes de l’État de droit et de la démocratie [15]. La révision de 2017 démontre concrètement ce qui reste de la séparation des pouvoirs si un pouvoir constitué arrivait à se substituer au pouvoir constituant.

On peut distinguer les pouvoirs constituant et constitué de deux manières ; en utilisant un critère formel ou matériel. Selon le premier, le pouvoir de révision est un pouvoir institué par la constitution, par conséquent il est soumis à la constitution et doit s’opérer suivant les règles fixées par la Constitution » [16]. D’après le second, des limites à l’exercice du pouvoir de révision peuvent être déduites de l’esprit de la constitution. Le pouvoir de révision ne peut pas toucher aux principes politico-philosophiques inhérents à l’ordre constitutionnel [17]. Toute révision qui porte atteinte à un principe ou une disposition intangibles de la Constitution doit donc être considérée comme un détournement du pouvoir de révision ou autrement dit une révision frauduleuse [18].

En l’espèce, la Constitution de 1982 détermine les limites matérielles à la révision dans son article 4, selon lequel les dispositions des articles 1 et 3, ainsi que les caractéristiques de la République précisées dans l’article 2 sont intangibles. Or ce dernier dispose que « La République de Turquie est un État […] s’appuyant sur les principes fondamentaux exprimés dans le préambule. » Ainsi, non seulement les principes mentionnés dans l’article 2, mais ceux aussi qui sont exprimés dans le préambule font partie des limites matérielles. Le préambule de la Constitution souligne que « la séparation des pouvoirs […]se limite à une coopération civilisée et à une division des fonctions […] » Cela corrobore le raisonnement selon lequel le principe de séparation des pouvoirs fait partie des principes énoncés dans le préambule et devrait donc être soustrait à toute révision.

De même, le préambule affirme que « […] aucune personne ou institution habilitée à exercer la souveraineté au nom de la nation ne peut enfreindre la démocratie libérale spécifiée dans la présente Constitution […] » Le caractère libéral se manifeste notamment à travers divers articles dont l’article 13 qui soumet toute restriction des droits fondamentaux au respect du principe de proportionnalité et aux exigences d’un ordre social démocratique. Les constitutionnalistes turcs s’accordent à dire qu’il faut entendre par l’ordre social démocratique, les caractéristiques générales et universelles des démocraties libérales occidentales [19]. Pourtant, avec la révision de 2017, la promesse de « démocratie avancée » de R. T. Erdoğan a plutôt abouti à la « mort de la démocratie turque ».

Certes, dès lors qu’on accepte la distinction entre la révision partielle et celle totale, il faut préciser à partir de quel degré d’altération on qualifie une révision de « totale ». Sans le savoir, les partisans de la réélection de R. T. Erdoğan donnent eux-mêmes la réponse. Dans le but de négliger le mandat du Président qui a été effectué avant la révision de 2017, ils évoquent sans cesse à quel point cette dernière a modifié profondément les institutions fondamentales et le statut du Président. Cet argument sert à prouver le caractère frauduleux de la révision et à démentir leur propre raisonnement, car puisque cette révision modifie notamment le régime et porte atteinte à l’essence de la Constitution, elle ne peut s’analyser autrement que comme une révision totale. Cette révision caractérisée par une logique d’« executive aggrandizement  » [20], bouleverse les décisions politiques fondamentales prises lors de la rédaction initiale de la Constitution. Elle s’analyse donc en une « révision inconstitutionnelle de la Constitution » [21]. La description d’une révision frauduleuse de P. Wigny, juriste et homme politique belge, qui dénie « toute valeur juridique à des manœuvres qui aboutiraient […] à vider le régime de sa substance démocratique en laissant subsister les institutions comme un vain décor juridique » [22] décrit parfaitement ce qui s’est passé en 2017.

Finalement, l’argument qui se fonde sur le changement substantiel du statut du Président à partir de 2017 pour expliquer sa réélection n’est pas admissible, car la révision constitutionnelle est effectuée en méconnaissant les limites matérielles et en usurpant le pouvoir constituant. L’instrumentalisation des règles prévues pour la révision constitutionnelle pour établir un régime d’une inspiration toute différente constitue une « fraude à la Constitution » [23]. Le caractère frauduleux de la révision empêche R. T. Erdoğan de s’en prévaloir, car en droit turc comme partout ailleurs le principe selon lequel « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » (qui trouve ses origines dans le droit romain) existe. Il faut par ailleurs tenir compte du fait que le référendum s’est déroulé dans les conditions de l’état d’urgence donnant lieu à plusieurs anomalies de procédure, constatées également par la Commission de Venise. Le comportement frauduleux s’étend donc à tous les aspects de la révision en question.

Par ailleurs, les partisans de la réélection considèrent le vote comme le seul moyen d’expression de la volonté générale [24] et cherchent à justifier la violation de la règle de deux mandats par l’approbation de la révision au référendum. Toutefois, l’objet du vote était une « révision constitutionnelle » – la limitation du nombre de mandats demeurant inchangée – et non pas une « nouvelle constitution. » Étant admis que le peuple a donné son accord pour une révision comportant au maximum deux mandats, prétendre qu’il a en réalité voté pour une nouvelle constitution ouvrant la voie à plus de deux mandats est non seulement frauduleux, mais porte également atteinte au droit d’expression libre de la volonté des citoyens et à la confiance populaire dans les institutions.

Conclusion

On saura bientôt si une révision frauduleuse de la Constitution peut être utilisée en vue de permettre au Président de parvenir à ses fins en toute illégitimité : il reviendra au Conseil électoral supérieur (YSK), la plus haute institution judiciaire qui gère et contrôle le bon déroulement des élections, de se prononcer en dernier ressort sur une éventuelle candidature de R. T. Erdoğan à la présidentielle en 2023.

Ce qui rend la position du Conseil décisive, c’est l’impossibilité de faire appel contre les affaires liées aux élections devant une autre instance. Comme le Conseil n’est pas une juridiction selon le droit turc, ses décisions ne sont pas contestables devant la Cour constitutionnelle. Ce statut du Conseil, qui est en contradiction totale avec sa composition et son mode de fonctionnement, empêche l’accès à un recours effectif en matière électorale. Au bout du compte, tout dépendra de la composition du Conseil et son manque avéré d’indépendance jouera certainement un rôle capital.

Si R. T. Erdoğan parvenait à se porter candidat et se faire réélire, la disposition constitutionnelle portant sur la limitation des mandats ne serait plus effective et perdrait son caractère contraignant. Dès lors, la mauvaise foi constitutionnelle [25] de R. T. Erdoğan et des autres autorités qui encouragent ses actions l’emporteraient contre l’État de droit. K. Gözler, professeur de droit constitutionnel turc, a d’ailleurs déjà proposé de parler de « déconstitutionnalisme » pour décrire une telle situation. On ne peut exclure que l’avenir lui donne raison.

par Neslihan Çetin, le 18 janvier 2022

Pour citer cet article :

Neslihan Çetin, « Erdoğan peut-il se représenter ? », La Vie des idées , 18 janvier 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Erdogan-peut-il-se-representer

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Giovanni Sartori, « Constitutionalism : a preliminary discussion », American Political Science Review, vol. 56, n° 4, 1962, p. 853- 855.

[2Henry Kwasi Prempeh, « Presidential Power in Comparative Perspective : The Puzzling Persistence of Imperial Presidency in Post-Authoritarian Africa », Hastings Const. L.Q., vol. 35, n° 4, 2008, p. 771.

[3Tom Ginsburg, James Melton, and Zachary Elkins, « On the evasion of executive term limits », William and Mary Law Review, vol. 52, p. 1807, 2011.

[4Mila Versteeg, Timothy Horley, Anne Meng, Mauricio Guim, Marilyn Guirguis, « The law and politics of presidential term limit evasion », Colum. L. Rev., vol. 120, 2020, p. 173.

[5TBMM, « Danışma Meclisi Tutanak Dergisi », Yasama Yılı, vol. 2, 1982, p. 398-400.

[6Parmi les juristes turcs, cette approche est défendue par : Tolga Şirin, Kemal Gözler, Şule Özsoy, Murat Sevinç, Ergun Özbudun, İbrahim Kaboğlu, Süheyl Batum, Sevtap Yokuş.

[7Kemal Gözler, Türk Anayasa Hukuku, Ekin Basım Yayın Dağıtım, 2018, p.762.

[9Mila Versteeg, Timothy Horley, Anne Meng, Mauricio Guim, Marilyn Guirguis, « The law and politics of presidential term limit evasion », Colum. L. Rev., vol. 120, 2020, p. 173.

[10Ahmet Insel, « L’autocrate élu et sa nouvelle République », Les Cahiers de l’Orient, vol. 127, n° 3, 2017, p. 27-40.

[11Éric M. Ngango Youmbi, « L’amendement constitutionnel du 21 janvier 2017 en République de Turquie : vers un reflux démocratique ? », Revue française de droit constitutionnel, vol. 118, n° 2, 2019, p. 475-501.

[12Kim Lane Scheppele, « Autocratic legalism », The University of Chicago Law Review, vol. 85, n° 2, 2018, p. 545-584.

[13Arnaud Le Pillouer, « “De la révision à l’abrogation de la constitution” : les termes du débat », Jus politicum. Revue de droit politique, vol. 3, 2009.

[14Arnaud Le Pillouer, « Pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant dérivé : à propos de l’émergence d’une distinction conceptuelle », Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, vol. 25-26, 2006, p. 123-141.

[15Arnaud Le Pillouer, « “De la révision à l’abrogation de la constitution” : les termes du débat », Jus politicum. Revue de droit politique, vol. 3, 2009.

[16Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, (réimpression par CNRS, 1962) tome II, 1922, p. 497.

[17Yaniv Roznai, Unconstitutional constitutional amendments : The limits of amendment powers, Oxford University Press, 2017, p. 70.

[18Olivier Beaud, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 452-453.

[19Ergun Özbudun, Türk Anayasa Hukuku, Ankara, Yetkin Yayinlari, 1986, p. 83.

[20Nancy Bermeo, « On democratic backsliding », Journal of Democracy, vol. 27, n° 1, 2016, p. 5-19.

[21Ibrahim Ö. Kaboğlu, « Anayasa’ya aykırı anayasa değişikliği », BirGün Gazetesi, 28.04.2016.

[22Pierre Wigny, Droit constitutionnel : principes et droit positif, Bruxelles, Bruylant, t. I, 1952, p. 215.

[23Georges Liet-Veaux, « La ‘fraude à la constitution’ : essai d’une analyse juridique des révolutions communautaires récentes », Revue du droit public, 1943, p.116-150.

[24Ergun Özbudun, « AKP at the Crossroads : Erdoğan’s Majoritarian Drift », South European Society and Politics, vol. 19, n° 2, 2014, p. 155-167.

[25E. David Pozen, « Constitutional bad faith », Harv. L. Rev., vol. 129, 2015, p. 885

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