Comment ce symbole de liberté qu’est l’automobile pour les Américains les mène-t-elle à un cycle d’endettement et d’emprisonnement ?
Comment ce symbole de liberté qu’est l’automobile pour les Américains les mène-t-elle à un cycle d’endettement et d’emprisonnement ?
Comment la voiture, symbole de liberté, mène-t-elle à la porte du pénitencier ? Voici l’interrogation originale à laquelle s’attache à répondre cet ouvrage, entre essai et écrit académique.
Pour mener cette recherche, les auteurs s’appuient sur un cadre théorique et des matériaux originaux. L’approche théorique est qualifiée d’holistique (p. 19) par les auteurs (on aurait envie de parler de fonctionnalisme, dans la mesure où chaque élément social et culturel remplit une fonction dans le système) : les contrôles routiers, les recettes policières provenant des amendes et des taxes, la surveillance à outrance, l’économie du prêt automobile, les dettes judiciaires ainsi que les inégalités raciales qui affectent chacun de ces faits sociaux forment un système qui, mécaniquement, implacablement, mène à l’incarcération. Le matériau de l’enquête repose tout d’abord sur une campagne d’entretiens atypique, menés de façon majoritaire avec des peer researchers, c’est-à-dire des anciens détenus étudiants formés aux sciences sociales, dans le cadre du NYU Prison Education Program Research Lab. L’enquête repose également sur un vaste dépouillement de la littérature scientifique consacrée à l’incarcération, à l’endettement, à la pauvreté et aux inégalités raciales, complété par un recours aux statistiques sociales fournies par différentes agences américaines.
L’ouvrage commence par mettre en question la thèse d’un déclin de la culture automobile américaine. Certes, l’industrie automobile n’est plus aussi dominante qu’autrefois aux États-Unis ; la distance parcourue en automobile diminue depuis son acmé en 2004. Toutefois, la voiture reste un bien incontournable pour la majorité des Américains : près de 90 % des ménages sont équipés au moins d’une voiture. Ces constats ne valent pas seulement outre-Atlantique : en France, au-delà du discours de la baisse de l’engouement pour la voiture, on repère plutôt des signes d’universalisation de l’automobile : diffusion du permis de conduire, hausse du taux de multi-équipement. Cette diffusion quasi-complète de l’automobile a été théorisée par plusieurs auteurs, sous le terme d’automobilité [1], de telle sorte que les origines du système automobile sont désormais bien connues [2], même si les travaux classiques en la matière ne sont guère cités par les auteurs. Toutefois, l’originalité de leur analyse consiste à rappeler les étapes et les formes de la dépendance automobile au sein de la société américaine, en lien avec les logiques de domination raciale. En particulier, les auteurs rappellent que le contrôle et la restriction de la mobilité (spatiale) des Noirs sont au cœur de l’histoire américaine. Le célèbre arrêt de la Cour suprême Plessy vs Ferguson est analysé de façon extrêmement éclairante et originale sous l’angle de la mobilité des Noirs, puisque la doctrine, « separate but equal », a justement trait à l’usage des transports en commun [3] (p. 29).
L’automobile permettrait justement, selon les auteurs, une forme de libération, sous contraintes, de la mobilité des minorités. Elle autorise l’accès aux loisirs et la sortie du ghetto. Cette liberté est toutefois restreinte : Gretchen Sorin (historienne citée p. 30 [4]) affirme ainsi que « [si] la route était peut-être publique, (…) les abords de la route [aires de services et commerces longeant les routes] étaient privés et étaient synonymes d’humiliation et de danger pour les automobilistes non blancs qui passaient par là et cherchaient des services. » La diffusion de l’automobile constitue alors un défi pour une société qui contrôle la mobilité des Noirs. Or, la démocratisation de la voiture fait écho à la militarisation et au renforcement du contrôle routier ; les auteurs montrent, de façon brillante, comment le policing routier s’est progressivement imposé aux États-Unis (et ailleurs !). Les pouvoirs des policiers sur les conducteurs et les passagers sont devenus forts et naturels (plus de 50 000 contrôles routiers par jour aux États-Unis – voir p. 5). La police de la route devient une police universelle (puisque tout le monde, ou presque, a une voiture) et bénéficie de matériels particulièrement perfectionnés.
Les auteurs pénètrent ensuite dans l’enceinte des prisons et y relèvent la place considérable et paradoxale de l’automobile. Cette dernière est l’objet de nombreuses conversations, et elle y joue le même rôle de marqueur social que dans le reste de la société. Elle peut constituer un objet qui permet, de façon provisoire et incertaine, de s’extraire des positions subalternes et dominées au sein de la stratification sociale. À cet égard, les travaux de David Gartman [5] auraient pu rendre l’argumentation des auteur.es plus solide : démontrant que le design des modèles automobiles a connu de fortes modifications au cours du XXe siècle, David Gartman défend la thèse selon laquelle l’automobile est, et reste, une forme d’opium du peuplepopulaire face aux frustrations du travail fordiste.
Avoir une voiture valorisée engendre un coût très élevé ; un modèle coûteux, peu répandu parmi les populations pauvres et racisées, nécessite, entre autres, des crédits à des taux usuriers et expose à des contrôles policiers fréquents et suspicieux. À ces aspects symboliques de la culture automobile s’ajoute la nécessité de posséder une voiture à la sortie de prison : les obligations du contrôle judiciaire imposent des trajets fréquents, pour lesquels les retards peuvent constituer des infractions ; la recherche de logement et de travail est aussi tributaire d’un accès individuel à l’automobile, dans des espaces où les transports publics demeurent rares ou chronophages. Le chapitre s’achève sur la double contrainte dans laquelle sont insérées les populations pauvres et/ou racisées : apportant l’indépendance et la liberté, l’automobile est aussi source de risques et de dangers.
Les auteurs mettent alors en lumière le rôle des contraventions routières dans l’incarcération des populations racisées. Ils rappellent d’abord combien le système des amendes forfaitaires, est fortement anti-redistributif et qu’il a été dévoyé en source de revenus providentielle pour les États et les municipalités qui connaissent, au cours des années 1970 des restrictions budgétaires fortes. Suivant une logique proche de celle de David Graeber sur les frontières de l’endettement [6], les auteurs considèrent que les amendes ainsi que les redevances routières constituent des dettes dues à l’État, des quasi-obligations, dont les intérêts s’accroissent en cas de non-paiement. En effet les contraventions, selon les auteurs, constituent des moyens juridiques tout à fait originaux, puisque « l’État joue à la fois le rôle d’exécuteur, de juge, de punisseur, de collecteur de dettes et de créancier » (p. 74). Dans une société où l’équipement automobile est la norme, chaque citoyen devient ainsi soumis à de tels impôts cachés. Or, le non-paiement de telles dettes peut aboutir à des sanctions pénales voire à l’emprisonnement, dans un cercle vicieux implacable : si une amende n’est pas payée immédiatement, elle peut faire l’objet d’une majoration, suivie par des pénalités de retard et des frais de recouvrement. Peut s’ensuivre une suspension du permis de conduire, qui, si elle est enfreinte, en particulier pour celles et ceux qui ne peuvent se passer de la voiture, peut conduire à des peines d’emprisonnement.
Une autre forme d’endettement, celui destiné à l’achat d’une voiture, joue un rôle important dans le système décrit par les auteurs. Si son encours arrive en troisième position après la dette étudiante et la dette pour le logement, la dette automobile reste ignorée des autorités publiques.
Avec un encours égal à 1047 milliards (soit 40 % du PIB français en 2022 !), l’endettement automobile est massif. Il trouve son origine dans des voitures particulièrement coûteuses, ce qui conduit fréquemment à des crédits : 87 % des véhicules neufs sont achetés à crédit. Les auteur.es ajoutent que le marché du financement de véhicule est totalement libéralisé et peu réglementé. Non assimilé à un crédit dont le taux de l’usure est plafonné, un type de contrat, le retail installment sales contract, ajoutant de nombreux suppléments, renchérissant considérablement le coût des voitures, est fréquemment utilisé à destination des créanciers les plus fragiles. Des sociétés de financement aux pratiques douteuses s’adressent aux personnes dont les scores de crédit sont particulièrement faibles (ou inexistants, c’est le cas des détenus qui ne peuvent justifier d’un historique récent de crédits). Acquérant des véhicules coûteux, aux conditions de financement défavorables, les plus fragiles sont par ailleurs victimes des agences de recouvrement : ces dernières demandent que le débiteur soit présenté devant le tribunal et, s’il ne se présente pas, il risque alors l’emprisonnement. La dépendance automobile concourt à faire du crédit automobile une priorité pour de nombreux ménages, alors même que les coûts de l’automobile sont variés : achat, réparation, immatriculation, maintenance, assurance, contraventions, frais de justice, etc. Aussi, c’est désormais 17 % de leur budget que les Américains consacrent à l’automobile, plus que pour l’alimentation. Et ce budget est encore plus lourd pour les plus pauvres, comme l’avaient montré pour la Grande-Bretagne d’autres auteurs [7], conduisant à cette situation que les pauvres paient plus [8].
L’une des priorités des sortants de prison est souvent de restaurer les droits à la conduite (procédure de reinstatement). En effet, la suspension du permis est très fréquente aux États-Unis (190 000 suspensions en 2016) du fait des réglementations de type « Smoke a joint, lose your license ». Notons que la suspension du permis peut être causée par des infractions non liées à la conduite. Or, la procédure de reinstatement a un coût important, souvent alourdi du montant (auquel sont ajoutés des intérêts…) d’anciennes amendes. Du fait de leur situation, les détenus ont souvent des primes d’assurance particulièrement élevées.
Un dernier élément réside dans les dispositifs de surveillance liés à la voiture. Les auteurs notent que les voitures, de plus en plus connectées, sont des machines à produire des données. La géolocalisation des voitures et l’appariement des téléphones mobiles permettent ainsi de connaître les lieux fréquentés, les goûts musicaux, les comportements de freinage et d’accélération, … qui sont tout autant de données susceptibles de créer un marché de la donnée automobile. Les contrôles routiers sont de plus en plus réalisés par des dispositifs technologiques ; la lecture des plaques permet à la police de connaître l’existence d’infractions antérieures, d’où le ciblage des populations vulnérables. Des technologies comme les lecteurs automatiques de plaques d’immatriculation sont susceptibles de contrôler des milliers de plaques à la minute, qui sont confrontées à une base de données des plaques d’immatriculation problématiques, non sans produire de très fréquents faux positifs.
L’ouvrage ouvre sur deux perspectives. La première formule les craintes liées aux nouvelles formes de mobilité (véhicules électriques, voitures partagées, applications de covoiturage…), qui, in fine, reposent sur une marchandisation des données souvent préjudiciable aux plus vulnérables. À cet égard, les auteurs formulent des doutes sur la capacité du progrès technologique à produire mécaniquement du progrès social : le capitalisme étant intrinsèquement lié aux inégalités raciales [9], les entreprises de la Silicon Valley ne dérogent pas à la règle – ce que montre très bien, dans le contexte français, la dimension fortement racialisée d’une entreprise comme Uber [10]. La deuxième perspective contient quelques propositions de politiques publiques visant à détricoter le cercle vicieux de l’automobilité : entre autres choses, les auteurs proposent une recomposition du policing routier, supprimant les contrôles routiers armés ainsi qu’un système d’amendes proportionnelles aux revenus. Du point de vue des marchés financiers, les auteurs proposent une régulation du crédit automobile, avec la mise en place d’un plafonnement fédéral des taux et l’éviction des acteurs financiers prédateurs. En ce qui concerne les outils de surveillance, les auteurs appellent de leurs vœux une réglementation générale sur les données, semblable à celle dont s’est dotée l’Union Européenne.
Au sortir de l’ouvrage, on est à la fois convaincu et révolté : convaincu par la démonstration d’un système extrêmement pervers, choqué par les mécanismes implacables qui sont décrits. Loin de l’automobile mythifiée, considérée comme une cathédrale [11], braquer la lumière sur la voiture et ses multiples dimensions permet de montrer qu’elle peut mener à l’ombre. On en sort convaincus que la voiture est bel et bien un objet central des sociétés contemporaines, l’automobilité étant « considérée par certains comme « l’une des structures les plus puissantes à laquelle les individus sont confrontés » [12].
par , le 13 novembre 2023
Yoann Demoli, « En voiture pour la prison », La Vie des idées , 13 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/En-voiture-pour-la-prison
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[1] John Urry, « The ‘System’ of Automobility », Theory, Culture & Society, Vol. 21, No 4-4, 2004, p. 25-39.
[2] Pour une synthèse, voir Yoann Demoli, Pierre Lannoy, Sociologie de l’automobile, La Découverte, Paris, 2019.
[3] En 1892, un homme métis, Homer Plessy, a délibérément violé la loi en s’asseyant dans un wagon de chemin de fer réservé aux blancs, infraction pour laquelle il est poursuivi, donnant lieu à l’arrêt cité de la Cour Suprême.
[4] Gretchen Sorin, Driving While Black : African American Travel and the Road to Civil Rights, New York, New Press, 2020.
[5] David Gartman, Auto Opium : A Social History of American Automobile Design, Londres, Routledge, 1994.
[6] David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2011.
[7] Julie Froud, Sukhdev Johal, Adam Leaver, et Karel Williams, K, « Not Enough Money : The Resources and Choices of the Motoring Poor », Competition & Change, Vol. 6, No 1, 2002, p. 95–111.
[8] David Caplovitz, The Poor Pay More : Consumer Practices of Low-Income Families, New York, Free Press, 1968.
[9] Le capitalisme racial est un concept forgé par Cedric J. Robinson (Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, Londres, Zed Books) qui envisage l’histoire du capitalisme comme fondée sur l’extorsion de la plus-value des personnes racisées par les groupes dominants.
[10] Sophie Bernard, UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, Presses universitaires de France, 2023.
[11] Roland Barthes, Œuvres complètes I, Paris, Éditions du Seuil, 1957.
[12] John Urry, Sociology Beyond Societies : Mobilities for the Twenty-First Century, Londres et New York, Routledge, 2000, p. 60.