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Recension Histoire

En finir avec l’Etat moderne ?

À propos de : Isabella Lazzarini, L’Italie des États territoriaux, Éditions de l’EHESS


par Pierre Nevejans , le 5 mai


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L’étude de la complexité des structures politiques médiévales italiennes remet en question l’idée d’un État moderne naissant progressivement au Moyen Âge. La traduction du classique d’Isabella Lazzarini paraît essentielle pour comprendre les dynamiques politiques de la péninsule.

Isabella Lazzarini, désormais professeure ordinaire à l’université de Turin, publiait en 2003 chez Laterza L’Italia degli stati territoriali. Elle y proposait à la fois la synthèse d’une historiographie dense sur la péninsule italienne de la fin du Moyen Âge et une vision prospective sur ce qu’il était possible d’en comprendre pour les recherches à venir. La traduction qui paraît aujourd’hui rend disponible à un public non-italophone ce contrepoint à la doxa historiographique sur la naissance de l’État moderne. Bien loin de l’idée que l’État actuel puiserait ses racines dans le Moyen Âge, Isabella Lazzarini part des sources et s’interroge sur l’existence même d’une entité que l’on pourrait qualifier d’«  État  » à l’époque médiévale.

Une péninsule faite d’organisations emboîtées

La péninsule italienne est au Moyen Âge morcelée en centaines de territoires plus ou moins liés les uns aux autres. À partir du XIVe siècle, ce nombre décroît et certaines entités prennent le pas sur les autres (principalement Florence, Venise, Milan, Naples et les États pontificaux). Dans ce contexte, les Italiens recherchent alors une forme d’organisation garantissant l’autonomie de chaque territoire et le maintien de sa propre forme d’organisation politique, tout en reposant sur des circulations – de personnes et de pratiques – entre eux, créant, de fait, un système complexe d’interconnexions. Isabella Lazzarini montre que l’accroissement des «  grands  » de la péninsule ne passe pas par une simple absorption dans une administration grandissante, mais par le développement d’une nouvelle forme d’organisation.

Aux XIVe et XVe siècles, l’Italie serait ainsi le creuset d’une organisation socio-politique faite d’emboîtements concentriques (p. 83-84). Dès le XIe siècle, des concordats sont signés entre les nobles normands qui tiennent une partie de l’Italie méridionale et le saint empereur romain germanique ; ces accords débouchent en 1130 sur la constitution du royaume de Sicile (p. 112). Au fil du temps, les échelles de ces accords se multiplient. C’est dans cette optique qu’une série de seigneuries rurales toscanes ou lombardes (les Malaspina, les Guidi ou les Ubaldini) intègrent la république de Florence ou le duché de Milan, parce que leur organisation locale permet à ces dernières de maintenir une organisation territoriale stable. On retrouve des logiques similaires dans le contado vénitien, alors que la république de Venise établit son autorité sur l’ensemble du quart nord-est de la péninsule. [1]Ces seigneuries peuvent avoir intérêt à utiliser les conflits entre les puissances, qui peuvent autant les menacer autant que les défendre. Les relations internes à ces sphères d’influence peuvent ainsi jouer des contradictions du système.

Des factions à l’unité gouvernementale

À la tête du système péninsulaire se trouve le saint empereur romain germanique. Toutefois, contrairement à la période précédente, au cours de laquelle les empereurs intervenaient souvent dans la péninsule et affrontaient le pouvoir pontifical – le conflit entre «  guelfes  » et «  gibelins  » –, ils n’exercent plus au XIVe siècle qu’un cadre de légitimation et non un gouvernement effectif (p. 87). Dans un contexte d’annexions des uns par les autres, ces factions parviennent à s’organiser autour d’une structure centrale, cohérente, qui gère la cohabitation entre les composantes. Hors de cette harmonisation, chacun redéfinit constamment ses rapports avec les autres par le biais de guerres et de traités de paix. C’est ce qui fait la souplesse géopolitique de l’Italie médiévale. Cette démonstration, qui permet de voir l’intégration des organisations dans d’autres plus grandes, explique par ailleurs que l’autrice se soit intéressée à la question des relations extérieures : ce sont elles qui permettent à l’Italie de la fin du Moyen Âge de fonctionner en tant que système.

La force d’Isabella Lazzarini est aussi de montrer que l’absorption des uns par les autres ne crée jamais vraiment les conditions d’une unité. Celle-ci n’est qu’une représentation, héritée des chroniques de la fin du Moyen Âge, construite dans les milieux sociaux favorables à une indépendance politique de plus en plus inaccessible. Du côté de la théorie politique, la fin du conflit entre guelfes et gibelins laisse le champ à de nouvelles réflexions sur l’autonomie et la souveraineté. L’idéal pour ces structures politiques est d’assurer les conditions de la plus grande autonomie possible, au sein d’un régime général cohérent. Cette conception de la vie politique est issue de l’histoire de la péninsule italienne au XIIIe siècle.

Médiation et mobilité sociale

À partir du xive siècle, les importants conflits entre factions dans les cités [2] tendent à se résorber. I. Lazzarini montre que cette pacification découle d’une capacité nouvelle du pouvoir politique à faire office de médiation entre les membres des élites. Celles-ci connaissent par ailleurs une profonde mutation du fait du mélange de ces différents corps élitaires pour former une nouvelle culture aristocratique, qui tente de juguler au mieux le conflit. L’administration centrale gère la distribution des offices et des privilèges, en veillant à maintenir une forme d’équilibre entre les élites.

En dehors de Venise – où l’aristocratie se fige sur un nombre limité de familles détenant le monopole de la vie politique, quitte à ne plus suivre la réalité des pouvoirs économiques – ces élites sont aussi perméables, accueillant de nouveaux membres au gré des recompositions des rapports de force (économiques). À la fin du Moyen Âge, les élites italiennes se recomposent autour de leur capital culturel, politique et économique [3] . Il ne s’agit jamais d’un remplacement pur et simple mais d’une intégration, y compris dans le sud.

Ce renouvellement fonctionne toutefois uniquement parce que le pouvoir monarchique décroît à la faveur de cette aristocratie, qui a donc de quoi partager. Les circulations entre les territoires, les chancelleries et les cours permettent aussi d’exporter des pratiques de gouvernement, expliquant que des formes documentaires apparaissent plus ou moins simultanément à l’échelle de la péninsule, comme les registres de chancellerie ou encore les lettres diplomatiques. La constitution de cette nouvelle élite – qui dispose ainsi d’un langage de référence commun, ce qui n’était pas le cas au Moyen Âge central – est perçue par I.  Lazzarini comme l’un des socles sur lesquels se construit l’État de la Renaissance (p. 158).

Guerre, diplomatie et naissance d’un espace politique commun

L’interdépendance des pouvoirs est aussi à l’origine d’un système diplomatique novateur, non-réductible à une vision «  internationale  » des relations diplomatiques. Sur le plan géopolitique, l’Italie du milieu du xve siècle s’est constituée autour d’un système précaire, qui implique de conserver des liens multiformes entre les pouvoirs. Les acteurs sont conscients de la fragilité de la paix ; le retrait des puissances ultramontaines n’est pas perçu comme quelque chose de pérenne et leur retour est vu comme un risque, notamment au moment de la paix de Lodi (1454). Pour l’autrice, la péninsule italienne est devenue au XVe siècle un «  espace politique commun  » – ce qui rebat les cartes d’une partie des recherches en histoire du XVIe siècle autour de la recherche d’une «  italianité  » nouvelle, constituée par la défense face aux puissances ultramontaines. [4] L’historiographie la plus récente revient sur ces questions en évitant de chercher ce qui pourrait préfigurer l’unité italienne.

Ces questions sont d’autant plus importantes pour les médiévaux que les pouvoirs ne disposent pas d’une force armée de citoyens (ce que Machiavel appelle plus tard des «  armes propres  ») et qu’ils dépendent de membres des élites italiennes, des condottieri, qui se vendent au plus offrant et peuvent ainsi faire basculer soudainement les rapports de force entre États italiens (ou, théoriquement, se mettre au service d’États ultramontains), et ce encore à l’époque des guerres d’Italie. En effet, les élites italiennes de la fin du Moyen Âge se construisent dans des réseaux et des implantations qui dépassent les seules frontières intra-étatiques. Elles apprennent à tisser des liens économiques et politiques à travers toute la péninsule et en font leur force, créant des puissances familiales durables, comme au xvie siècle, les grandes familles toscanes, les Strozzi ou les Salviati. Ces élites sont marchandes mais aussi administratives, ce qui participe à la circulation des savoirs politiques, de la culture administrative et du langage politique commun déjà mentionné. Ces éléments font mieux comprendre ce qui fait l’italianité du xve siècle, dont est pleinement héritière la péninsule des guerres d’Italie.

C’est dans cette même optique que naît en Italie une forme nouvelle de maintien des relations internationales, autour de la figure, désormais discutée, de l’ambassadeur résident. L’autrice, qui a consacré la suite de ses travaux à la question des relations internationales, a depuis œuvré à casser les conceptions téléologiques sur la naissance d’un système diplomatique «   moderne   » [5]. Avec d’autres, elle a montré combien, au contraire, le droit utilisé dans le cadre de ces relations découlait de la culture de l’emboîtement et de l’arrangement, ainsi que des distinctions, opérantes pour les acteurs de l’époque, entre ce qui relève du droit public et du droit privé.

État moderne : celui dont il ne faut plus prononcer le nom

Enfin, Isabella Lazzarini prenait en 2003 un tournant précurseur autour de la définition même de ce que pourrait être l’État médiéval, ce qui l’amène à affirmer, dans une postface inédite, qu’elle n’utiliserait plus ce terme aujourd’hui. Pour elle, il faut se départir d’une définition contemporaine de l’État comme pouvoir souverain et autonome, définition qui ne fonctionne pas pour les sociétés d’Ancien régime. Dans ce contexte, les recherches sur l’État «  moderne  » ne seraient que la poursuite d’un «  mythe intellectuel  » forgé au xixe siècle (p. 185). Dès 2003, elle disait son opposition à l’application d’une conception moderne de l’État au monde médiéval. Cette opposition a été affirmée alors que d’autres cherchaient dans les derniers siècles du Moyen Âge les conditions d’émergence d’un «  État moderne  » [6]. La traduction française de ce livre pourrait, à ce titre, participer à redéfinir les termes d’un débat plutôt que d’en complexifier encore la recherche.

Les hypothèses d’I. Lazzarini ont depuis été démontrées par une série de travaux sur le bas Moyen Âge et les conflictualités politiques de la fin de l’Italie communale. [7] La démonstration est aussi forte lorsqu’elle n’oppose pas public et privé mais montre l’imbrication des deux : depuis, on voit ces sphères de façon plus souple, comme entremêlées et indissociables. C’est ainsi que les intérêts privés des courtisans sont employés dans les seigneuries padanes pour servir les intérêts de la communauté dans son ensemble [8] ou que le droit privé est utilisé à des fins de contournement des limites du droit public dans le cadre des relations internationales, encore au xvie siècle. La parution française du livre d’Isabella Lazzarini intègre ainsi, et encore, des débats actuels.

Un manuel pas tout à fait comme les autres

L’Italie des États territoriaux a permis à son autrice de modéliser un système complexe qui lui permettait d’émettre des hypothèses, de montrer les tâtonnements d’une historiographie en cours de construction. I. Lazzarini permettait au lecteur d’entrer dans son atelier et de participer à l’émergence d’une historiographie nouvelle. Cette même démarche anime le travail de traduction de Michelle Grévin, qui livre tous les enjeux de la traduction d’une telle langue et de la transposition de la tradition académique italienne. Les travaux d’Isabella Lazzarini ont depuis montré avec constance sa capacité à modéliser des systèmes complexes à partir des sources plutôt que d’une conception forgée avec nos yeux contemporains [9]. En cela L’Italie des États territoriaux reste une leçon majeure, qui a dressé le fil de recherches qui se poursuivent depuis deux décennies.

Isabella Lazzarini, L’Italie des États territoriaux, traduit par Michèle Grévin, Paris, Éditions de l’EHESS, 2024, 224 p., 25 €.

par Pierre Nevejans, le 5 mai

Pour citer cet article :

Pierre Nevejans, « En finir avec l’Etat moderne ? », La Vie des idées , 5 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/En-finir-avec-l-Etat-moderne

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Notes

[1Sur ces questions, voir Luca Zenobi, Borders and the Politics of Space in Late Medieval Italy. Milan, Venice, and their Territories, Oxford, Oxford University Press, 2023.

[2François Menant, L’Italie des communes, Paris, Belin, 2006.

[3Isabella Lazzarini, Sandro Carocci (dir.), Social mobility in Medieval Italy (1100-1500), Rome, Viella, 2018.

[4Voir les débats entre Adriano Prosperi et Jean-Frédéric Schaub dans Alain Tallon (dir.), Le sentiment national dans l’Europe méridinale aux XVIe et XVIIe siècles, Madrid, Casa de Vélasquez, 2006.

[5Isabella Lazzarini, Communication & conflict : Italian diplomacy in the early Renaissance, 1350 - 1520, Oxford, Oxford University Press, 2015.

[6Pour une synthèse concernant l’Europe occidentale, Jean-Philippe Genet, «  France, Angleterre, Pays-Bas : l’État moderne  », in Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 135154.

[7François Menant, L’Italia dei communi, Rome, Viella, 2011.

[8Dustin Neighbors, Lars Cyril Nørgaard, Elena Woodacre (dir.),Notions of Privacy at Early Modern European Courts : Reassessing the Public and Private Divide, 1400-1800, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2024.

[9Isabella Lazzarini, L’ordine delle scritture. Il linguaggio politico del potere nell’Italia tardomedievale, Rome, Viella, 2021.

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