Cédric Durand analyse les conséquences de l’essor de l’économie numérique sur les structures économiques en matière de dynamisme concurrentiel et de rapports sociaux, dont les caractéristiques s’apparenteraient à une nouvelle forme de féodalisme.
Cédric Durand analyse les conséquences de l’essor de l’économie numérique sur les structures économiques en matière de dynamisme concurrentiel et de rapports sociaux, dont les caractéristiques s’apparenteraient à une nouvelle forme de féodalisme.
Depuis de nombreuses années, nombre d’ouvrages ou de documentaires ont pu souligner les craintes associées à l’essor de l’économie numérique : les grandes entreprises du numérique – communément appelées GAFAM pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – sont régulièrement accusées d’abus de position dominante ; les algorithmes développés par ces firmes sont souvent considérés comme une intrusion dans la vie privée des consommateurs comme en témoigne le scandale autour de Facebook et l’entreprise Cambridge Analytica qui a éclaté en 2018 et qui aurait joué un rôle central dans le référendum du Brexit.
Dans son dernier ouvrage, Cédric Durand s’intéresse aux causes et conséquences des transformations induites par l’essor de l’économie numérique. L’ouvrage s’ouvre sur le récit d’une arrestation dans les années 1980, celle du concepteur d’un jeu d’anticipation « Cyberpunk » dans lequel les firmes seraient devenues plus puissantes que l’État et où les individus seraient totalement dépendants de ces entreprises, deux caractéristiques renvoyant à ce que l’auteur appelle l’hypothèse techno-féodale. D’où l’interrogation de l’auteur : et si la fiction avait progressivement rejoint la réalité quelques décennies plus tard ? D’une part, les entreprises numériques – initialement de simples start-ups très innovantes – sont parvenues à devenir progressivement des géants leur permettant de générer une rente de monopole. D’autre part, les plateformes numériques en développant des algorithmes de plus en plus sophistiqués ont contribué à orienter voire à prédire les choix des individus, créant un rapport de dépendance (tant du côté des consommateurs que des producteurs) s’apparentant à une nouvelle forme de féodalisme. Telle est la principale thèse développée par Cédric Durand.
L’industrie informatique a connu un essor particulièrement important dans les années 1990, marquant l’émergence de la « nouvelle économie » avec la diffusion des nouvelles technologies d’information et de communication. Selon l’auteur, cela fait directement écho au modèle de la Silicon Valley, dont l’idéologie apparue dans le sillon du mouvement de la contre-culture des années 1960 visait à promouvoir un nouvel esprit de nouveaux entrepreneurs californiens désireux de stimuler l’autonomie individuelle à l’aide des nouvelles technologies. Cette idéologie s’est ensuite largement diffusée dans certains cercles de réflexion pour séduire une grande partie de l’échiquier politique américain donnant naissance au « consensus de la Silicon Valley » (qui supplanta le consensus de Washington dominant dans les années 1980) : d’abord soutenue par une frange de Républicains conservateurs, à l’image du think tank pro-marché Progress and Freedom Foundation, avec lesquels les acteurs de la Silicon Valley issus du mouvement de la contre-culture comme Stewart Brand ont noué une alliance. Cette idéologie inspira ensuite dans les années 1990 la nouvelle stratégie de croissance défendue par l’administration Clinton.
Cette nouvelle stratégie de croissance – en rupture avec la stratégie précédente qui avait conduit à l’essor industriel d’après-guerre – repose sur le processus de « destruction créatrice » à la Schumpeter : remplacer les firmes les moins efficaces au profit de nouvelles firmes particulièrement innovantes et performantes devient alors source de croissance économique. Cette dynamique passe également par une flexibilisation de l’ensemble des marchés (marchés des produits, du travail et du capital) destinée à augmenter la productivité globale des facteurs de production dans un contexte de forte ouverture des échanges commerciaux au niveau international. Dans cette nouvelle stratégie de croissance, l’État est chargé de promouvoir un environnement favorable à ce dynamisme concurrentiel en définissant des droits de propriété clairs et opposables (qui garantissent aux propriétaires de marchandises d’être protégés en cas de litige).
Aux yeux de l’auteur, le nouveau capitalisme reposant sur ce fort dynamisme entrepreneurial est néanmoins enclin à de nombreux paradoxes. En effet, ce nouveau dynamisme ne s’est pas traduit par un regain de la croissance du PIB, et ceci malgré l’argument selon lequel il serait difficile de mesurer avec précision la productivité (renvoyant par exemple au célèbre « paradoxe de Solow » [1]). En outre, se pose la délicate question de la généralisation de ce modèle de croissance tant le modèle de la Silicon Valley semble spécifique : par exemple, la stratégie de Lisbonne datant de 2000 promue par les pays européens – destinée à faire de l’Union européenne l’économie la plus concurrentielle et dynamique d’ici à 2010 – n’a pas eu les effets escomptés, le poids du PIB des pays européens dans le PIB mondial n’ayant pas cessé de reculer depuis les années 1980. Pire encore, le modèle promu dans la stratégie de Lisbonne – visant à promouvoir la libre concurrence – s’est traduit par une réduction du financement public de la recherche alors même que l’État a pu jouer un rôle capital dans le développement de la Silicon Valley comme l’ont par exemple montré les travaux de Mariana Mazzucato (qui a insisté sur l’importance des dépenses publiques notamment dans le succès d’Apple). Dans le prolongement de ces travaux, Cédric Durand souligne que « la position de leader des États-Unis est tout sauf l’œuvre des forces spontanées du marché, y compris dans le contexte de la Silicon Valley » (p. 81). Enfin, se pose la question de la dynamique de cette stratégie dans le temps : les entreprises numériques qui étaient à leur début de simples start-ups particulièrement innovantes ont dû progressivement croître pour survivre. Dès lors, le fort dynamisme entrepreneurial caractérisant les années 1980/1990 s’est traduit dans un premier temps par un fort dynamisme concurrentiel pour aboutir à partir des années 2000 à la constitution de nouveaux monopoles qui caractérisent désormais une grande partie de l’industrie numérique.
Plus encore, la métamorphose progressive de petites start-up très innovantes en géants numériques s’expliquerait par la nature des principaux actifs dont dépend l’activité de ces entreprises : les actifs intangibles. Ces actifs renvoient à l’ensemble des informations collectées en masse (sous la forme de Big Data) par les plateformes numériques à propos de leurs utilisateurs. En effet, à la différence des actifs corporels, les actifs intangibles ont pour principale caractéristique d’être extensifs à l’infini donnant lieu à des rendements d’échelle croissants. Ces rendements d’échelle permettent aux entreprises numériques de capter ce que l’auteur appelle une « rente différentielle des intangibles » à laquelle s’ajoutent d’autres rentes : la rente liée à la détention de brevets (attribuant à la législative relative à la propriété intellectuelle un enjeu stratégique), la rente de monopoles naturels (liés à des complémentarités de réseau, des économies d’échelle et des investissements irrécupérables) ainsi que la rente d’innovation dynamique (reliée au contrôle des systèmes d’information).
La collecte et l’exploitation des données numériques en masse (ou Big Data) en tant qu’actifs intangibles sur lesquels reposent les activités des grandes firmes numériques sont ainsi devenues un enjeu stratégique. À la différence du marketing ou de la publicité qui visent à influencer le comportement des consommateurs, le nouveau modèle numérique – à l’image du site Amazon ou encore de la plateforme Netflix – a pour objectif de guider le choix de consommer à l’aide de nombreuses suggestions. Ces suggestions sont rendues possibles par de puissants algorithmes capables d’analyser avec précision nos moindres faits et gestes numériques. L’enjeu ici n’est plus simplement de maîtriser l’incertitude – thème central notamment dans la pensée keynésienne – mais de saisir le degré de prédictibilité des comportements humains : plus encore, « l’horizon du capitalisme n’est pas d’accroître la prédictibilité des comportements, mais bel et bien de les piloter » (p. 114). Comme analysé par Shoshana Zuboff, l’émergence d’un « capitalisme de surveillance » pose de nombreuses questions éthiques et politiques notamment vis-à-vis de la protection de la vie privée des consommateurs. Ce grand danger d’intrusion dans la vie privée des consommateurs rentre néanmoins en conflit avec les attentes des firmes dont l’expansion repose sur la collecte de ces données personnelles.
Toutefois, Cédric Durand va au-delà de la vision atomistique développée par Zuboff : il s’agit dès lors d’interroger les effets de cette « mer de données » (p. 124) dans sa dimension collective. Les algorithmes affectent plus que la simple autonomie des individus, ils semblent également modifier les rapports sociaux en générant une véritable dépendance entre les plateformes numériques et leurs utilisateurs. La plateforme Uber illustre bien cette nouvelle dépendance : les chauffeurs VTC qui utilisent cette plateforme sont certes considérés d’un point de vue juridique comme des travailleurs indépendants, suggérant a priori l’absence de toute subordination. Pour autant, ils ne bénéficient d’aucune autonomie dans le choix de paramètres centraux comme les tarifs (et donc leur rémunération) ou encore le temps de la course. Par ailleurs, cette dépendance peut également se matérialiser par une forme de contrôle social dont les algorithmes ont pour conséquence d’automatiser. Les plateformes en ligne proposent fréquemment à leurs utilisateurs d’attribuer une note aux différents services dont ils ont pu avoir accès : ces systèmes de notation ont pour but d’objectiver la confiance par l’intermédiaire d’un « système de réputation fondé sur l’évaluation mutuelle des agents » (p. 139), affectant les parties dans la durée. Ce contrôle social peut également prendre une forme beaucoup plus extrême à l’image du système de « crédit social » mis en place par le pouvoir chinois qui reprend les principes du capitalisme de surveillance : instaurer un appareil de surveillance dans le but de piloter le comportement des individus.
Selon l’auteur, l’économie numérique en raison des deux caractéristiques essentielles préalablement exposées s’apparenterait à un nouveau type de féodalisme, faisant référence à un des modes de production identifiés par Marx. Dans ce mode de production, les seigneurs féodaux en tant que propriétaires terriens captent une rente de monopole liée à la terre. Les travailleurs ne sont pas libres tout en étant néanmoins indépendants. Enfin, l’extraction du surplus n’est pas consubstantielle à la production. En ce sens, le féodalisme se distingue des autres modes de production, l’esclavagisme et le capitalisme.
D’une part, les entreprises numériques – au même titre que les seigneurs féodaux – se caractérisent par leur capacité d’extraire une rente en raison des économies d’échelle et des complémentarités de réseau. Comme le souligne l’auteur, « la référence au féodalisme renvoie au caractère rentier, c’est-à-dire non productif, du dispositif de captation de valeur » (p. 221). D’autre part, l’économie numérique a pour caractéristique de créer un rapport de dépendance, à la fois des consommateurs ou des producteurs, pour lesquels il peut s’avérer difficile de s’extraire des plateformes numériques, sous peine d’être socialement marginalisés pour les premiers ou d’être exclus du marché pour les seconds. D’où l’analogie avec l’organisation féodale : « [c]ette situation de dépendance des sujets subalternes vis-à-vis de la glèbe numérique est essentielle, car elle détermine la capacité des dominants à capter le surplus économique » (p. 218).
On peut dès lors s’interroger sur la viabilité de ce modèle « techno-féodal », question non abordée explicitement par l’auteur, et si l’analogie avec le féodalisme permet de répondre à cette question. Les historiens sont intéressés à analyser les causes sociopolitiques de la crise du féodalisme. Parmi ces analyses, l’historien marxiste Robert Brenner s’est focalisé sur l’extorsion du surplus par les seigneurs et le caractère improductif de ce surplus : d’une part, les charges excessives prélevées par les seigneurs sur les revenus des paysans réduisaient la capacité de ces derniers à investir pour garantir une bonne qualité des sols ; d’autre part, ce surplus était principalement dépensé par les seigneurs à des fins militaires ou de consommations ostentatoires. Ainsi, par analogie, la crise de ce modèle « techno-féodal » est-elle inévitable ? Qu’en est-il alors de l’attitude des régulateurs quant au maintien des monopoles actuels, mais également quant à la protection des données personnelles ?
par , le 8 février 2021
Thibault Darcillon, « Les serfs du numérique », La Vie des idées , 8 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Durand-Techno-feodalisme
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Selon l’économiste américain Robert Solow, « on voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité » : ainsi, la productivité – notamment de l’économie américaine – a faiblement augmenté à la fin des années 1980 malgré l’introduction des nouvelles technologies d’information et de communication.