Le royaume franc qui émerge entre le VIe et le VIIIe siècle a promu la diversité politique et religieuse, avant que les Carolingiens mettent fin à ce pragmatisme. Entre Rome et Charlemagne, l’Europe a-t-elle connu un empire ?
Le royaume franc qui émerge entre le VIe et le VIIIe siècle a promu la diversité politique et religieuse, avant que les Carolingiens mettent fin à ce pragmatisme. Entre Rome et Charlemagne, l’Europe a-t-elle connu un empire ?
Qu’est-ce qu’un empire ? La lecture du dernier livre de Bruno Dumézil, professeur à Sorbonne-Université et spécialiste reconnu des premiers siècles du Moyen Âge, ne nous fournit pas de réponse, mais nous incite à approfondir cette question.
L’Empire mérovingien : le choix du titre se veut en lui-même paradoxal, car chacun sait que le royaume mérovingien a succédé à la fin de l’empire romain d’Occident en 476. Désormais, et jusqu’au couronnement de Charlemagne en l’an 800, il n’y aura qu’un seul empire reconnu comme tel, l’empire romain d’Orient.
L’histoire de cette partie du monde entre le VIe et le milieu du VIIIe siècle est donc traditionnellement une histoire de royaumes « barbares », dont le degré de romanisation est plus ou moins profond, et l’organisation politique plus ou moins solide. Au sein de ce morcellement, nul doute que le royaume des Francs, dirigé par un roi toujours issu de la famille des Mérovingiens, a été longtemps le plus puissant de tous ces royaumes, au point qu’il parvint à s’étendre sur toute la Gaule et jusqu’aux confins de la Germanie. L’étendue territoriale de la puissance franque en fait-elle pour autant un « empire » ?
L’objectif de Dumézil n’est pas tant de défendre le caractère impérial du royaume franc que de montrer pourquoi et comment les Mérovingiens ont réussi à construire une entité politique puissante et pérenne durant plus de trois siècles. Les clés de cette réussite ne résident, selon l’auteur, ni dans l’héritage de Rome pourtant largement assumé, ni dans un apport nouveau proprement germanique, mais dans la capacité des élites franques à innover, à inventer de nouvelles pratiques politiques.
C’est ce décryptage qui est au cœur du récit que propose Dumézil en suivant un plan chronologique classique, depuis l’apparition des Francs dans le jeu politique de l’Empire romain au IIIe siècle jusqu’à la prise du pouvoir de Pépin le Bref en 751.
La réussite du royaume des Francs se fonde sur l’existence d’une dynastie royale jamais remise en cause jusqu’au milieu du VIIIe siècle, assortie d’un système de partage permettant à plusieurs rois francs de gouverner en même temps différentes parties du territoire, sans qu’aucun n’ait la prééminence.
De générations en générations, les partages se suivent et ne se ressemblent pas, donnant lieu à toutes sortes de découpage et de configuration qui découlent surtout de la nécessité de négocier avec les différents groupes de fidèles : le partage limite les désordres internes, facilite la politique d’expansion et garantit le maintien d’une vie politique propre à chacune des parties, sous la forme de différents palais. Progressivement, l’existence de « sous-royaumes » mérovingiens se cristallise autour de trois noyaux pérennes : l’Austrasie à l’est, la Neustrie à l’ouest et la Burgondie au sud-est, ce qui correspond moins à l’émergence de sentiments identitaires qu’à celle de groupes d’aristocrates défendant leurs intérêts propres.
C’est donc moins le principe dynastique au sens strict que la négociation entre les différents acteurs qui assure la pérennité du royaume. En revanche, le fait que les rois ne puissent être choisis qu’au sein des descendants de Clovis empêche la rivalité sanglante des groupes aristocratiques pour s’emparer du trône, comme on le voit en Espagne wisigothique : le roi mérovingien peut agir comme un arbitre entre les grands parce qu’il appartient à une autre famille.
Les crises que traverse le royaume, entre 586 et 613 puis entre 639 et 681, bien qu’elles tournent à la guerre civile, ne conduisent jamais à l’implosion politique du monde mérovingien, ni dans les espaces centraux, ni dans les premiers cercles de la domination franque, même si elles contribuent à accélérer l’émancipation des périphéries. Dumézil souligne que, malgré l’ampleur de certaines crises, on ne peut pas parler d’un éclatement du monde franc durant trois siècles, mais d’une gestion plus ou moins lâche des périphéries, comme on l’observe dans beaucoup d’autres empires.
Le contexte politique général, qui évolue durant ces trois siècles, oblige les Mérovingiens à « bricoler » (p. 25) de nouveaux systèmes à chaque changement. Jusqu’à la fin du VIe siècle, les possibilités d’expansion restent importantes. Or la paix intérieure suppose l’existence d’une zone de guerre externe, car on ne s’enrichit que par la conquête, le pillage et la redistribution du butin.
De ce point de vue, la guerre civile qui éclate en 573 est aussi un produit de la stabilisation de la partie occidentale de l’ancien Empire romain, où la concurrence doit se gérer désormais à l’intérieur des royaumes. Le VIIe siècle inaugure l’entrée dans un monde nouveau dont le changement principal vient de l’effacement de Byzance comme partenaire privilégié et du basculement des intérêts francs de la Méditerranée vers la mer du Nord.
La première moitié du VIIe siècle est considérée comme l’apogée du royaume mérovingien qui gagne en cohérence autour de rois qui se réclament de plus en plus d’une inspiration divine, renforcent la collaboration avec les grands sanctuaires proches du palais comme Saint-Denis, tandis qu’émergent des groupes familiaux toujours mieux structurés, formant progressivement une authentique noblesse, appuyée sur le service du roi, mais aussi sur des biens patrimoniaux et sur la fondation de monastères.
Dumézil montre que ces décennies sont surtout celles d’une mutation progressive : si le pouvoir mérovingien est bien établi au centre du dispositif, c’est-à-dire essentiellement dans le Bassin parisien, les périphéries ont tendance à s’émanciper, au point que le roi perd le contrôle en Germanie, mais aussi en Burgondie, dès les années 640. À l’issue de la nouvelle guerre civile des années 670, l’équilibre entre le roi et les grands « se trouva définitivement transformé et l’aire de domination réelle du Palais franc se restreignit considérablement » (p. 211).
L’épilogue de cette ultime crise fut la progressive prise du pouvoir par une famille de l’aristocratie austrasienne, les Pippinides, ancêtres des Carolingiens, qui gouvernent le palais à partir de 687 et luttent contre la transformation du royaume des Francs en une mosaïque de potentats locaux.
Dans le dernier chapitre, intitulé « Renaissance d’un empire », Dumézil met l’accent sur toutes les nouveautés impulsées par les Pippinides dans la première moitié du VIIIe siècle, avant même qu’ils ne s’emparent du pouvoir royal, tout en insistant sur le biais documentaire. Car nous ne connaissons cette histoire que par des documents tardifs et écrits à la gloire des Carolingiens.
Le plus éminent des Pippinides, Charles Martel, se présente avant tout comme un chef de guerre : le changement géopolitique qui voit renaître des menaces extérieures dans les années 720 incite les grands à se mettre au service de celui qui sera capable non seulement de préserver le royaume, mais aussi – et peut-être surtout – de redistribuer le butin.
Au contraire des Mérovingiens, Charles s’appuie d’abord sur son réseau familial et sur un groupe de guerriers « professionnels » qui lui sont directement liés : sans doute n’a-t-il pas inventé la cavalerie lourde, mais il a conforté ce groupe de guerriers en lui donnant les moyens matériels de s’entraîner par l’octroi de terres.
Les Pippinides promeuvent aussi une nouvelle vision de l’Église comme fer de lance de nouvelles conquêtes et créent de nouveaux sièges épiscopaux en Germanie, alors qu’aucun roi mérovingien n’avait touché au réseau antique des diocèses. « Les populations des zones périphériques [doivent] désormais une fidélité intégrale, à la fois aux dogmes chrétiens et aux ordres du prince chrétien. » (p. 269)
On reconnaît là les prémices de l’ordre carolingien fondé sur la volonté d’unification des normes depuis le centre jusqu’aux marges. « Le regnum Francorum ne mourait pas. Il accouchait de l’empire de fer et de foi qui serait celui des Carolingiens » (p. 282).
Nul ne doute que les Carolingiens sont un pur produit de l’histoire du royaume franc. Mais la continuité est-elle si grande ? Dans sa conclusion, Dumézil revient sur la question de l’empire mérovingien qu’il qualifie d’empire « de fait », soulignant que les Francs ont profité de ne pas assumer de stature impériale : « Le monde franc se contenta de se donner des airs d’empire, de jouer avec les mots et les symboles, […] mais sans en devenir prisonnier » (p. 287).
Par opposition à la rigidité de l’idéologie carolingienne, l’empire mérovingien aurait sinon promu, du moins « toléré, la diversité politique, religieuse ou spirituelle » (p. 289) et aurait ainsi survécu grâce au « bricolage » et au « pragmatisme ».
Mais qu’est-ce qu’un empire sans idéologie ? Tout empire ne produit-il pas une idéologie qui justifie sa domination ? Qu’est-ce qu’un empire dont le chef n’utilise quasiment jamais la rhétorique impériale et universaliste ? Au-delà de cette question de l’impérialité ou non du pouvoir mérovingien, Dumézil nous donne ici à lire une vaste et excellente synthèse de ce qu’on peut savoir aujourd’hui du monde mérovingien.
par , le 18 janvier
Geneviève Bührer-Thierry, « Un petit air d’empire », La Vie des idées , 18 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Dumezil-L-Empire-merovingien
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