Recension Histoire

Du nouveau sur Charlemagne

Recensé : Bruno Dumézil, Charlemagne, Puf


par , le 1er décembre


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Une synthèse sur la figure du grand empereur permet une lecture renouvelée de son règne. Pourtant, les Carolingiens n’ont pas tout inventé : une grande partie de ce qu’on leur attribue remonte en réalité beaucoup plus haut.

Bien que l’auteur s’en défende dès l’introduction, c’est bien d’une synthèse commode, dans une facture classique, dont dispose le lecteur du Charlemagne de Bruno Dumézil. Après une présentation de la documentation disponible et des nombreux biais qu’elle comporte – puisqu’il n’existe guère que des textes favorables aux Carolingiens –, les chapitres s’attachent à raconter l’histoire d’une manière assez linéaire, en suivant la chronologie.

Charlemagne, un nouveau David

Il s’agit d’abord de montrer que Charles est avant tout un héritier (chap. 1), né comme fils d’un maire du palais, donc avant la prise du pouvoir royal par son père Pépin le Bref en 751 (chap. 2). Il a construit l’essentiel de son pouvoir en tant que chef de guerre charismatique (chap. 3), jusqu’à obtenir la couronne impériale à Rome en 800 (chap. 4). Les trois derniers chapitres, davantage thématiques, évoquent le fondement chrétien de l’empire carolingien (chap. 5), la question de la place du savoir et de la « Renaissance carolingienne » (chap. 6), enfin le personnage légendaire qu’est devenu Charlemagne, qu’on utilise dès le Moyen Âge et jusqu’à notre époque dans des optiques diverses et parfois contradictoires (chap. 7).

Très bien informé, l’ensemble ne souffre qu’en deux endroits de coquilles malencontreuses : Gisèle, abbesse de Chelles, n’est pas la fille, mais la sœur de Charlemagne (p. 129), ce que l’auteur mentionne justement (p. 160) ; la Chanson de Roland n’a pas été mise par écrit à la fin du IXe, mais à la fin du XIe siècle (p. 195). Complété par une carte, une généalogie, une chronologie et une bibliographie, le petit volume se présente comme une somme conséquente de ce qu’on peut savoir de Charlemagne aujourd’hui : mais au-delà de la synthèse, Bruno Dumézil met l’accent sur certains points qui méritent discussion.

Fidèle à sa prédilection pour les Mérovingiens, dont il est l’un des plus éminents spécialistes [1], Bruno Dumézil souligne à juste titre que les Carolingiens n’ont pas tout inventé, mais qu’une grande partie de ce qu’on attribue à Charlemagne remonte en réalité beaucoup plus haut. C’est vrai d’abord du caractère sacral de la royauté.

Certes, les Mérovingiens ne bénéficiaient pas de l’onction du sacre telle qu’elle s’est imposée rituellement à partir de Pépin le Bref, qui l’a conçue comme fondement de sa nouvelle dynastie. En revanche, de nombreux éléments montrent le développement d’un caractère éminemment religieux de la royauté mérovingienne à partir du VIIe siècle. De moins en moins chefs de guerre, les Mérovingiens compensent leur absence sur le champ de bataille par une solide alliance avec l’Église. Ainsi Clothaire II (584-629) se faisait-il appeler « David », tout comme Charlemagne dans sa correspondance (p. 23), tandis que son fils Dagobert était fréquemment comparé au roi Salomon.

L’« école du palais »

Le roi mérovingien nommait les évêques et convoquait les conciles, dans la droite ligne de l’empereur Constantin, comme le fera Charlemagne. Mais s’il n’y a pas là d’innovation, il y a certainement une forme de reprise en main ; car, passé le milieu du VIIe siècle, la plupart des sièges épiscopaux sont pourvus non par le roi, mais par le jeu des grandes familles de l’aristocratie, au point que certaines d’entre elles se transmettent une double charge, comtale et épiscopale.

Charles Martel ne cesse de lutter contre ces potentats locaux, et Charlemagne interdit définitivement le cumul des charges. Si l’héritage mérovingien existe bien, il ne se développe pas de manière linéaire. Un autre élément à chercher dans cet héritage est celui de l’« école du palais ». Charlemagne est connu pour avoir fait du palais royal un lieu de formation des élites, notamment grâce aux savants qu’il avait groupés autour de lui.

Là encore, Bruno Dumézil souligne qu’il s’agit d’une institution de la cour franque qui remontait au moins au début du VIIe siècle (p. 164). Comme sous Charlemagne, la cour de Clothaire II et de Dagobert était un creuset où se rencontraient les fils de l’aristocratie de tout le royaume, où ils se formaient à l’administration et où ils nouaient des amitiés solides, formant ainsi un réseau qu’ils pouvaient activer tout au long de leur carrière.

Finalement, on est en présence de sociétés où les élites utilisent la cour royale comme un point de connexion – tant que le roi a les moyens de la faire fonctionner et des charges à distribuer.

Corrompus ?

Parler de Charlemagne, c’est aussi s’interroger sur les ressorts qui ont permis à un empire d’un million de kilomètres carrés de fonctionner en l’absence d’un système fiscal et d’une bureaucratie comparables à ceux de l’empire romain et de son héritier direct, l’empire byzantin. Une grande partie de la discussion porte donc sur les ressources dont disposait Charlemagne et la manière dont il les utilisait.

S’il ne fait pas de doute que la conquête et le pillage sont des éléments déterminants dans le succès de Charlemagne, « dans un jeu de prédation mutuelle où [il] parvint souvent à prendre plus qu’on le lui avait pris » (p. 89), il paraît discutable de désigner ce système comme une « cleptocratie ». Car ce vocable, souvent traduit par « gouvernement des voleurs », renvoie à une forme de pouvoir fondé sur la corruption.

Or le débat sur ce qui caractérise la corruption dans les sociétés anciennes a bien mis en valeur la difficulté à évaluer ce qui s’apparenterait à un détournement de biens publics au profit d’une petite élite, dans un système où la distinction entre public et privé est quasi impossible à percevoir. L’aristocratie carolingienne, qui engrange largement les profits de la conquête, ne peut être décrite comme une oligarchie dégagée de tout sentiment de devoir envers le bien commun : elle forge sa légitimité à commander au service du roi.

Ce qui ne signifie pas que la corruption n’existait pas. On sait le souci permanent de Charlemagne de lutter contre les malversations, notamment dans le cas des décisions de justice, à travers la fameuse institution des missi dominici. Faut-il pour autant considérer que « la corruption [était] devenue si ordinaire que beaucoup ne devaient plus la percevoir comme telle » (p. 122) ? Régine Le Jan a montré que le fait, pour le juge, de recevoir des cadeaux de toutes les parties mettait l’accent sur une forme de justice arbitrale, une justice qui visait davantage à rétablir la paix et l’équilibre social qu’à punir en infligeant des peines [2].

Il s’agissait donc surtout de modifier la place et le rôle du juge, qui ne devait plus être considéré comme un pacificateur, mais comme celui qui applique la loi du roi, dans une tradition de justice répressive inspirée du droit romain. Tous ces mécanismes judiciaires servaient bien aux puissants à asseoir leur domination sur l’ensemble de la société, sans pour autant que l’ensemble relève de ce que nous appelons la « corruption ».

« Adhocratie »

Enfin, on peut discuter du qualificatif choisi par Bruno Dumézil pour apprécier le palais royal, cœur du pouvoir carolingien : « Sous Charlemagne, le palais constituait moins une bureaucratie qu’une adhocratie. » (p. 109). L’entourage direct de l’empereur était en effet formé de personnalités diverses, choisies ad hoc pour leurs compétences et dont certaines, à l’instar d’un de ses principaux conseillers (l’Anglo-Saxon Alcuin), n’avaient aucun titre particulier ni aucune fonction officielle.

Le recours à ce néologisme, issu des sciences du management, met l’accent sur une forme d’organisation qui repose sur des groupes-projets bénéficiant d’une assez large marge d’autonomie et dont le but essentiel est de favoriser l’innovation. Ne peut-on convenir que les savants qui entouraient Charlemagne se sont engagés dans des efforts de création permettant d’aboutir à des solutions nouvelles ? C’est certainement une nouvelle manière de considérer l’apport de Charlemagne et des Carolingiens à l’histoire du Moyen Âge.

Bruno Dumézil, Charlemagne, Paris, PUF, 2024, 240 p., 15 €, ISBN 9782130847700

par , le 1er décembre

Pour citer cet article :

Geneviève Bührer-Thierry, « Du nouveau sur Charlemagne », La Vie des idées , 1er décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Du-nouveau-sur-Charlemagne

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Notes

[1Bruno Dumézil, L’Empire mérovingien, Passés composés, Paris, 2023 – ajouter le lien vers le CR de la VDI.

[2R. Le Jan, «  Justice royale et pratiques sociales dans le monde franc au IXe siècle  » dans Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, p. 149-170.

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