Un ouvrage de référence sur l’affaire Lip revient sur cet événement charnière, qui marque la fin des insubordinations ouvrières et le début d’une nouvelle ère, frappée par la crise et le chômage de masse.
Un ouvrage de référence sur l’affaire Lip revient sur cet événement charnière, qui marque la fin des insubordinations ouvrières et le début d’une nouvelle ère, frappée par la crise et le chômage de masse.
« Quelle force, quel sens peut-on tirer d’une défaite ? » (p. 486). C’est ainsi que Donald Reid, professeur d’histoire spécialiste du mouvement ouvrier français à l’University of North Carolina, s’interroge en conclusion sur « l’affaire Lip ». D’une richesse archivistique, documentaire et thématique remarquable (la traduction d’Hélène Chuquet mérite d’être saluée), l’ouvrage se propose de revenir sur celle-ci. C’est une gageure, tant le sujet a suscité de travaux à la fois militants et savants (parfois les deux ensembles). L’auteur, disons-le tout de suite, présente ici un ouvrage appelé à être une référence, comme l’indique l’historien Patrick Fridenson en introduction.
Mais tout d’abord, qu’est-ce que « l’affaire Lip » ? Donald Reid montre qu’elle naît de la conjonction d’un triple contexte, allant du plus global au local. Tout d’abord, l’industrie horlogère constitue encore, dans les années 1960, un milieu aux fortes spécificités (diversité et hiérarchie d’un monde ouvrier très complexe, intégration de la production, réseau dense d’acteurs économiques). Celles-ci commencent à être remises en cause avec la montée de nouveaux acteurs étrangers, et la révolution des montres à quartz à partir de la fin des années 1960. Ensuite, l’usine Lip ne peut être comprise sans ses spécificités de son dirigeant historique, Fred Lipman, devenu Fred Lip (1905-1996). Descendant des fondateurs de la compagnie en 1867, résistant, marqué par une tragédie familiale (il ne put sauver ses parents, déportés et assassinés à Auschwitz), il fut de la Libération à 1971 un dirigeant haut en couleurs. Paternaliste (salaire minimum dit « mini-Lip », politique sociale volontariste), il était aussi volontiers autoritaire, en particulier avec les cadres (p.50-51). Fred Lip mélangea innovations visionnaires (investissement dans la R&D, promotion interne, usine ultramoderne, marketing efficace en lien avec Publicis) et conflits (avec le patronat pour lequel il avait une franche détestation, la grande distribution, les élites locales), créant une forte identité « Lip ». Enfin, le monde ouvrier de l’usine de Palente, ouverte en 1962, était lui aussi spécifique. Recruté localement, d’une grande homogénéité culturelle, il est fortement imprégné d’un catholicisme (souvent lié à l’Action catholique ouvrière, ou ACO) à la fois égalitaire, communautaire et respectueux de l’individu. Jean Raguenès, dominicain et ouvrier à l’usine, va ainsi jusqu’à comparer les travailleurs de Lip au « peuple d’Israël » fuyant l’Égypte. Ce salariat se montre autant attaché à l’entreprise que parfois en conflit avec « le patron ». Surtout, un « noyau impulseur » (p. 433) est constitué par l’atelier de mécanique, où des ouvriers masculins très qualifiés comme le militant CFDT (et PSU) Charles Piaget, sont à l’origine de l’action syndicale et revendicative.
Dans ce contexte triplement original, l’entreprise Lip (qui, ceci est parfois méconnu, travaille aussi dans le domaine militaire, électronique et médical) subit les violentes mutations du marché de la montre dans les années 1960. Vendant historiquement via le réseau des « Horlogers-bijoutiers », elle est passée à côté de la montée de la grande distribution et d’autres points de vente. La globalisation fait émerger des acteurs moins coûteux, qui externalisent certains aspects de la production. Enfin, la « révolution du quartz » tend à affaiblir certains aspects de l’industrie horlogère traditionnelle. En 1967, l’entreprise suisse ASUAG (actuel Swatch), via France ébauches SA, entre au capital de Lip, dont la branche « montre » est financièrement en crise. En 1971, Fred Lip est débarqué, son remplaçant Jacques Saintesprit ne tardant pas à démissionner en avril 1973.
Or, les salariés de Lip ont changé entretemps. Les années 1960 ont vu la montée des sections CFDT-Lip et (plus relativement) CGT-Lip, qui travaillent en grande intelligence, d’autant qu’elles partagent la même culture catholique. Mai 68 a vu un mouvement d’une ampleur inégalée, notamment chez les femmes et les OS, contre la hiérarchie tatillonne et parfois abusive (harcèlement sexuel, clientélisme, humiliations). Subtilisant une serviette chez les dirigeants de l’entreprise en avril 1973, une salariée découvre un plan de licenciement massif et de démantèlement de la société. C’est le coup d’envoi de l’occupation de l’usine de Palente, qui constitue le moment le plus connu de « l’affaire Lip ».
Donald Reid souligne avec force les spécificités de ce mouvement social qui eut lieu d’avril 1973 à janvier 1974, tout en rappelant qu’il s’inscrit dans un contexte d’occupations d’usine (300 entre 1974 et 1975, p. 370-371). Le premier est la mise en place, notamment à l’initiative de Jean Raguenès, d’un « comité d’action » (CA), qui en dehors des syndicats, contrôlait l’action de ceux-ci, et d’une assemblée générale (AG), qui regroupait tous les salariés. CA et AG furent les outils d’une démocratie ouvrière directe, qui promouvait les oubliés de l’action syndicale. Surtout, les femmes, longtemps cantonnées aux emplois d’OS, aux tâches silencieuses et répétitives, jouèrent un rôle déterminant. Des militantes comme Fatima Demougeot, Noëlle Dartevelle (CGT-Lip) ou Georgette Plantin s’imposèrent au côté des leaders masculins de la CFDT-Lip. Les ouvrières, aidées par des militantes PSU, créèrent un « groupe-femmes », actif de mars à décembre 1974. En juin 1973, les administrateurs sont séquestrés, et les stocks de montres pris et cachés avec l’expulsion de l’usine. Elles servirent à la fois d’outil de pression, de moyen de se financer et de relancer une production sauvage, et de symbole des « Lip ».
L’auteur note combien l’expérience de Palente fascine le monde intellectuel (ainsi Benny Levy, Maurice Clavel ou Jean-Paul Sartre). L’usine occupée de Palente devient un lieu de visite pour militants syndicaux, politiques, associatifs des gauches françaises et étrangères, mais aussi pour journalistes, cinéastes, universitaires, qui vinrent aussi bien se former qu’aider au mouvement social. Les grévistes lancèrent le 11 juillet 1973 Lip unité, publication diffusée dans toute la France. Donald Reid montre aussi – et c’est un apport passionnant de l’ouvrage – que ce mouvement suscita le rejet d’une partie de la société française. Les organisations syndicales au niveau national étaient réticentes : la CGT, effarée de voir l’usine occupée devenir un aimant à « gauchistes », pressa sa section d’en revenir à une action plus syndicale. La fédération de la CFDT à laquelle était rattachée la section Lip était dirigée par Jacques Chérèque, tout aussi réticent. Le basculement conservateur de la majorité gaulliste depuis 1968 s’accentuait, isolant ceux qui comme Jean Charbonnel voyaient l’affaire Lip comme une chance pour la « participation » chère à de Gaulle. Le patronat local ne voulait pas sauver ce qu’il percevait comme un foyer de contestation. L’administration n’était pas en reste. Le préfet parlait en 1977 de la « virulence » du « microbe Lip » pour le tissu social national et local (p. 405).
Le rejet par les salariés d’un plan de reprise d’activité, le 12 octobre 1973, prépare en réalité la fin de l’expérience. Ce refus fait des « Lip » de véritables pestiférés pour les pouvoirs nationaux comme locaux – la mairie socialiste de Besançon elle-même se montrant réservée durant les années 1970. Le patronat franc-comtois discriminait ouvertement à l’embauche les salariés ou anciens salariés de Lip. En 1974, aidé par les réseaux de la deuxième gauche, et des patrons proches du catholicisme social, Claude Neuwschander, ancien de Publicis, prend la tête de la SEHEM (nouveau nom de l’entreprise). Il est poussé à la sortie en avril 1976. Financièrement en difficulté, suscitant la méfiance des investisseurs, l’entreprise connaît alors une nouvelle occupation, cette fois-ci avec une plus forte répression policière. Loin de l’optimisme de 1973, il s’agit désormais de sauver ce qui peut l’être : outre une nouvelle saisie du stock de montres, les salariés tentent de créer des coopératives en 1977, non reconnues légalement étant donné la situation. En février 1979, le directoire de la coopérative, espérant d’amadouer les pouvoirs publics et les investisseurs, propose trois listes de salariés, A, B, C (p. 412-413). La dernière, surreprésentant les femmes et les OS, serait désormais licenciée. En novembre 1979, l’AG, déchirée, vote en faveur de ces conditions : un an plus tard, la coopérative Lip est reconnue, celle-ci quittant le site de Palente en 1981.
Que retenir d’un ouvrage aussi riche qu’engagé – l’auteur ne cachant pas sa sympathie pour son sujet ? L’affaire Lip constitue selon lui un triple partage des eaux, un « pont (…) entre les Trente Glorieuses et la longue période de crise et de chômage » (p. 257). Elle clôt une période durant laquelle les mouvements sociaux bénéficiaient de la sécurité de l’emploi et d’un syndicalisme fort. De même, elle marque la fin de l’ère de « l’insubordination ouvrière » selon la belle expression de Xavier Vigna. Enfin, elle constitue le chant du cygne du catholicisme de gauche, qui avait été la matrice de l’expérience, doublement asséché par la déchristianisation et le tournant de la papauté de Jean-Paul II à partir de 1978. Événement Janus, « l’affaire Lip » ouvre de nouvelles sensibilités militantes appelées à monter (place des femmes dans les organisations, démocratie directe, respect des minorités). Dans le même temps, elle ferme la porte des grands mouvements revendicatifs des années 1960-1970 et ouvre celle des combats, souvent perdus, contre les licenciements de masse, les fermetures d’usine et la désindustrialisation.
par , le 14 avril 2021
Ismaïl Ferhat, « Les dernières heures des Trente Glorieuses », La Vie des idées , 14 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Donald-Reid-L-affaire-Lip-1968-1981
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