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Recension Histoire

La vie sociale des saints

À propos de : Dominique Barthélémy, Miracles de l’an mil, Armand Colin


par Valentine Ferreira , le 12 septembre


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Longtemps perçu comme un temps de violences débridées, l’an mil connaît en réalité ses mécanismes propres de régulation et de négociation. Parmi ceux-ci, le rôle de contrôle social exercé par les saints et leurs reliques, peut se lire comme un vaste récit de soutien au système féodal.

Les Miracles de sainte Foy, une compilation de miracles mise à l’écrit au XIe siècle, rapporte les mésaventures comiques d’un serviteur chargé de sonner le cor pendant les processions. Découvrant que son instrument a été volé, il réclame âprement l’aide de la sainte, et voilà que le cor se met à sonner, démasquant le voleur (p. 163) ! Ce petit « jeu de sainte Foy », miracle cocasse accompli pour résoudre un incident, est en réalité représentatif du rôle rempli par les saints, qui permettent souvent de réguler les interactions sociales, à travers une véritable « grammaire » de l’hagiographie (p. 192).

C’est à l’analyse de cette grammaire que se consacre ici Dominique Barthélémy, en s’intéressant aux récits de vies de saints, à la translation de leurs reliques et aux miracles qu’ils accomplissent. Ils éloignent des fléaux, aident et guérissent les malades, favorisent une évasion, ou vengent des torts. Le choix d’une progression en partie chronologique permet de saisir comment ces interventions miraculeuses évoluent en lien avec les préoccupations sociales.

L’intérêt de ces récits, objets d’étude bien connus de l’auteur et déjà exploités dans certains de ses précédents ouvrages, ne réside alors finalement pas tant dans le miracle lui-même que dans le contexte qui entoure celui-ci [1]. La richesse de certaines descriptions, véritables « tranches de vie chrétienne et féodale » (p. 8), livre de précieuses informations sur la société de l’an mil, permettant de compléter les informations parfois laconiques fournies par les chartes et les chroniques.

Le mythe des terreurs de l’an mil

Si l’an mil a longtemps été décrit comme un temps de violence et de misère, où l’absence de puissance publique aurait livré les paysans aux déprédations des seigneurs féodaux, Dominique Barthélemy a contribué à nuancer ces terreurs [2]. Il écarte la thèse d’une « mutation féodale » en l’an mil qui aurait été caractérisée, entre 970 et 1050, par un retrait de la justice et des institutions publiques héritées de l’Empire carolingien, retrait accompagné d’une montée des violences seigneuriales.

Dominique Barthélémy s’est efforcé de montrer dans plusieurs ouvrages que ces violences « ont été dramatisées à l’excès » (p. 14). La pratique de la guerre féodale entre seigneurs et vassaux répond en réalité à des règles implicites faisant la part belle aux mécanismes de régulation et de négociation, et produisent donc un système où la violence alterne avec le compromis, et les rivalités avec les alliances [3]. Il a aussi contribué à nuancer la dépendance des serfs à l’égard de leur seigneur, ainsi qu’à atténuer le clivage entre cette paysannerie et une chevalerie violente. Armé de ces quelques réflexions, le lecteur peut ainsi percevoir, dans ce contexte de guerres féodales, l’utilité sociale des récits de miracles qui fleurissent en nombre croissant autour de l’an mil.

Guérisons et interventions miraculeuses

Le pouvoir de guérison et le rôle d’intercession des saints apparait comme le fondement même de leur popularité. Que ce soit dans les Miracles de saint Benoît, neuf livres écrits entre les IXe-XIIe siècle par près de cinq auteurs différents, autant que dans les Miracles de sainte Foy, dont le récit commencé dans années 1010 par le clerc Bernard d’Angers est ensuite poursuivi par un moine de Conques. Tous deux prêtent une attention particulière aux cures miraculeuses et à la lutte contre les démons, soit qu’il s’agisse de refouler les démons, soit de faire sortir les démons de ceux qu’ils ont envahis. Les Miracles de saint Benoît, évoquent ainsi le cas d’un dénommé Maldebert, qui se contorsionne si bien qu’on le croit possédé (p. 40). On l’entrave, on fait venir les prêtres pour réaliser un exorcisme, et on invoque les saints pour que ceux-ci intercèdent auprès de Dieu en faveur de la délivrance de l’homme qui finit par être guéri. Outre le rôle d’intercesseur de saint Benoît, c’est la lutte entre les démons et les saints que mettent en lumière ces miracles.

Mais l’aide apportée par les saints ne se limite pas à ces seules guérisons. Dans les Miracles de sainte Foy on note, par exemple, l’intervention de la sainte en faveur des chevaliers, prisonniers ou condamnés. Un chevalier captif à Castelpers exhorte la sainte à venir le secourir. Lassée d’être importunée, celle-ci l’aide à s’évader dans des circonstances rocambolesques. Après trois tentatives, il saute de la falaise et s’en sort indemne puis, pour la remercier, finit par aller déposer ses fers brisés dans le sanctuaire de Conques (p. 170). En filigrane de ce récit, l’historien peut, avec pragmatisme, deviner de potentielles complicités ou des négociations qui auraient pu conduire à la libération des prisonniers. Loin d’être anecdotiques, ces évasions miraculeuses sont en réalité représentatives des interactions féodales, et participent de cet esprit de compromis et de cet effort de transaction entre l’Église et les pouvoirs laïcs, contrevenant à l’image d’un an mil en proie à des violences débridées.

Les miracles de vengeance, outil de modération

Pour autant, l’utilité des « miracles de régulation sociale » (p. 251) est surtout perceptible à travers les cas de vengeances opérées par les saints, lesquels sont de véritables outils de justice permettant de réparer les torts – y compris ceux commis par des chevaliers eux-mêmes.

C’est ce que montrent les cas de déprédations subies par les communautés monastiques. Si les monastères se voient régulièrement octroyer des terres et des richesses par les aristocrates, afin d’assurer leur salut, la conservation de ces terres n’est pas toujours chose aisée : les clercs se lamentent fréquemment face aux pillages et aux exactions dont ils sont les victimes. Dans ces circonstances, quantité de récits de vengeances voient un chevalier être châtié par une chute de cheval ou un « festin fatal » (p. 60), pour s’être accaparé des biens d’Église. Ainsi en va-t-il du jeune seigneur de Sully-sur-Loire, Herbert, coupable d’avoir pillé des domaines monastiques. Les moines s’en plaignent auprès du roi de Francie, mais rien n’y fait et Herbert persiste dans ses œuvres. Finalement, chevauchant de nuit, il est violemment frappé par celui qu’il croit reconnaître comme saint Benoît, venant venger les moines. À peine a-t-il le temps de se repentir de ses torts qu’il trépasse (p. 52). Pour autant, ces circonstances ne doivent pas laisser penser à un effacement des pouvoirs publics. Au contraire, les formes de la négociation sont partout présentes dans les récits de miracles. Leur objectif ne serait-il pas d’ailleurs de dissuader les spoliateurs et d’inciter les chevaliers à privilégier la négociation ?

Tout aussi courantes sont les vengeances de saints vis-à-vis des chevaliers s’en prenant à des serfs. En effet, l’auteur ne manque pas de rappeler l’effet néfaste des guerres féodales à l’égard de ces derniers. On peut mentionner, à cette occasion, la récurrence dans les récits de miracles de « menaces rustiques », c’est-à-dire des prières un peu trop âprement adressées par des paysans ou des chevaliers aux saints. Ainsi l’auteur des Miracles de saint Benoît narre des scènes où le saint est pris à partie, souvent en des termes très peu aimables voire menaçants. Une femme, se voyant enlever un bien par le seigneur de Château-Porcien l’apostrophe en ces termes : « Eh Benoît, vieillard paresseux, eh l’ensommeillé ! Que fais-tu ? Tu dors ? Et pendant ce temps-là tu abandonnes tes serfs aux outrages ? » (p. 105).

Reliques et conciles de paix

Enfin, une place est faite dans l’ouvrage au rôle des reliques lors des conciles de paix de l’an mil, assemblées réunies sous l’autorité de quelques évêques, notamment en Aquitaine, pour punir les profanations de lieux sacrés [4]. Dans un contexte de guerres féodales, les seigneurs et les chevaliers devaient prêter serment, en présence de reliques, de ne pas s’attaquer à l’espace ecclésial, aux gens d’Église et aux paysans. Les réfractaires sont quant à eux menacés de sanctions spirituelles et encourent l’anathème excluant le fidèle de la communauté des chrétiens. Il s’agit alors d’exercer une véritable pression sur les chevaliers pour les obliger à respecter les termes du pacte.
C’est dans ces circonstances que sont mobilisées les reliques, à l’instar de la statue-reliquaire anthropomorphe de sainte Foy, aussi appelée « majesté » – laquelle figure en couverture de l’ouvrage. Si la « majesté » de sainte Foy a pu, un temps, être prise pour un témoignage de la survivance d’une forme de paganisme, pour Dominique Barthélemy ces statues-reliquaires, pur produit de la société carolingienne, destinées à inspirer crainte et respect, sont promptes à susciter chez les fidèles le regret de leurs péchés. La statue-reliquaire, véritable arme spirituelle, est alors transportée par les moines jusque sur les terres contestées, mais aussi lors de ces conciles de paix. À nouveau, cet usage des reliques montre que l’an mil possédait bien sa propre culture de la paix et n’était donc pas uniquement déchiré par d’incessants conflits.

Les nouveautés de l’an 1100

Dominique Barthélemy note finalement de nombreuses inflexions dans les pratiques autour de l’an 1100. Le dernier chapitre intitulé « Les miracles des temps nouveaux » est l’occasion de dresser le bilan des dynamiques miraculeuses à l’orée du XIIe siècle. La culture de la paix évolue, tout comme la vision des conciles de paix : ils tombent en désuétude et le transport des reliques pour contraindre l’adhésion à un code de bonne conduite ne semble plus nécessaire, car les progrès des gouvernements royaux et princiers rendent alors ce mode de fonctionnement obsolète.

Plus largement, les miracles de régulation sociale semblent avoir entamé leur déclin. Ils ne disparaissent pas totalement et l’on trouve encore dans les Miracles de saint Benoît quelques vengeances miraculeuses, mais leur fonction évolue. Les « menaces rustiques » diminuent tandis que les préoccupations morales notamment liées à l’au-delà semblent plus prégnantes. Les reliques gardent leur importance, mais sans être déplacées dans l’espace public : on les vénère désormais dans des sanctuaires dédiés. Ces évolutions du christianisme aboutissent à ce qu’André Vauchez avait qualifié de « religion des temps nouveaux », plus spirituelle, davantage marquée par un tournant pastoral caractéristique de la réforme grégorienne [5].

Le foisonnement d’exemples mobilisé par Dominique Barthélemy constitue sans aucun doute la force de l’ouvrage. Cependant, en raison de cette accumulation, le lecteur est averti dès le départ que ce livre se prête « davantage à la navigation qu’à la lecture linéaire » (p. 9). Comme les précédentes publications de l’auteur sur le sujet, ce travail a le mérite de donner corps à la société de l’an mil et de mettre à l’honneur les acteurs de la société féodale que l’on voit interagir au gré des systèmes d’alliance et de rivalité.

Dominique Barthélémy, Miracles de l’an mil, Paris, Armand Colin, 2023, 320 p., 25, 90 €.

par Valentine Ferreira, le 12 septembre

Pour citer cet article :

Valentine Ferreira, « La vie sociale des saints », La Vie des idées , 12 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Dominique-Barthelemy-Miracles-de-l-an-mil

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Notes

[1Dominique Barthélemy, Chevaliers et Miracles. La violence et le sacré dans la société féodale, Paris, Armand Colin, 2004.

[2Barthélemy Dominique, La mutation de l’an mil a- t-elle eu lieu  ? Servage et chevalerie dans la France des Xe et XIe siècles, Paris, Fayard, 1997  ; Nouvelle Histoire des Capétiens (987-1214), Paris, Éditions du Seuil, 2012.

[3Dominique Barthélemy, Chevaliers et Miracles. La violence et le sacré dans la société féodale, Paris, Armand Colin, 2004.

[4Dominique Barthélemy, L’an mil et la Paix de Dieu : la France chrétienne et féodale (980-1060), Paris, Fayard, 1999.

[5André Vauchez, La spiritualité au Moyen Âge occidental, Paris, Puf, 1975.

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