Pour réaliser la transition énergétique, il faudrait extraire en vingt ans autant de métaux qu’au cours de toute l’histoire de l’humanité. C’est « l’un des grands paradoxes de notre temps », constate Celia Izoard.
À propos de : Celia Izoard, La ruée minière au XXIe siècle, Seuil
Pour réaliser la transition énergétique, il faudrait extraire en vingt ans autant de métaux qu’au cours de toute l’histoire de l’humanité. C’est « l’un des grands paradoxes de notre temps », constate Celia Izoard.
Journaliste, traductrice et philosophe, Celia Izoard examine depuis plusieurs années les impacts sociaux et écologiques du développement des nouvelles technologies. Ce nouvel ouvrage s’intègre dans cette veine en explorant les effets délétères de la transition énergétique et numérique.
La transition verte nécessite d’extraire du sous-sol des quantités colossales de métaux. Ils seront ensuite destinés à la production des énergies bas carbone qui sauveront la planète. Cette course aux métaux supposée sauver la planète du dérèglement climatique n’aggrave-t-elle pas le chaos écologique, les dégâts environnementaux et les inégalités sociales ?
Celia Izoard mène une vaste enquête sur ce phénomène mondial, inédit et invisible. Si d’autres ouvrages ont également mis en avant l’insoutenabilité physique d’une telle transition, la force de ce livre est d’élaborer un panorama de cette question grâce à des enquêtes de terrain et une analyse fournie sur les aspects culturels, politiques, économiques et sociaux des mines et des métaux.
Au début du livre, Celia Izoard part à la recherche des mines du XXIe siècle, « responsables », « relocalisées », « 4.0 », ou encore « décarbonées, digitales et automatisées ». Par un argumentaire détaillé et une plongée dans des mines en Espagne ou au Maroc, l’autrice démontre que derrière ce discours promu par les institutions internationales, les dirigeants politiques et les milieux d’affaires se cache un autre visage. Celui de la mine prédatrice, énergivore et destructrice. Celui qui dévore l’habitat terrestre et le vivant.
De façon locale, le processus de « radicalisation [1] » de la mine industrielle est détaillé par le prisme de ses ravages sociaux. La mine est avant tout « une gigantesque machine de déracinement » (p. 54), qui vide des espaces en expropriant les derniers peuples de la planète. En outre, la mine contemporaine expose les populations à diverses maladies et à l’intoxication. Dans la mine de Bou-Azzer au Maroc, on extrait du « cobalt responsable » pour les voitures électriques ; mineurs et riverains souffrent de cancers et de maladies neurologiques et cardiovasculaires.
L’ampleur globale de la prédation du secteur minier au XXIe siècle est aussi esquissée à travers la production grandissante de déchets et de pollutions. Le secteur minier est l’industrie la plus polluante au monde [2]. Par exemple, une mine industrielle de cuivre produit 99,6% de déchets. Stockés à proximité des fosses minières, les stériles, de gigantesques volumes de roches extraits, génèrent des dégagements sulfurés qui drainent les métaux lourds contenus dans les roches et les font migrer vers les cours d’eau. Les tuyaux des usines crachent en permanence les résidus toxiques qui peuvent, en fonction du minerai traité, se composer de cyanure, acides, hydrocarbures, soude, ou des poisons connus comme le plomb, l’arsenic, le mercure, etc. Enfin, les mines zéro carbone sont des chimères car elles sont toutes très énergivores. La quantité nécessaire pour extraire, broyer, traiter et raffiner les métaux représentent environ 8 à 10% de l’énergie totale consommée dans le monde, faisant de l’industrie minière un principal responsable du dérèglement climatique.
Dans la seconde partie, Celia Izoard montre que les élites sont « en train d’enfouir la crise climatique et énergétique au fond des mines » (p. 62). Cet impératif d’extraire des métaux pour la transition coïncide avec le retour de la question des matières premières sur la scène publique, dans un contexte où les puissances occidentales ont perdu leur hégémonie face à la Chine et la Russie.
Depuis quand la transition implique-t-elle une relance minière et donc le passage des énergies fossiles aux métaux ? Cet argument se diffuse clairement à la suite de la publication d’un rapport de la Banque mondiale en 2017. En collaboration avec le plus gros lobby minier du monde (l’ICMM, International Council on Mining and Metals), le rapport stipule que l’industrie minière est appelée à jouer un rôle majeur dans la lutte contre le changement climatique – en fournissant des technologies bas carbones. Batteries électriques, rotors d’éoliennes, électrolyseurs, cellules photovoltaïques, câbles pour la vague d’électrification mondiale, toutes ces infrastructures et technologies requièrent néanmoins des quantités faramineuses de métaux. La transition énergétique des sociétés nécessiterait d’avoir recours à de nombreux métaux de base (cuivre, nickel, chrome ou zinc) mais aussi de métaux rares (lithium, cobalt, lanthanide). L’électrification du parc automobile français exige toute la production annuelle de cobalt dans le monde et deux fois plus que la production annuelle de lithium.
Au XXIe siècle, la matière se rappelle donc brusquement aux puissances occidentales alors qu’elles s’en rêvaient affranchies dans les années 1980. Pourtant, les sociétés occidentales n’avaient évidemment jamais cessé de se fournir en matières premières en s’approvisionnant dans les mines et les industries délocalisées des pays du Sud. Ce processus de déplacement avait d’ailleurs contribué à rendre invisible la mine et ses pollutions du paysage et de l’imaginaire collectif.
Sous l’étendard de la transition qui permet d’anticiper les contestations environnementales et de faire adhérer les populations à cette inédite course mondiale aux métaux se cache le projet d’une poursuite de la croissance et des modes de vie aux besoins énergétiques et métalliques démesurés. Cette nouvelle légende de l’Occident capitaliste justifie une extraction de métaux qui seront également destinés aux entreprises européennes du numérique, de l’automobile, l’aérospatial, l’armement, la chimie, le nucléaire et toutes les technologies de pointe.
Ce livre explore ensuite dans une troisième partie l’histoire du capitalisme à travers celle de la mine et des métaux. Elle montre comment s’est fondé un modèle extractiviste reposant sur des idéologies : le Salut, le Progrès, le Développement – et désormais la Transition ? L’extractivisme est permis par l’élaboration et le développement d’un ensemble de croyances et d’imaginaires qui lui donnent une toute puissance. C’est ce que Celia Izoard nomme : la « cosmologie extractiviste » (p. 211). Accompagnée par une législation favorable et des politiques coloniales menées par l’État et la bourgeoisie, puis par l’industrialisation au XIXe siècle, cette matrice a favorisé notre dépendance à un régime minier. Aux yeux du peuple amazonien des Yanomamis, les Blancs sont des « mangeurs de terre » (p. 215).
Comment sortir de cette vision du monde occidental structuré autour de la mine dont l’objectif est l’accumulation de capital et de puissance. La solution minière, comme technologique, à la crise climatique est un piège, affirme Celia Izoard. Le mouvement climat doit passer par la décroissance minérale, par un « sevrage métallique autant qu’un sevrage énergétique » (p. 291). La réduction des consommations énergétiques et matérielles est une solution réaliste. Le quotidien des occidentaux est surminéralisé à l’instar de l’objet emblématique de notre surconsommation quotidienne de métaux : le smartphone. Il contient à lui seul, sous la forme d’alliage complexe, plus de 50 métaux. Les métaux ne devraient-ils pas être réservés aux usages déterminés comme essentiels à la vie humaine ?
Pour sortir du régime minier, il est d’abord urgent de rendre visible la surconsommation de métaux dans le débat public. D’une part, cela doit passer par des mesures politiques. Instaurer un bilan métaux au même titre que le bilan carbone car l’idéologie de la transition a créé une séparation illusoire entre les ressources fossiles toxiques (charbon, pétrole et gaz) et l’extraction métallique, considérée comme salutaire et indispensable. Ou encore cibler la surconsommation minérale des plus riches en distinguant émissions de luxe et émissions de subsistance, comme le propose déjà Andreas Malm [3]. D’autre part, pour « déminer le capitalisme » (p. 281), cela devra passer par un processus de réflexions et de débats collectifs et démocratiques, de mouvements sociaux et de prises de consciences individuelles, en particulier dans les pays hyperindustrialisés dont la surconsommation de métaux est aberrante.
Non content de contourner l’obstacle de la « transition énergétique », l’extractivisme pousse les frontières toujours plus loin, justifiant la conquête de nouveaux eldorados : le Groenland, les fonds océaniques, voire les minerais extraterrestres. Face au processus de contamination et de dégradation de la planète mené par le secteur minier et industriel, les luttes contre les projets s’intensifient [4]. Récemment, ce sont les Collas, peuple indigène du Chili, qui s’opposent aux géants miniers. Ces derniers ont pour projet d’extraire du lithium dans le salar de Maricunga [5] ; cela entraînera le pompage de millions de mètres cubes d’eau dans les profondeurs des déserts de sel, ces emblèmes de la cordillère des Andes. La communauté colla en sera d’autant plus affaiblie d’autant plus qu’elle souffre déjà de l’exode urbain et de l’assèchement de la région. Les éleveurs devront aussi abandonner leurs élevages et s’engager vers les immenses cités minières de la région. En outre, la transhumance, la biodiversité, une quarantaine d’espèces sauvages locales (le flamant rose chilien, les vigognes ou les guanacos, etc.), sont menacées. Appuyés par leur porte-parole Elena Rivera, ils ne comptent pas se laisser faire et ont fait un recours au Tribunal environnemental de Santiago, qui traite des nombreuses controverses écologiques dans le pays. Au XXIe siècle, les débats et luttes organisés autour de l’extraction au Chili, deuxième pays concentrant le plus de lithium sur la planète, prouvent que les pauvres et les derniers peuples de la planète sont en première ligne face aux effets délétères sous-jacents à la « transition verte ».
par , le 3 avril
Romain Mainieri, « Des mines pour sauver la planète ? », La Vie des idées , 3 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Des-mines-pour-sauver-la-planete
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[1] Au XIXe siècle, l’extraction minière était une entreprise de brutalisation des systèmes environnementaux dont l’accommodement s’effectuait par : la marchandisation des dégâts, la politique foncière du paternalisme et la mobilisation des savoirs scientifiques et des expertises afin de contourner les causes industrielles des dégâts sanitaires et environnementaux. Voir : Bastien Cabot, Écopolitiques ouvrières. Enquête socio-environnementale dans les mines de charbon du Nord-Pas-de-Calais (fin XIXe-début XXe siècle), thèse sous la direction de Christophe Prochasson, EHESS, 2022.
[2] Celia Izoard, « Les bas-fonds du capital. L’éternel retour de l’Eldorado », Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, vol. 12, n°1, 2018, p. 14-15.
[3] Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique, 2020.
[4] Mathieu Brier et Naïké Desquesnes, Mauvaises mines. Combattre l’industrie minière en France et dans le monde, Marseille, Agone, 2018.
[5] Iris Lambert et Lucas Lazo, « Extraction du lithium au Chili », Socialter, n°62, février-mars 2024, p. 50-57.