Pieter Claesz, Une nature morte de vanité, 1653

Recension Économie

De la valeur aux valeurs

À propos de : Éric Dacheux et Daniel Goujon, Théorie délibérative des valeurs, Presses universitaires de Provence


par , le 20 août


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La notion de valeur a-t-elle perdu de sa valeur ? En envisageant le concept dans sa pluralité, E. Dacheux et D. Goujoun plaident pour une économie sociale, écologique et délibérative.

Faisant suite à la publication en 2020 de Défaire le capitalisme, refaire la démocratie. Les enjeux du délibéralisme, ce nouvel ouvrage paru en 2024 est le fruit de la collaboration des mêmes deux auteurs aux compétences complémentaires : Éric Dacheux et Daniel Goujon, spécialiste des sciences de l’information et de la communication pour le premier et économiste pour le second. Il rouvre opportunément un débat sur la valeur, très au-delà de son investissement particulier depuis deux siècles et demi par les seuls économistes [1]. Ils soulignent à quel point l’usage du singulier (la valeur) occulte la dimension plurielle (les valeurs) dès que sont prises en compte, comme ils le font, les contributions d’autres savoirs qu’ils revisitent et les multiples dimensions que peuvent prendre en leur sein les valeurs (au-delà de la valeur économique). Par le concept de délibération [2], auquel beaucoup moins de pages (moins de 30 sur 160) sont consacrées qu’à celui de valeur, invitant à une démocratisation de la gestion de l’économie, ils contribuent à une déconstruction de la science économique (au sens d’une analyse critique de ses postulats sous-entendus et de ses omissions) et au développement de la socioéconomie et d’une économie écologique.

Retour sur la valeur et les valeurs

Tout apprenti économiste a initié (dans le double sens du verbe) sa formation par une présentation quasi rituelle des « théories de la valeur ». Dans une sorte de culte des ancêtres, on lui a appris à distinguer la « valeur travail » de la « valeur utilité » [3]. La référence à l’opposition entre ces théories de la valeur économique dépasse bien souvent la formation pédagogique car son but explicite ou implicite est de stigmatiser comme idéologie, pour les uns, le marxisme et, pour les autres, les néoclassiques, prétendus libéraux ou néolibéraux (la désignation comme « postlibéraux » [4] conviendrait mieux aujourd’hui pour bien marquer leur rupture avec le libéralisme d’un Smith ou d’un Jean-Baptiste Say). Toutefois l’assimilation souvent faite entre néoclassicisme et politiques conservatrices pour s’en réclamer ou pour les rejeter est erronée puisque Léon Walras (trop souvent réduit à son économie pure en oubliant son économie pratique et son économie sociale) [5] est aussi un penseur (et même dans sa jeunesse un acteur) du coopérativisme.

Remarquons que les lecteurs de ce livre peuvent être décontenancés par l’usage tantôt du pluriel pour désigner la pluralité des valeurs, tantôt du singulier pour désigner la valeur. De fait cette dernière renvoie à l’économie. Pour ce qui est « des » valeurs, ce n’est qu’à la page 55 (voir aussi p. 64) que les auteurs classifient « trois types de valeurs : les valeurs politiques (liberté, égalité…), symboliques (sacré, laïcité…) et économiques (utilité, travail…) ». On pourrait ajouter qu’il conviendrait de bien distinguer la valeur que l’on mesure (approche cardinale) des valeurs qui hiérarchisent (approche ordinale).

Au sein même du champ économique, « la » valeur a connu de multiples investigations. Toutefois, ainsi que le font les auteurs, il est possible de soumettre à une même critique comme forme d’économisme toutes les valeurs « économiques » dépouillées des valeurs « non économiques ». La question est cruciale puisque « la » valeur, qui détermine le coût payé, n’intègre pas notamment l’empreinte environnementale des diverses activités humaines. Sans doute les auteurs auraient-il pu évoquer ici, Arthur Cecil Pigou (1877-1959), et la distinction reprise après lui entre le coût social (supporté par l’ensemble de la société du fait des externalités négatives d’une activité) et le coût privé supporté (payé) par un agent économique. Prolongeant cette réflexion dans le champ environnemental, et plus largement, on peut ici reprendre la proposition faite par Pierre Calame et l’association Alliance pour l’emploi sans carbone [6] de dédoubler le pouvoir d’achat en créant pour chaque citoyen un compte limitant sa capacité de dépenser en termes d’empreinte écologique. On doit remarquer aussi que le prix occulte tout autant ce que le sociologue Osiris Cecconi avait désigné il y a un demi-siècle comme le « sous-développement culturel » engendré par le « développement économique  » (Puf, 1975). Autrement dit, compte tenu du caractère fragmentaire de la valeur économique, on ne paie pas un bien ou un service à sa juste valeur.

Même si les débats sur « la » valeur ont largement disparu des disputes entre économistes et plus largement de ceux et de celles d’autres disciplines qui s’y réfèrent, le projet d’Éric Dacheux et de Daniel Goujon de retour aux valeurs et à la valeur n’est en rien désuet. À de rares exceptions près, aujourd’hui les raisonnements des économistes se font essentiellement en termes de prix, donc de monnaie et non de valeur. Ce que montre leur lecture par André Orléan dans L’Empire de la valeur (Paris, Seuil, 2011). La valeur économique est devenue pour beaucoup implicite et ne nécessite plus d’être (ré)exposée. On peut penser que la large disparition de cet objet des débats entre économistes tient :

 D’une part au reflux de la pensée de Karl Marx, plus souvent aujourd’hui cité que lu, [7]

 Et d’autre part, pendant un temps au sein de la science économique standard, à la domination de John Maynard Keynes pour lequel la théorie de la valeur apparaît pour le moins implicite [8].

Une large fraction de l’ouvrage d’Éric Dacheux et Daniel Goujon consiste à revisiter ainsi de multiples théories de la valeur hors du champ économique. Au-delà des spécialistes de l’histoire des idées, leur lecture est bien utile car beaucoup de ces écrits sont aujourd’hui largement oubliés (tels ceux de Gabriel Tarde cité dans le texte, mais non repris en bibliographie). On voit ainsi que les approches postlibérales [9] ne sont pas dépourvues de morale, sources de valeurs que l’on peut penser comme … immorales. On relèvera notamment la primauté des choix de l’individu et la défense de la propriété privée, qui s’opposent aux multiples valeurs dites « sociales », « humanistes », etc. que sont la gratuité, le partage, la solidarité, le bénévolat, l’attention et le soin aux autres, la fraternité, le bénévolat, l’harmonie avec la nature, etc. que l’on peut trouver y compris parmi des institutions et acteurs de la finance solidaire et éthique et qui peuvent faire l’objet d’une délibération comme nous y invitent Éric Dacheux et Daniel Goujou.

Les parties prenantes d’une démocratie participative

L’apport principal d’Éric Dacheux et Daniel Goujon se situe dans la dernière partie de leur livre (p. 125-153) avec leur proposition d’une approche qu’il désigne comme délibérative des valeurs. Comme indiqué en introduction, il s’agit d’une vision démocratique du fonctionnement des sociétés grâce à une délibération [10] débouchant sur une collaboration dans l’espace public entre les parties prenantes. Elle s’oppose pratiquement aux intérêts notamment des géants du web et des groupes financiers dominants. Et théoriquement aux conceptions de la valeur économique essentiellement métaphysiques et basées sur des calculs rationnels guidés par la concurrence des intérêts individuels.

Cette expression est empruntée aux recherches de gestionnaires sur la responsabilité sociale des entreprises, à travers leurs travaux sur les stakeholders [11]. Elle présume une démocratie participative [12]. Cela suppose de dépasser la modernité fondée sur une opposition sommaire entre État et Marché et d’inclure une troisième dimension à travers les diverses composantes de la société civile. Cette troisième dimension doit l’être à travers les structures représentatives d’acteurs collectifs et individuels, ceux et celles directement ou indirectement concernés, positivement ou négativement impactés, et cela activement ou passivement. Cela suppose de ne pas se contenter de choisir des experts issus de la société civile et convoqués en certaines circonstances pour émettre des avis qui seront (ou non) ensuite pris en compte. Ces mandataires ne doivent pas être uniquement chargés de discuter des modalités d’application de résolutions prises préalablement en dehors d’eux par un pouvoir leur étant hiérarchiquement supérieur. Ils doivent détenir un authentique pouvoir de débattre puis de décider et d’une capacité de contrôler le processus de mise en place des arbitrages et du suivi de leur application. Une gestion efficace de communs s’appuie aujourd’hui sur ce pluralisme économique et politique. Les acteurs concernés doivent inclure aussi les voix des absents autrement dit celles des générations futures et celles tout aussi difficiles à intégrer des éléments composant la Nature. La question se pose aujourd’hui à travers la reconnaissance juridique d’une forêt, d’un cours d’eau, d’une montagne, etc. Cette pluralité d’acteurs impliqués se situe dans les trois champs que sont le Marché, l’État et les organisations de la société civile. On voit bien ici son apport à l’économie dite « sociale et solidaire ». Ceci est au cœur des choix des acteurs de celle-ci.

S’opère une sorte de renversement, puisque la valeur économique, supposée dominer les valeurs autres au point de les exclure, doit ainsi être encastrée ou réencastrée (pour reprendre une expression polanyienne) dans l’ensemble des autres valeurs. On relèvera ici le jeu de mots à partir du délibéralisme … comme sortie du libéralisme et comme entrée en délibération.

Valeurs et estime

Une dimension seulement effleurée par les auteurs (p. 71) est celle de l’estime. Ils empruntent l’idée au philosophe catholique Auguste Etcheverry (1892-1978). Celui-ci, dans La valeur et l’être (1947), pensait « le problème de la valeur » comme « sous-jacent à toute l’histoire de la pensée ». En approfondissant cette référence, on doit relever que l’estime découle en particulier de ce que Montesquieu dit des inégalités dans L’Esprit des lois (1748, notamment au livre V, chapitre 8). Dans une société fondée sur des inégalités hiérarchiques liées au statut relatif des diverses fractions d’une population, biens et services sont dépourvus d’une valeur objective. On peut remarquer qu’Aristote l’avait argumenté à propos de la différence entre « justice distributive » et « justice commutative » en l’illustrant par le prix relatif d’une maison et d’une chaussure, dont les prix sont en proportion de la position dans l’ordre social d’un architecte et d’un cordonnier. Ce que l’on paie en contrepartie d’un bien ou d’un service dépend du statut relatif de chacun des partenaires d’une transaction. Il n’existe donc pas de prix (ou de valeur) d’un bien ou à d’un service puisqu’il (elle) varie selon la position respective des partenaires de la transaction dans l’ordre social. L’ignorer est au cœur du projet idéologique et politique des économistes depuis le XVIIIe siècle avec l’idée implicite révolutionnaire d’égalité des êtres humains (les inégalités reconnues étant réduites à celles entre les revenus et les patrimoines).

Beaucoup penseront que cette question relève du domaine des historiens et des anthropologues et que la problématique est peu pertinente dans notre modernité, y compris comme l’affirment les auteurs avec leur proposition d’une société délibérative dont les membres sont supposés égaux ou dont la société doit faire en sorte qu’ils et elles parviennent à l’égalité entre personnes.

En fait, pour poursuivre les idées avancées par les auteurs, ne peut-on pas affirmer que, dans une communauté fondée sur la solidarité à différents échelons et dans une transition vers celle-ci, la différenciation par les prix retrouve sa pertinence ? Afin de soutenir les fractions de la population les plus exclues, les prix de l’eau, de l’électricité, de l’énergie, de la jouissance à des biens culturels, à certains soins, à des moyens de transport, etc. ne doivent-il pas être différenciés pour permettre aux fractions les plus déshéritées d’accéder à certains d’entre eux ? La logique hiérarchique de l’estime peut/doit ainsi être en quelque sorte retournée en leur faveur.

Toutefois, dans ce but, il conviendrait que, au-delà de la définition des valeurs et de l’esquisse théorique (p. 7) qu’ils donnent de l’approche délibérative, les auteurs s’interrogent sur les capacités politiques à faire prévaloir cette proposition, et comment, exemples à l’appui, cela serait/deviendrait possible face aux intérêts qui dominent pratiquement et idéologiquement les sociétés contemporaines. Les exemples de la gestion de l’eau comme commun pourraient, entre autres, en fournir la substance [13]. On peut espérer que ce développement sur la mise en pratique d’une approche délibérative fera l’objet d’un prochain ouvrage d’Éric Dacheux et Daniel Goujon.

Éric Dacheux et Daniel Goujon, Théorie délibérative des valeurs, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, Collection Travail et Gouvernance, 2024, 174 p., 16€.

par , le 20 août

Pour citer cet article :

Jean-Michel Servet, « De la valeur aux valeurs », La Vie des idées , 20 août 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/De-la-valeur-aux-valeurs

Nota bene :

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Notes

[1On lira avec intérêt la présentation détaillée de l’ouvrage faite par Dominique Desbois, «  Théorie délibérative des valeurs. De la valeur travail à un travail sur les valeurs  », Terminal [Online], 140 | 2025.

[2Voir notamment : «  Les promesses théoriques des recherches sur les initiatives solidaires : l’exemple du ‘délibéralisme’  », Revue française de socioéconomie, 2016, n°16, p. 201-214.

[3De ce fait, on peut s’étonner que, si Adam Smith est bien présent dans la bibliographie, Jean-Baptiste Say, Karl Marx ou Léon Walras en soient absents alors qu’ils sont cités dans le texte. Compte tenu de la richesse de l’ouvrage et de la multiplicité des références, on regrette l’absence d’index, tant des auteurs que des thématiques et concepts.

[4Notamment à la suite de Gaël Giraud dans Composer un monde en commun, Paris, Seuil, 2022.

[5Sur les facettes méconnues de Léon Walras voir notamment Pierre Dockès, La société n’est pas un pique-nique, Paris, Economica, 1999 et le volume VI des Œuvres économiques complètes d’Auguste et Léon Walras (Paris, Economica, 1999).

[6Voir Pierre Calame Petit Traité d’œconomie (Paris, ECLM, 2018 p. 146-148) et la tribune parue dans Le Monde 27 octobre 2023 à l’initiative d’Armel Prieur [www.escape-jobs.fr pour l’emploi sans carbone] : «  Transition écologique. Pour un Bretton Woods de la monnaie carbone  ».

[7Rares sont ceux qui aujourd’hui traitent encore de la «  transformation de la valeur en prix de production  » comme l’a fait avec une grande conviction Vincent Laure Van Bambeke (Les méandres de la transformation de la valeur en prix de production, Paris, L’Harmatan, 2013). On lira aussi Jean-Marie Harribey comme défenseur de cette tradition de la valeur travail chez Marx. Dacheux et Goujon analysent la pluralité des approches de la valeur chez Marx (p. 15-21).

[8André Segura, «  Y a-t-il une théorie keynésienne implicite de la valeur-travail  ?  », Économie appliquée, tome XLIV, 1991, n°3, p 131-166.

[9Voir ci-dessus note 5.

[10Sur le délibéralisme voir notamment : «  Les promesses théoriques des recherches sur les initiatives solidaires : l’exemple du ‘délibéralisme’  », Revue française de socioéconomie, 2016, n°16, p. 201-214.

[11Parmi les premiers écrits généralement cités, on peut retenir celui de Robert E. Freeman, Strategic Management : A Stakeholder Approach, Boston, Pitman, 1984.

[12Sur cette démocratie participative qui mobilise des biens à statut différent (public, privé et associatif), voir notamment : Alberto Lucarelli (2017), «  Démocratie participative  », in : Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld, dir., Dictionnaire des communs, Paris, Puf, 2017, p. 341-345).

[13Rémi Barbier, Sara Fernandez, «  L’eau en commun  », La Vie des idées, 16 avril 2024

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