L’Association des Oulémas algériens a joué un rôle important pendant la décolonisation. Son objectif : faire de l’Algérie une société musulmane.
L’Association des Oulémas algériens a joué un rôle important pendant la décolonisation. Son objectif : faire de l’Algérie une société musulmane.
Universités, diplômes, collèges d’experts : à travers les époques, les sociétés musulmanes ont développé de nombreux moyens d’institutionnaliser la science (’ilm). L’ouvrage de Charlotte Courreye nous invite à découvrir une tentative d’organisation de l’expertise née dans un contexte colonial spécifique : une association loi 1901, avec un président, un secrétaire, un trésorier, des statuts. Dans une histoire sociale fine, elle retrace un objet central de l’histoire de l’Algérie contemporaine, l’Association des Oulémas Musulmans Algériens. L’autorité religieuse du savant ou ’ālim (pluriel ’ūlama’, d’où le français ouléma) se trouve transformée par cette nouvelle forme institutionnelle. Réunis à l’échelle nationale, les oulémas portent un projet de mission pour toute la société : faire de l’Algérie une société musulmane. Ce livre, issu d’une thèse, propose une étude riche d’enseignements à deux titres. D’abord, il offre un regard neuf sur l’histoire algérienne contemporaine en suivant les trajectoires d’acteurs avant et après l’indépendance. Il permet aussi de réfléchir aux multiples transformations de la place de l’autorité religieuse en contexte colonial et post-colonial bien au-delà du cas algérien.
L’Association est bien connue des Algériens. Fondée en 1931 par le shaykh Abdelhamid Ibn Badis, l’AOMA joue un rôle-clé dans le développement du mouvement national algérien. Instaurant un réseau d’écoles à travers le territoire, elle défend la langue arabe et la religion musulmane dans le contexte de l’Algérie française. Sans se mêler officiellement de politique, elle participe de manière significative au développement culturel d’une identité nationale algérienne, et pendant la guerre, elle se rallie au FLN en 1956. Après l’indépendance en 1962, l’association cesse d’exister institutionnellement. Mais en proposant une histoire sociale des réseaux d’hommes et de femmes rassemblés par l’association, Charlotte Courreye montre les continuités malgré ces changements institutionnels. Les anciens membres de l’association participent à l’élaboration de l’État indépendant et occupent des positions stratégiques dans les ministères, surtout ceux des Affaires religieuses et de l’éducation. Par exemple, Zhor Ounissi (Zuhur Wunisi), née en 1936 à Constantine, fait sa scolarité primaire dans une école des oulémas, puis enseigne dans ces mêmes écoles, avant de finir en 1982 comme ministre des Affaires Sociales, première femme d’un gouvernement algérien. Un certain « esprit ouléma » se maintient malgré la disparition de l’association, notamment par une prise de distance avec l’appareil politique du FLN qui devient dans l’après-indépendance un véritable parti-État. En 1991, date qui marque la fin de l’ouvrage, dans un contexte de multipartisme et de crise politique, une nouvelle association est refondée en référence à l’ancienne, sans pour autant rassembler tous ces anciens membres.
Il existe une foule de travaux existant sur les oulémas, ainsi que nombre de polémiques toujours d’actualité. Il peut être bon de le rappeler à un public français : les polémiques sur la guerre d’indépendance algérienne ne sont pas les mêmes partout. L’usage de la torture par l’armée française, par exemple, qui fait régulièrement les couvertures des kiosques parisiens, n’est guère l’objet de débats en Algérie, où c’est un fait admis et consensuel. En revanche, le rôle des oulémas dans le mouvement nationaliste puis la révolution, comme on appelle la guerre d’indépendance en Algérie, est un sujet brûlant. Ainsi, comme l’indique l’introduction du livre, figure, parmi les slogans les plus polarisants du hirak de 2019, un appel à une république bādisiyya novembriyya, badissiste-novembriste, c’est-à-dire établie selon les principes d’Abdelhamid Ibn Badis et de la révolution du 1er novembre 1954. Or, Ibn Badis, fondateur de l’Association, est mort en 1940. Il n’a jamais participé à la révolution ni appelé à l’indépendance politique. Le rapport entre les revendications des oulémas pour une société musulmane et ceux du FLN pour l’indépendance politique, entre les différentes composantes du mouvement national, est aujourd’hui au centre des enjeux de la légitimité politique dans l’Algérie indépendante.
Face à cette histoire hautement polémique, L’Algérie des oulémas vient démonter et nuancer un nombre important de clichés dans les débats politiques algériens. En effet, le grand mérite de ce livre est de relire l’Association au-delà du seul mouvement national algérien. Pour mieux comprendre la place qu’occupent les oulémas dans la société algérienne au XXe siècle, l’historienne propose deux désenclavements, chronologiques et géographiques. Charlotte Courreye écrit une histoire où 1962, date de l’indépendance, n’est ni le début ni la fin, mais un moment charnière en plein milieu d’un processus historique plus long. En soi, c’est notable, car il n’est pas évident d’écrire une histoire de l’Algérie qui traverse la jonction de l’indépendance. Depuis les défrichages importants de Malika Rahal, l’histoire de l’Algérie indépendante s’étoffe de travaux de plus en plus riches. [1] Saphia Arezki a écrit récemment une histoire de l’armée algérienne qui s’étend elle aussi jusqu’aux années 90, alors que Jeffrey James Byrne examine la politique étrangère du FLN en enjambant 1962 pour englober les premières années de l’indépendance. [2] Surtout, l’importante synthèse de James McDougall invite à penser les continuités de l’histoire algérienne depuis le XVIe siècle jusqu’en 2012. [3] Ce livre participe donc à un important renouvellement du champ de l’histoire contemporaine de l’Algérie. En particulier, il faut signaler également le très intéressant livre d’Augustin Jomier sur l’ibadisme algérien publié dans la même collection, qui fait un bon complément de lecture avec L’Algérie des oulémas pour comprendre les transformations de l’autorité religieuse. [4]
Même si c’est de plus en plus courant, écrire sur l’avant et l’après 1962 n’est pas simple et implique de croiser des sources différentes, un défi que Charlotte Courreye relève finement. En effet, pour l’avant 1962, on peut s’appuyer sur un champ d’archives officielles produites par l’administration coloniale en France et en Algérie, qui surveillait étroitement les activités des oulémas. Pour l’après, l’impossibilité d’avoir accès aux archives officielles est finalement moins un obstacle qu’il n’y paraît, car l’historienne parvient à utiliser des publications officielles produites par différents ministères, les mémoires de nombreux acteurs, ainsi que des entretiens pour retracer les trajectoires individuelles. Charlotte Courreye utilise non seulement des sources primaires en arabe, mais engage en outre la discussion avec une historiographie foisonnante sur les oulémas en langue arabe, ce qui est le cas de trop peu d’historiens publiant en français sur le Maghreb.
Ce qui frappe à la lecture de ce livre, ce sont les continuités des dynamiques entre les différents régimes politiques. Les membres de l’association cherchent à créer une Algérie musulmane, projet qui émerge dans un contexte colonial, mais qui continue après l’indépendance. En regardant la trajectoire des oulémas sur une période plus longue, Charlotte Courreye parvient à les extraire à la spécificité du contexte colonial dans lequel ils sont nés, et à montrer une danse plus complexe entre autorité religieuse et politique, entre ’ilm (science) et hukm (pouvoir). Les oulémas veulent peser dans le champ politique tout en s’y tenant à une certaine distance. C’est bien entendu le cas sous la période coloniale face à une administration non-musulmane, mais aussi face aux partis politiques émergents dans les années 40 et 50. L’Association n’est pas un parti, mais préfère se positionner au-dessus des partis en faiseur de jeux. De même, son attitude par rapport à l’insurrection qui éclate en 1954 est au début peu claire, même si les oulémas finissent par se rallier officiellement au FLN en 1956. Après l’indépendance, si les oulémas investissent volontiers le nouvel État indépendant en 1962, beaucoup d’entre eux se positionnent aussi avec une certaine distance par rapport au parti unique, préférant être des experts donnant des conseils (nasiha) au pouvoir politique. Ils reprennent ainsi un schéma bien plus ancien qui renvoie aux rapports des ’ulama’ avec les souverains musulmans pré-coloniaux.
Cette lecture fine permet aussi de montrer de multiples manières les rapports entre autorité religieuse et politique. Charlotte Courreye vient déminer un terrain sensible. Une idée commune en Algérie voudrait qu’en investissant l’État de leur mission religieuse après 1962, les oulémas aient développé l’islam politique et donc contribué à la violence islamiste de la décennie noire dans les années 1990. L’historienne nous montre que la réalité est bien complexe. D’abord, les anciens membres de l’association évoluent selon des tendances différentes : si tous partagent le projet d’une Algérie musulmane, ils ne sont pas d’accord sur ses modalités concrètes. La plupart se distinguent des nouvelles formations islamistes qui émergent dans les années 1980, et préfèrent se positionner comme tenants d’un juste milieu, voire d’un « fondamentalisme d’État » où l’islamisation de la société viendrait d’en haut, qui s’oppose aux organisations plus radicales se positionnant contre l’État. Vu dans le temps long, le rapport entre islam et politique reprend toute sa nuance.
Car, en réalité, le projet des oulémas excède le politique. Créer une société musulmane passe avant tout par l’éducation. On découvre, au fil des pages, tout un système éducatif parallèle au système colonial dès les années 1930, avec non seulement ses propres écoles et sa propre formation d’enseignants, mais même ses propres inspecteurs censés assurer la qualité pédagogique sur le territoire. Ce développement d’un enseignement qui assure le progrès du peuple algérien en ravivant son rapport à ses origines est une constante, comme l’évoquent certaines des pages les plus intéressantes du livre autour de la création de « l’enseignement originel » (ta’alim asli) dans les années 1970, c’est-à-dire d’une généralisation d’un enseignement sur un modèle religieux. Or, cette quête ne passe pas forcément par le pouvoir politique, comme l’ont montré de nombreux travaux ethnographiques sur les sociétés musulmanes contemporaines. Elle peut s’appuyer sur des associations de la société civile, des réseaux informels, voire même des changements de comportement personnel visant à développer une société plus pieuse. [5]
Ce désenclavement chronologique permet de sortir l’Association des oulémas du contexte de l’Algérie française et de la lutte pour l’indépendance, et donc d’ouvrir l’horizon géographique. L’historienne propose de nombreuses et judicieuses comparaisons avec d’autres contextes nationaux, les voisins marocains et tunisiens bien sûr, mais également le cas indonésien très parlant, où l’association Nahdlatul Ulama (« Réveil des oulémas’ ») fondée en 1926 s’implique ouvertement dans les partis politiques de l’Indonésie indépendante. On aimerait parfois que ces comparaisons soient plus développées. En effet, au Maroc et en Tunisie, les oulémas restent organisés autour des mosquées-universités anciennes de la Qarawiyyin à Fès et de la Zaytūna à Tunis, qui jouent des rôles importants avant et après l’indépendance. Le cas algérien, avec son association formée sur un modèle institutionnel français à l’échelle nationale, semble ici se démarquer, même si cette spécificité serait à creuser plus en détail avec d’autres territoires colonisés de longue date, d’où la pertinence du cas indonésien. On peut aussi s’interroger sur les similarités avec les musulmans en Inde britannique, notamment le mouvement Deobandi qui, lui aussi, cherchant à développer l’islam pour faire face aux défis du monde moderne sous une domination coloniale à partir des années 1860, fonde une Jamiat Ulema-e Hind en 1919, dont le nom est bien proche de la jam’iyyat ’ulama’ al-muslimin al-jazairiyyin, nom arabe de l’AOMA.
Mais c’est tout l’intérêt de ce livre que de susciter l’envie de nouvelles recherches qui mettent le cas algérien en relation avec d’autres. Par son travail riche et méticuleux, Charlotte Courreye rend à la fois plus complexes et plus proches les projets et les vies de ces femmes et hommes qui ont fait partie de l’Association. En examinant le destin changeant d’une association visant à transformer l’Algérie par l’éducation et la science, elle nous permet de repenser les transformations de l’autorité religieuse, scientifique et politique bien au-delà du cas algérien.
par , le 27 août 2021
Arthur Asseraf, « Quand s’organisait la société musulmane », La Vie des idées , 27 août 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Charlotte-Courreye-Algerie-oulemas
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[1] Voir Malika Rahal, « Fille d’Octobre. Générations, engagement et histoire », L’Année du Maghreb, 10, 2014, p.183-187, et son livre à paraître, Le Pays de l’Avenir : une histoire populaire de l’année 1962 en Algérie, Barzakh/La Découverte, 2022.
[2] Saphia Arezki, De l’ALN à l’ANP : la construction de l’armée algérienne, 1954-1991, Barzakh, 2018. Jeffrey James Byrne, Mecca of Revolution : Algeria, Decolonization and the Third World Order, Oxford University Press, 2016.
[3] James McDougall, A History of Algeria, Cambridge University Press, 2017.
[4] Augustin Jomier, Islam, réforme et colonisation : une histoire de l’ibadisme en Algérie (1882-1962), Publications de la Sorbonne, 2020
[5] Pour un exemple particulièrement influent, voir Saba Mahmood, La politique de la piété : le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, 2009, traduction de The Politics of Piety, Princeton 2005.