L’étude du Club carpatique transylvain, du XIXe siècle à nos jours, permet de comprendre comment la chaîne montagneuse a rejoint le mouvement d’appropriation nationale de la nature, qui a mis aux prises Allemands, Hongrois et Roumains.
L’étude du Club carpatique transylvain, du XIXe siècle à nos jours, permet de comprendre comment la chaîne montagneuse a rejoint le mouvement d’appropriation nationale de la nature, qui a mis aux prises Allemands, Hongrois et Roumains.
C’est au XIIe siècle que le roi de Hongrie Geisa II fait appel à des colons allemands de Rhénanie pour mettre en valeur les ressources minières de la Transylvanie, territoire enserré dans le massif des Carpates. Le procédé est courant à l’époque. Les Allemands sont des experts réputés de l’exploitation minière et de la métallurgie et leurs colons agricoles permettent de mettre en valeur les terres.
Ces « Saxons », ainsi qu’ils sont nommés, sont dotés d’une autonomie politique au sein des villes qu’ils occupent, le territoire étant partagé avec des populations magyarophones, valaques romanophones, juives et roms. Sujets de la couronne hongroise, ils en subissent les péripéties – suzeraineté ottomane après le désastre de Mohács en 1526, reconquête par les Habsbourg d’Autriche devenus rois de Hongrie – tout en conservant, bon an mal an, un statut politique distinct jusqu’en 1876.
Neuf ans auparavant, en 1867, un compromis avait été trouvé pour tenter de résoudre la crise politique qui affaiblissait les États habsbourgeois depuis le Printemps des peuples en 1848. Les Hongrois avaient obtenu une quasi-indépendance vis-à-vis de Vienne – seules la politique étrangère et l’armée étaient vraiment partagées avec l’Autriche – et le gouvernement hongrois menait une politique agressive de magyarisation en vue de constituer un État culturellement homogène.
C’est dans ce contexte qu’est constitué en 1880 le Siebenbürgischer Karpatenverein (SKV) [1], un club alpin sur le modèle du Deutscher Östereichicher Alpenverein (DÖAV). S’agit-il d’une démarche hygiéniste destiné à procurer du bon air aux citadins ? Pas seulement et même pas principalement, comme en atteste l’abondante littérature du club. En revanche, il s’inscrit dans ce double mouvement du XIXe siècle européen : l’affirmation du principe national et l’inventaire scientifique du monde, lequel d’ailleurs rejoint le premier dans un mouvement d’appropriation de l’espace et du temps.
Ce phénomène est particulièrement fort au sein du monde germanique où, de 1815 à 1871 – proclamation du Reich allemand –, l’absence d’État commun favorise l’émergence de l’idée d’une Kulturnation et d’une Naturenation : certes, les Allemands n’ont pas d’État, contrairement aux Russes, Français, Britanniques et Espagnols, mais ils forment une nation par une culture commune au sein de laquelle le rapport à la nature joue un rôle spécifique. Les associations, les Verein, se substituent à une administration commune inexistante.
Ce modèle résonne avec la problématique de la minorité saxonne de Transylvanie, privée désormais de ses institutions politiques autonomes. Elle n’a plus guère que la religion luthérienne qui tienne encore debout. Elle y rajoutera un deuxième pilier : les montagnes des Carpates.
Le SKV, qui multiplie les randonnées, aménage des gîtes, publie des guides et favorise le naturalisme (botanique, minéralogie), est une entreprise d’appropriation de la montagne. Il s’agit de la naturaliser, de la rendre « saxonne ». Inversement est affirmé un lien indéfectible entre germanité et montagne, ce qui ne correspond évidemment à aucune réalité historique : jusqu’au XIXe siècle, les Carpates sont restées le domaine des bergers roumains.
La relation avec ces autochtones est ambivalente. Certains peuvent servir de guides, comme les montagnards savoyards servaient de guides aux premiers alpinistes britanniques, voire d’hôtes pour une nuit, quand la montagne n’était pas encore équipée de gîtes ; mais les bergers valaques peuvent aussi se montrer hostiles à cette pénétration des randonneurs allemands, ce qui amènera le SKV à faire bénir les gîtes par les popes orthodoxes pour éviter qu’ils soient incendiés.
Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’empire austro-hongrois aime, dans le concert des grandes puissances européennes, à se présenter comme une marche de la civilisation occidentale face à un Orient arriéré [2]. Dans cette atmosphère, les Carpates incarnent les limites de l’Europe occidentale face à leur homologue que l’on peut apercevoir par beau temps, la chaîne des Balkans, montagnes éponymes pour désigner l’ensemble de l’Europe ottomane en pleine déliquescence.
Les Saxons de Transylvanie peuvent tirer parti de leurs liens culturels avec l’espace germanophone pour tisser des liens avec Vienne ou Berlin et constituer un puissant vecteur culturel. Ils développent le tourisme et un système éducatif moderne, produisent une abondante cartographie des montagnes, mais aussi significativement des alentours de leurs villes. De fait, ils résistent à la magyarisation dans une Mitteleuropa où l’allemand occupe une place dominante tant sur le plan culturel qu’économique.
Le vent tourne à partir de 1918. Dans le cadre du partage de l’empire austro-hongrois, la Transylvanie échoit à la Roumanie. C’est la première fois, historiquement, que la région passe sous le contrôle de Bucarest, capitale « balkanique ». Les gouvernements roumains reproduisent la politique de leurs prédécesseurs magyars et s’emploient à roumaniser le territoire. Le mouvement reste modéré jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Durant la guerre, la dictature d’Ion Antonescu précipite le pays dans l’alliance fasciste. La communauté saxonne et le SKV cède également progressivement aux sirènes du pangermaniste. Le retour de bâton est d’autant plus brutal.
Au lendemain de la guerre, les biens du SKV sont confisqués et le régime communiste reprend avec vigueur la politique de roumanisation, qui prend une tournure ubuesque avec la dictature des époux Ceausescu. Nicolae n’est-il pas le « génie des Carpates » ? Les montagnes, jadis marche orientale de la civilisation occidentale, deviennent la colonne vertébrale de l’identité roumaine. Non seulement la Roumanie revendique l’héritage dace, faisant remonter la présence des Roumains à l’Antiquité, mais elle revendique aussi une identité chtonienne, les Roumains étant quasiment « carpatiques ».
Les noms allemands (et de manière générale tout ce qui évoque la présence allemande) sont interdits. Le régime communiste construit des églises orthodoxes de style néo-byzantin dans les villes médiévales saxonnes. Il encourage également le développement de l’alpinisme, qui doit devenir le sport de masse roumain, et ce, avec un certain succès, la montagne représentant effectivement l’un des rares espaces de liberté dans un régime kafkaïen.
Les membres du SKV désormais interdit entretiennent la mémoire et cachent les cartes, mais participent également au développement d’un alpinisme résolument sportif. L’effondrement du régime de Ceausescu a des effets paradoxaux. Il ouvre la possibilité d’une reconstitution du SKV, mais l’hémorragie de la communauté germanophone en direction de l’Ouest est irrésistible. Le SKV devient vite un club essentiellement roumain, mais dont une partie des membres connaît et reconnaît le rôle de la communauté saxonne dans son origine.
Il n’en reste pas moins que l’action du national-communisme a laissé des traces profondes sur les consciences. En somme, il a réussi son pari, la création d’une identité nationale roumaine presque exclusive sur le modèle des États-nations, forgé au XIXe siècle à travers un roman national fantasque d’une redoutable efficacité, balayant la complexité de deux mille ans d’histoire au profit de Carpates « éternellement » roumaines et de Roumains « éternellement » carpatiques.
Et les Saxons ? Ils ont émigré en Allemagne de l’Ouest ou plus loin encore. Et bien sûr, comme c’est souvent le cas, ces Allemands de Transylvanie, une fois réinstallés en Bavière, en Bade-Würtemberg ou en Australie, ont réalisé qu’ils étaient aussi des Transylvains germanophones. On ne peut que leur souhaiter de jouer un rôle de passeurs culturels dans un monde que nous nous garderons cependant de considérer comme post-national.
L’étude de Catherine Roth constitue une intéressante monographie dédiée au destin d’une minorité linguistique, qui illustre les vicissitudes de l’histoire européenne depuis 150 ans. Le triptyque nature-culture-identité y occupe une place centrale, d’où le titre, et l’analyse de la SKV comme substitut à l’autonomie médiévale perdue, l’universitas saxonorum, est tout à fait convaincante.
Il est plus difficile de suivre l’autrice dans son jugement sur le caractère anachronique de la politique de roumanisation. Le caractère ubuesque de la dictature de Ceausescu permet facilement de la tourner en ridicule sur la forme, mais permet-elle d’affirmer sur le fond que la constitution d’États-nations culturellement homogènes appartient au passé ? Ni la Turquie vis-à-vis des Arméniens, ni la Chine vis-à-vis des Ouïgours, ni Israël vis-à-vis des non-Juifs ne permettent de l’affirmer, sauf à décréter que ces entités appartiendraient au passé, ce qui pour le moins constitue une hypothèse méritant d’être discutée.
Un regret, éditorial celui-là, et qui est assez généralisable aux ouvrages issus de travaux de recherche : le texte est publié dans la collection « Essais » des Presses universitaires de Rennes. Malheureusement, le travail de vulgarisation n’a pas été fait pour parvenir à un texte plus court, plus nerveux, plus accessible méritant véritablement le qualificatif d’essai. Il sent encore la thèse dont il est issu. C’est dommage, si l’on souhaite élargir son public.
Enfin, j’avoue avoir éprouvé de l’agacement face au procédé répété par l’autrice de feindre de s’étonner que tel ou tel point n’ait pas encore fait l’objet de recherches. Si tout était investigué, il n’y aurait plus besoin de chercher !
par , le 5 juillet 2023
Matthieu Calame, « Quand la montagne est politique », La Vie des idées , 5 juillet 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Catherine-Roth-Naturaliser-la-montagne
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