Sous la Troisième République, citoyenneté et philosophie se conjuguaient au masculin. Pourtant, des pionnières réussirent à obtenir des diplômes universitaires et à accéder aux postes de responsabilité qui leur étaient interdits.
Recension Philosophie Histoire
À propos de : Annabelle Bonnet, La barbe ne fait pas le philosophe (1880-1949), CNRS Éditions
Sous la Troisième République, citoyenneté et philosophie se conjuguaient au masculin. Pourtant, des pionnières réussirent à obtenir des diplômes universitaires et à accéder aux postes de responsabilité qui leur étaient interdits.
Lorsqu’en 1969 je présidais le comité de boycott de l’agrégation de philosophie (à l’époque j’en étais fière, je le suis moins aujourd’hui), j’ignorais, je l’avoue, ce qu’il avait fallu d’obstination, d’audace et de combats pour que les femmes accèdent à ce concours ainsi qu’à l’enseignement de la philosophie.
Ces décennies de combats, Annabelle Bonnet les retrace dans un passionnant ouvrage très documenté, de lecture aisée, et qui mêle agréablement histoires individuelles, revendications collectives et analyses pertinentes de ce que la chercheuse appelle « l’ère pré-Simone de Beauvoir dans la République » (p. 9). Une lecture à conseiller à tout le monde, mais en particulier à celles et ceux qui identifient la République à l’émancipation des femmes, comme s’il y avait entre les deux une automaticité de cause à effet.
Deux dates encadrent le récit : 1880 et 1949. 1949, année de la parution du livre de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, qui connut un succès éditorial immédiat. 1880, année intéressante pour une double raison : c’est le 21 décembre 1880 qu’est votée, après deux ans de discussions, la loi dite Camille Sée qui ouvre l’enseignement secondaire public aux filles ; mais 1880 est aussi le moment où la philosophie est instituée en couronnement des études secondaires.
Couronnement oui, mais pas pour les filles, car pour elles, point d’enseignement de la philosophie, celle-ci étant « instituée comme le savoir pour former un citoyen éclairé, or les femmes ne sauraient être reconnues comme des citoyennes à part entière » (p. 11). Citoyenneté et philosophie se conjuguent donc au masculin, comme le suffrage improprement qualifié d’« universel ». Ajoutons que la philosophie est aussi un moyen d’accéder à des postes à haute responsabilité et qu’il n’est pas question de les laisser à des femmes.
Se conjugue ainsi un triple enjeu : celui du savoir, celui du pouvoir, celui de la différence des sexes. La République ne développe pas l’enseignement secondaire des filles dans une perspective d’émancipation, mais pour qu’elles accomplissent mieux ce qui est leur rôle et leur destin : être de bonnes épouses et de bonnes mères. Tout au plus leur octroie-t-on, avec cet objectif, un enseignement de « morale ».
Pourtant, au fil des années et en franchissant une multitude d’obstacles, quelques femmes vont réussir à conquérir une place – petite – dans le champ de la philosophie en s’y prenant de multiples manières : en enseignant « la philosophie en fraude » (p. 61), en montrant, lors d’un test d’aptitude réalisé en 1888, que des filles sont aptes à la pensée et au raisonnement, ou encore en se présentant à des examens, car aucun texte n’a pris soin d’en énoncer l’interdiction, tant il paraissait évident qu’aucune femme n’oserait se présenter à une licence, à un doctorat ou à une agrégation de philosophie. Eh bien, il y en eut !
S’il serait trop long de citer tous les noms que le travail d’Annabelle Bonnet sort de l’oubli ou de l’invisibilité, noms qu’elle a eu la bonne idée de reprendre dans un tableau à la fin de l’ouvrage.
Nommons ici cependant Julie Hasdeu, qui prépare un doctorat, mais meurt avant de le soutenir ; Jeanne Crouzet-Benaben, qui obtient une licence de philosophie en 1895 ; Clémence Royer, autodidacte reconnue en Suisse, qui sollicite une salle pour enseigner à la Sorbonne sans l’obtenir ; Camille Bos, première Française docteure en philosophie, mais en Suisse ; Jeanne Baudry, qui sera en 1905 la première femme agrégée de philosophie ; Alice Sériad, première femme docteure en philosophie dans une université française ; Hélène Metzger, docteure en philosophie qui fut « la première à connaître une solide insertion dans le champ philosophique français » (p. 215). Insertion à noter, car très souvent, même l’obtention d’un diplôme par une femme ne permet ni la reconnaissance, ni la carrière, ni l’enseignement.
Femmes et philosophie ne signifient nullement pensée commune et positionnement idéologique (ou politique) identiques. Ainsi, Léontine Zanta, au départ plutôt féministe, se rallia d’abord à Maurras puis au fascisme, tandis que Hélène Metzger resta familière des cercles féministes républicains. Arrêtée parce que juive en 1944, elle fut assassinée à Auschwitz à l’âge de 45 ans.
Il est intéressant de noter que celles qui parviennent à marquer quelques points le doivent non pas à l’enseignement public républicain, mais, dans la plupart des trajectoires relatées, à leur famille, généralement bourgeoise et cultivée, et singulièrement à des pères favorables à l’éducation intellectuelle de leurs filles, ainsi qu’à des institutions privées qui naissent « à la fin du XIXe siècle dans l’objectif d’accueillir des jeunes filles souhaitant dépasser ce que le programme des lycées féminins public leur offre » (p. 97).
Citons la Mutualité de Maintenon, le collège privé Sévigné, dirigé par Mathilde Salomon, où Victor Delbos et Alain donnent des cours. Loin d’être féministe ce dernier naturalise et essentialise les femmes comme le « sexe affectif », mais les juge capables d’un « savoir féminin » (p. 103) grâce à l’enseignement qu’il leur donne !
Il faut souligner que quelques hommes, pour des raisons parfois divergentes, apportent un soutien plus ou moins important à celles qui revendiquent pour les filles un accès à la philosophie. Aux pères déjà évoqués, il convient d’ajouter quelques philosophes, Delbos et Alain précédemment cités, ainsi que Dominique Parodi, Lucien Lévy-Bruhl, André Lalande, Léon Brunschvicg, sans oublier Henri Bergson – mais d’une manière très particulière, comme le montre l’intéressant chapitre titré « La promesse des bergsonettes » (après les « précieuses » du XVIIe et les « bas-bleus » du XIXe siècle). Car ainsi sont nommées les femmes qui se bousculent au cours que Bergson, « premier philosophe français médiatique du XXe siècle » (p. 135), donne au Collège de France en 1912.
« Bergsonettes », comme signifiant de disqualification et de délégitimation (et comment ne pas penser aux « juppettes », terme utilisé presque un siècle plus tard pour désigner les femmes membres du gouvernement d’Alain Juppé ?). Les femmes qui assistent au cours de Bergson ne peuvent qu’être des mondaines qui viennent se montrer dans l’entourage d’un philosophe à la mode. Bergson, quant à lui, ne se plaint pas de cette présence féminine, qu’il juge aussi légitime que celle des hommes.
On lit aussi avec intérêt ce chapitre qui analyse la philosophie bergsonienne sous l’angle du genre, l’auteur des Deux sources de la morale et de la religion développant une conception du masculin et du féminin à contre-courant des stéréotypes dominants : à l’émotion traditionnellement dévalorisée comme féminine, il substitue une valorisation, en la plaçant au centre du processus de création, mais en la considérant comme une capacité quasi exclusivement masculine !
Dans ce domaine de la philosophie comme dans bien d’autres, la Première Guerre mondiale favorise, de nombreux hommes étant absents, l’entrée des femmes philosophes dans l’enseignement.
Mais il faut attendre 1924 pour que tous les concours et certificats masculins soient accessibles aux femmes et que l’enseignement secondaire offre aux filles et aux garçons les mêmes programmes, après « plus de quarante ans de batailles individuelles et de combats collectifs pour que cette égalité prenne pied dans la République » (p. 249). Et ce n’est qu’en 1953 qu’une femme – Geneviève Rodis-Lewis – obtient une chaire de philosophie à l’université !
En épilogue, l’ouvrage consacre quelques pages relatives à Simone de Beauvoir et Dina Dreyfus. La première est connue et je n’y reviens pas ici. Dina Dreyfus, hélas, davantage regardée comme la première épouse de Claude Lévi-Strauss que comme philosophe, eut pourtant un rôle institutionnel important, en particulier à propos de l’enseignement de la philosophie. Elle fut la première femme inspectrice (je féminise, mais elle préférait « inspecteur ») générale de philosophie.
C’est elle qui présidait le jury de l’agrégation de philosophie au printemps 1969. L’épreuve se déroulait à la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Dina Dreyfus était contre le boycott, mais elle ne réussit pas à m’empêcher de prendre la parole. Une majorité de candidat.e.s se déclarèrent favorables au boycott du concours. La police présente dans la rue depuis le matin pénétra alors dans la salle où nous étions rassemblés pour la séparer en deux : d’un côté, celles et ceux qui voulaient passer le concours et, de l’autre, celles et ceux qui le refusaient et qui étaient invités à partir.
Mais de concours, ce jour-là, il n’y en eut pas. Car, pour la philosophe républicaine qu’était Dina Dreyfus, une agrégation de philosophie sous la protection de la police ne pouvait se concevoir.
par , le 3 avril 2023
Martine Storti, « La philosophie comme conquête féministe », La Vie des idées , 3 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Bonnet-La-barbe-ne-fait-pas-le-philosophe
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