La parution en juin 2025 du roman Thuyền de Nguyen Duc Tùng [1], aux Éditions des Femmes (Vietnam), marque un tournant littéraire et mémoriel dans le paysage éditorial vietnamien. Avec 2 000 exemplaires écoulés en seulement six jours, l’ouvrage s’impose d’emblée comme un phénomène éditorial unanimement salué par la critique.
Au-delà de ce succès, Thuyền frappe par la force de son propos. Il donne voix à une mémoire longtemps refoulée – celle des boat people, ces centaines de milliers de Vietnamiens qui ont fui leur pays après 1975. Porté par l’expérience personnelle de l’auteur, lui-même rescapé et aujourd’hui installé au Canada, ce roman devient un acte littéraire autant qu’un geste de mémoire, une traversée entre passé et présent, entre douleur individuelle et histoire collective.
Moment charnière
L’accueil exceptionnel de Thuyền révèle une profonde aspiration à la vérité et à la reconnaissance au sein de la société vietnamienne. Des décennies durant, l’histoire des boat people est restée un sujet tabou, enveloppé de silence. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : la complexité politique de l’après-guerre, la volonté d’unité nationale éclipsant les divisions passées et, sans doute, une forme de honte ou de douleur face à cet exode massif.
Thuyền paraît à un moment charnière. Cinquante ans après la fin de la guerre du Vietnam et l’unification du pays, le pays s’engage dans un long processus de réconciliation et de rassemblement de ses compatriotes dispersés à travers le monde. Dans ce contexte, la publication de Thuyền est une audace de Nguyen Duc Tùng et des Éditions des Femmes – une main tendue vers ceux qui ont souffert et ont été longtemps oubliés.
Ceux qui sont morts de faim et de soif. […] Ceux qui ont été frappés à la tempe avec des avirons, poignardés à plusieurs reprises au ventre avec des coupe-coupe, ceux qui ont été abattus d’une balle dans la poitrine. Ceux qui sont morts sur le coup. Ceux qui sont morts après de longs jours d’agonie. Ceux qui sont restés handicapés à vie. Ceux dont les corps ont été rejetés sur les plages, flottant, les cheveux et la bouche pleins de sable. J’ai vu la souffrance humaine, le désespoir des miens, j’ai entendu les cris. (p. 294)
Le personnage principal, un jeune homme, accompagné de sa fiancée Liên Hương et d’environ 150 autres personnes, s’embarque dans une quête désespérée de liberté. Les épreuves endurées en mer sont dépeintes avec une précision déchirante : famine, tempêtes, avaries et, surtout, hantise des pirates thaïlandais. Ces attaques, décrites sans concession, révèlent la brutalité inouïe des agresseurs – vols, viols, actes d’une cruauté indicible : tirer sur le premier protestataire, jeter des gens par-dessus bord, violer collectivement des femmes et filles. La mort de Liên Hương, se jetant à la mer, pour échapper au viol et préserver sa dignité, devient un point de bascule du roman, un symbole de l’horreur vécue et de la profondeur des traumatismes.
L’essentiel de Thuyền réside dans sa manière singulière d’aborder la mémoire des boat people. Nguyen Duc Tùng, lui-même ancien boat people exilé au Canada, insuffle à son récit une authenticité et une profondeur psychologique remarquable. Il ne s’agit pas d’une simple reconstitution factuelle, mais d’une immersion sensorielle et émotionnelle dans l’expérience des réfugiés de la mer, où s’expriment la douleur diffuse, les silences lourds et la complexité des dilemmes moraux face à l’extrême.
Sa construction narrative est fragmentaire. Plutôt qu’un déroulement chronologique, le roman adopte le rythme heurté de la mémoire traumatique – souvenirs entrelacés, éclats de pensée, monologues intérieurs, réflexions philosophiques. Chacun des chapitres s’apparente à un essai autonome et, pourtant, tous s’articulent en un « labyrinthe mental » où s’inscrivent le refoulement, l’obsession et la hantise du déracinement.
Une demande de mémoire
Le succès de Thuyền est d’autant plus remarquable qu’il s’agit de la première œuvre qui aborde de manière aussi frontale et intégrale les vicissitudes des boat people. Dans la littérature de l’exil, si des romans précédents ont effleuré ce sujet douloureux, aucun ne s’y est confronté avec une telle ampleur.
Citons, sans exhaustivité, parmi les auteurs de la diaspora, Viet Thanh Nguyen avec The Sympathizer (Prix Pulitzer) qui, bien que ne traitant pas exclusivement des boat people, explore les traumas de l’après-guerre et l’identité des réfugiés vietnamiens. De même, Kim Thúy dans Ru offre des fragments poignants de l’expérience des boat people à travers le prisme de la mémoire et de l’exil. Du côté des auteurs occidentaux, Philippe Claudel, avec La Petite Fille de Monsieur Linh, dépeint le déracinement et la solitude d’un vieil homme réfugié, tandis que Cécile Pin, dans Wandering Souls (Âmes errantes), suit le périple déchirant d’une famille fuyant le Vietnam.
Succès commercial, unanimité des critiques et engouement populaire sont les symptômes d’une demande inassouvie de mémoire, d’un besoin profond de combler un trou béant dans l’histoire post-guerre du Vietnam (années 1980-1990). Ce phénomène souligne l’importance de donner enfin une voix pleine et entière à cette page tragique de l’histoire vietnamienne, restée trop longtemps dans l’ombre. Il révèle également l’émergence d’une nouvelle génération de lecteurs, plus ouverte, plus curieuse, désireuse de comprendre toutes les facettes de leur histoire, y compris les plus douloureuses.
La force du roman réside dans sa capacité à métamorphoser une expérience à la fois intime et collective en œuvre littéraire. En offrant un espace de réflexion aux témoins directs de ces événements, le récit ouvre également un chemin aux générations suivantes, leur permettant de renouer avec un héritage familial et national longtemps occulté. Thuyền s’impose ainsi comme un livre essentiel de la transmission intergénérationnelle. Comme l’a souligné Paul Ricœur, le récit est le « gardien de la mémoire », le vecteur par lequel une communauté ainsi qu’un individu, se représente son passé et le transmet [2].
Quand la littérature devance l’histoire
La puissance de Thuyền réside indubitablement dans sa capacité à fusionner l’histoire et la littérature, transcendant les faits bruts pour explorer les dimensions humaines et émotionnelles de l’exode vietnamien par la mer.
Au cours des premières années, malgré l’indicible douleur, j’ignorais encore l’ampleur du prix à payer pour ce grand départ. […] La tragédie du choix réside dans cette incertitude éternelle : je ne saurai jamais si ma décision était la bonne ou la mauvaise, ni vers quel destin elle me conduirait (p. 321).
En plongeant dans la psyché des personnages confrontés à un choix de rupture avec leur passé, une résonance peut être établie avec l’œuvre emblématique de Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être. Dans les deux romans, les protagonistes – le « je » de Tùng et Tomas chez Kundera – se retrouvent face à la même impulsion de s’arracher à leur existence précédente pour embrasser une autre vie. Pour Tomas, c’est la confrontation au dilemme existentiel et à la relativité des choix dans un contexte politique oppressif ; pour le protagoniste de Tùng, c’est la décision désespérée de fuir une oppression et de chercher la liberté.
Si les situations diffèrent dans leurs origines – l’une existentielle et philosophique, l’autre ancrée dans une lutte pour la survie physique –, elles convergent dans l’exploration de la complexité de l’être humain face à des choix déterminants. À l’instar de Kundera qui ancre ses réflexions dans le vécu de ses personnages, Nguyen Duc Tùng explore le vertige de la liberté, l’éclatement de l’identité et le désespoir de ceux qui n’ont pas de certitude possible. L’écriture devient alors le lieu où l’indicible prend forme.
Cet écart entre le récit intime et le récit historique a été mis en lumière lors d’une table ronde récente à Hanoï consacrée au livre. Face à la question de la modératrice, « votre histoire ne vient-elle pas après notre littérature ? », l’historien Dương Trung Quốc [3] a répondu : « Hélas, le retard de l’histoire est précisément le terrain fertile où la littérature peut s’épanouir librement et créer. » Cette réponse souligne le rôle crucial que joue Thuyền : en l’absence d’un discours officiel sur l’exode, c’est la littérature qui prend le relais. Elle crée un espace de témoignage et de dignité, comble les silences. Et réinscrit les trajectoires individuelles dans le récit national.
Nguyen Duc Tùng, Thuyền, Éditions des Femmes (Vietnam)