Bien qu’apparaissant comme un objectif essentiel et consensuel, la prospérité reste en fait une notion vague et sujette à controverse. Un collectif, qui paraît aujourd’hui en version anglaise, propose un bilan d’étapes des travaux sur sa définition, et des conséquences politiques qui peuvent en découler.
Recensé : Isabelle Cassiers, dir., Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public. Ed. de l’Aube, 2011, 282 p. Contributions de Christian Arnsperger, Philippe Baret, Tom Bauler, Robert Boyer,Isabelle Cassiers, Julien Charles, Larent de Briey, Jean De Munck, Isabelle Ferreras, Stéphane Leyens, Dominique Méda,Thomas Périlleux, Géraldine Thiry, Gaeëtan Vanloqueren et Edwin Zaccaï. En anglais : Redifining Prosperity, Routledge 2014.
Depuis l’ouvrage précurseur Qu’est-ce que la richesse ? de Dominique Méda paru en 1999, une série de travaux, de plus en plus nombreux, s’est inscrit à des degrés divers dans le sillage des réflexions menées par la philosophe et sociologue à propos des représentations et des usages de la notion de richesse dans le capitalisme contemporain. C’est le cas de Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, coordonné par Isabelle Cassiers. Cet ouvrage donne à voir la construction d’une « école belge de la prospérité », de la même manière que certains analystes ont considéré un temps qu’une école française d’économie politique de la (nouvelle) richesse avait émergé dans les années 2000 [1]. Cette production collective vise à enrichir ces problématiques sur au moins deux plans.
Premier de ces plans, premier niveau de lecture, le déplacement sémantique conduit les auteurs à privilégier de manière assez systématique dans les contributions, la notion de « prospérité », laissant (donc) de côté celle de la « richesse », et a fortiori celle de croissance. Ce choix, très volontariste, fait explicitement écho aux travaux de Tim Jackson contenus dans son rapport Redefining Prosperity puis dans un essai, Prospérité sans croissance, et qui avaient, un temps, marqué les esprits . Cette notoriété rapide pour ce type de travaux était notamment liée au fait que Tim Jackson n’était pas, jusque-là, particulièrement connu pour ses prises de position radicales, mais plutôt considéré comme un technocrate au cœur du pouvoir politique. Il prenait parti pour un projet de développement qui assiérait moins sa trajectoire sur un horizon de croissance infinie des productions et des consommations de biens et services, que sur un développement des « capabilités d’épanouissement » (Méda, préface, p. 9), ou encore sur la progression d’un bien-être collectif (Cassiers, p. 19). Cet ouvrage fixe donc comme objectif de renforcer les prémices exploratoires de Tim Jackson autour de la prospérité comme l’état d’une société désirable, à partir de modèles renouvelés de développement et d’une interrogation sur la conception de la « vie bonne » .
Second de ces plans, autre niveau de lecture, l’ouvrage d’Isabelle Cassiers invite au fond les auteurs contributeurs à laisser vagabonder l’équivocité du terme « prospérité », ce qu’ils font à leur guise. Les camps de base disciplinaires des auteurs étant particulièrement divers (économie, agronomie, sociologie, philosophie, sciences de l’environnement etc.) il apparaît évident, au terme de la lecture, que « prospérité » ne demande qu’à être caractérisée, et qu’elle ne peut, en soi, constituer un nouveau mot d’ordre.
Peu ou prou, les contributeurs de l’ouvrage ont tous pour objectif de rendre compte d’une possible capacité de changement institutionnel et de transformation sociale sur des thématiques aussi complémentaires que celle de la consommation, du travail, de l’alimentation, de l’environnement que la quête d’une certaine forme de prospérité (sous entendue, plutôt que de croissance) peut receler. Pour cela, Isabelle Cassiers a donc invité cette grande diversité d’auteurs à se pencher sur la capacité transformatrice de l’idée même de prospérité. Évoluant pour la plupart dans les sciences sociales en Belgique, les auteurs sont assez complémentaires, l’ouvrage ponctuant d’ailleurs un cycle de séminaires organisé par l’Université Catholique de Louvain.
Dans ce projet, il y a bien l’idée de renouveler le sens des prospérités, comme d’autres revendiquent une réappropriation collective du sens et du contenu des richesses (voir les travaux du Forum FAIR [2]). D’où vient cette idée de vouloir ou devoir redéfinir la prospérité ? C’est que, dit en substance Isabelle Cassiers, celle-ci a perdu en contenu, kidnappée en quelque sorte par quelques indicateurs qui ont fait confondre moyens (PIB, croissance) et fins (prospérité, progrès). Ces idées sont explorées dans le monde depuis longtemps, et revigorées depuis le début des années 1990, par le truchement de nouveaux indicateurs médiatisés par des organisations internationales, mais aussi par une prise de conscience concomitante de l’épuisement de nos modèles fondés sur le couple croissance-productivisme. Cet ouvrage nourrit donc au fond un double projet : faire le point sur « qu’est-ce que la richesse, (ou la prospérité) » quelques quinze ans après les travaux séminaux de Dominique Méda ; faire entrer dans le débat académique et public la notion de « prospérité ». Cette dernière serait parée d’une double vertu dit en substance Isabelle Cassiers dans son chapitre introductif : elle couple à la fois une idée d’état (la prospérité serait un état de bien-être ou de félicité) et celle d’une augmentation des richesses ; elle serait d’avantage que d’autres termes (par exemple le bien-être) rattaché à un fait social (p. 19). La prospérité serait sociale là où le bien-être serait d’abord individuel. Enfin, dans la lignée des travaux d’économie politique, Isabelle Cassiers comme l’ensemble de ses collègues rappelle que la prospérité a toujours un caractère éthique et moral, et qu’il contient une dimension descriptive et prescriptive (voir aussi Stéphane Leyens p. 98), qu’il est théoriquement et politiquement plus utile d’assumer que de camoufler.
L’ouvrage est organisé en trois parties. La première explore un fondement d’économie politique de la prospérité. La seconde décline cette prospérité selon des thématiques dites « essentielles » : consommation, travail, alimentation, environnement. Le bouclage de l’ouvrage est assuré par la présentation des « conditions politiques d’une redéfinition de la prospérité ». On retrouve ainsi peu ou prou l’architecture par exemple de l’excellent ouvrage, paru à peu près en même temps, Pour en finir avec ce vieux monde qu’ont coordonné en 2011, Thomas Coutrot, David Flacher et Dominique Méda, et dont une partie non négligeable des thématiques est commune aux deux opus.
Quelle prospérité ?
Pour qui n’est pas familier avec cette économie politique de la richesse, Le premier chapitre de Dominique Méda est particulièrement heuristique. L’auteur insiste sur un point névralgique : la richesse ou la prospérité sont, dans leur définition, tributaires de la définition représentée de la société. Dans une société envisagée comme collection d’individus, nul besoin de distinguer la société de l’économie. Au contraire, une société de citoyens, société qui vit sur un projet de délibérations au cours desquelles des droits et des devoirs sont échangés, une communauté de citoyens unis par un lien politique « dont il faudra sans relâche vérifier et maintenir l’intensité », produit une représentation différente de la prospérité (p. 30). Dominique Méda rappelle utilement le coup de force de l’économie politique classique qui a en quelque sorte imposé sa vision, depuis Malthus, de la richesse comme expansion de la production. Ce coup de force a très certainement été aggravé par l’économie néoclassique lorsque celle-ci n’a plus envisagé la société que comme une collection additive d’individus désocialisés. Elle revient également sur la critique de la croissance l’articulant en deux temps bien connus maintenant. D’une part, l’idée que le Pib n’est pas un synonyme du bien-être, contrairement aux usages qui en sont massivement faits. D’autre part, une succession d’indices tend à prouver que la quête irraisonnée et illimitée de croissance économique peut s’avérer dorénavant contre-productive, tant d’un point de vue culturel que d’un point de vue écologique – comme l’étayera plus tard dans son chapitre consacré au consumérisme et à ses critiques, Jean de Munck. Ces idées ont été plus encore approfondies depuis dans l’ouvrage de 2013, La mystique de la croissance. Comment s’en libérer ? (Flammarion), thème que Jean Gadrey avait aussi largement défriché en 2010 dans Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire (Les petits matins). Le caractère éminemment politique de la « prospérité » et sa centralité pour définir un monde souhaitable et désirable conduit Dominique Méda à s’en remettre à la délibération politique pour la construction d’un projet de société fondé sur la prospérité. Notons que l’auteur la qualifie justement de « frugale » pour éviter toute ambiguïté, ce qui limite d’emblée, à notre avis (mais l’avenir nous donnera peut-être tort), les perspectives d’usage autonome de la « prospérité ».
Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry font leur ce socle ainsi élaboré par Dominique Méda, insistant sur les limites de la croissance lorsqu’elle est mobilisée, ce qui est largement le cas aujourd’hui, davantage comme fin en soi et plus comme indicateur de moyen. Elles développent également une analyse critique de la quête académique et technocratique de nouveaux indicateurs (de richesse [3] /prospérité). Elles insistent sur une question essentielle qui met en tension l’ensemble des travaux visant à renouveler les représentations et les cadres d’interprétation des richesses et de la prospérité : « les nouveaux indicateurs seront-ils instrument de généralisation d’un principe de gouvernance contestable ou cheval de Troie dans la citadelle de la raison gestionnaire » (p. 51) ? Cette interrogation pertinente hante toutes celles et ceux qui explorent les questions de quantification « alternative », et il est tout à l’honneur des deux auteures de l’avoir ainsi énoncée. Dans quelle mesure faut-il, ou non, prendre le risque, sous certaines conditions, d’armer la réflexion et la démonstration de comptes alternatifs ? Dans quelle mesure cela peut-il être intellectuellement utile et politiquement fécond ? Dans quelle mesure y a-t-il un risque de détournement d’usage des comptes alternatifs ainsi élaborés ? On rejoint ici des questions qui traversent le beau travail coordonné par Isabelle Bruno et d’Emmanuel Didier dans leur ouvrage Statactivisme [4] : déconstruire ou dévoiler tout ce qu’il y a d’aliénant dans la statistique et les indicateurs dominants, et séquentiellement, armer la réflexion de constructions alternatives afin d’assurer une durabilité aux projets, sont un des dispositifs d’élaboration de capacités réflexives et émancipatrices.
Cette tension est palpable dans l’ensemble de ce chapitre, tantôt renvoyant à l’idée que la quantification ne peut qu’alimenter un système de gouvernance national ou mondial devenu « quantophrénique » [5], tantôt voyant dans des formes d’indicateurs et des modalités de leur élaboration [6] un échappatoire possible à l’instrumentalisation.
Stéphane Leyens développe quant à lui une analyse éthique d’une définition qu’il qualifie de transculturelle de la prospérité. La question de la prospérité implique nécessairement un engagement axiologique et moral « qui doit être réfléchi » (p. 77). L’auteur mobilise le cadre analytique et interprétatif d’Amartya Sen, le jugeant heuristique pour l’exploration de l’identification des dimensions de la prospérité et des facteurs de cette prospérité. Il suggère que « combinant objectivité de l’évaluation et sensibilité aux subjectivités singulières des personnes concernées, l’approche par les capabilités a l’ambition de dépasser les limites de l’utilité et de la ressource tout en préservant les atouts » (p. 90). Le cadre de Sen évite, selon lui, le projet universaliste puisqu’une « capabilité est la réelle opportunité pour une personne de choisir les états et les actions qu’elle a raison de valoriser » (p. 93). Il insiste surtout sur le caractère procédural envisagé par Sen dans la construction d’une définition (ici de la prospérité) : la « participation » aurait une valeur constructive et serait le lieu de la « rationalité et de l’élaboration des fonctionnements que l’on a raison de valoriser ».
Prospérité de qui, de quoi ?
Il revient à Jean de Munck d’introduire la deuxième partie qui se veut une déclinaison de la prospérité selon diverses thématiques, proches des besoins essentiels : la consommation, le travail, l’alimentation et l’environnement. Dans une analyse critique du consumérisme Jean de Munck articule cet hubris de la consommation avec l’émergence d’une idée émancipatrice de la prospérité. À partir du constat que la prospérité est aujourd’hui contrite à une forme de consumérisme global, Jean de Munck revient sur les mécanismes de ce consumérisme fruit direct du capitalisme et plaide pour que la critique de la prospérité – dans sa version hégémonique du culte du Pib et de la croissance – soit fondée « sur l’articulation équilibrée » de trois dimensions, qu’il faut penser, et sur lesquelles il faut agir, conjointement : le consumérisme comme levier de reproduction des inégalités, le consumérisme culturel, et le consumérisme et ses effets écologiques. L’apport majeur de Jean de Munck est de ne pas prendre trop rapidement en compte la critique (classique) du consumérisme mais plutôt de prendre au sérieux la critique de la critique, comme il le dit lui-même : le consumérisme peut avancer « comme une forme de liberté positive sans cesse contredite par sa propre réalisation Il est une institution de la liberté positive mais n’en propose qu’une forme rabougrie de l’accomplissement » (p. 119).
En matière de travail, Thomas Périlleux et Julien Charles explorent ensuite une notion, sans doute construite de manière ad hoc pour l’ouvrage, qualifiée tantôt de « prospérité au travail », tantôt de « prospérité par le travail ». Ils ont pour objectif de dépasser les approches énoncées en termes de satisfaction de vie, particulièrement mobilisées par les travaux relevant de la mesure de la qualité de vie. Au contraire, ils approfondissent les conditions d’un travail prospère (au « sens où il permet à ceux qui l’exercent de faire preuve de leurs forces vives d’exploration et de création », p. 128). Ils reviennent sur la crise du compromis fordiste et plaident pour l’élaboration d’indicateurs de prospérité au travail qui soient élaborés dans une « approche procédurale de l’évaluation de la qualité de vie au travail, à travers des indicateurs de bien être et de prospérité qui soient attentifs à la pluralité inhérente à l’expérience de l’engagement dans le travail ». À rebours donc de la plupart des expérimentations d’indicateurs de performance managériaux. S’ils plaident également pour que soient pensées des formes d’évaluation du travail qui reposent « sur des constructions politiques du commun et qui reconnaissent la subjectivité », le contenu programmatique pour y aboutir n’est pas très explicite. De ce point de vue, il ne serait pas inutile de prolonger ces réflexions en les combinant à celles de Pierre Dardot et Christian Laval qui, dans leur dernier ouvrage, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte) déclinent des propositions politiques tout à fait concrètes pour promouvoir le commun, nourrissant un programme auquel les auteurs ici pourraient utilement s’arrimer.
Gaétan Vanloqueren et Philippe Baret insistent quant à eux sur les impasses du système productiviste agricole et plaident pour une réorientation radicale des systèmes de sa production. À partir du cas des innovations sur les plantes transgéniques, ils invitent à une redéfinition des modèles agricoles et économiques, avec un avantage pour l’agroécologie, par ailleurs mise en avant par Pierre Rabih (p. 171). Ils sont également critiques à l’égard des politiques de l’innovation et de l’expertise scientifique, et suggèrent qu’elles soient « réencastrées dans les aspirations citoyennes, et dans les contraintes naturelles » (p. 179). Le chapitre de Tom Bauler et Edwin Zaccaï est particulièrement stimulant, même s’il est pour l’essentiel un chapitre de synthèse qui vise à faire le point sur les principaux travaux reliant croissance, environnement et prospérité (p. 189). Dans un premier temps, les auteurs reviennent sur la douloureuse question du couplage entre la croissance économique et les dégâts écologiques, insistant sur la pression anthropique exercée sur l’état des ressources renouvelables et non renouvelables. Ils réexaminent ensuite, de manière assez classique, les théories sur la compatibilité possible entre la croissance et l’environnement (distinguant par exemple soutenabilité faible et forte) et explorent le rôle et la forme d’une « gouvernance » environnementale dans la définition de la prospérité. Dans cette perspective, ils interrogent l’efficacité des exercices réflexifs de prospective délibérative (que l’on retrouve dans les travaux d’Arild Vatn [7] par exemple) et doutent qu’ils puissent jeter les bases d’une redéfinition de la prospérité. Les travaux sur lesquels ils s’appuient pour jeter ce trouble montrent en effet que les formes expérimentées (en Belgique notamment) de démocratie participative dans la prospective de développement durable ont été peu convaincantes.
Dans le prolongement de ce résultat quelque peu décevant et conduisant à un certain pessimisme, la dernière partie de l’ouvrage étudie les conditions politiques d’élaboration d’une nouvelle définition de la prospérité (et de ses indicateurs attenants). Pour Laurent de Briey, la définition de la prospérité serait une tâche essentielle du politique. Loin de rompre avec le pessimisme de Tom Bauler et Edwin Zaccaï , il évoque la crise du politique selon lui fondamentalement liée à l’absence d’un projet commun, et caractéristique de la « misère politique », comme l’évoque Bernard Stiegler (p. 235). Cette crise ne peut être disjointe du constat de la place prise par l’économicisme, le politique étant, déplore Laurent de Briey, désormais « subordonné aux contraintes économiques » (p. 217). Cela ne serait d’ailleurs que la manifestation visible de la prééminence d’une anthropologie devenue individualiste. L’émergence de l’idée même de gouvernance serait aussi l’expression de la disqualification du politique (p. 220). Devant ces impasses Laurent de Briey propose une définition politique de la prospérité qu’il dit devoir être assise sur un double mouvement indissociable de déconstruction sociale des idéologies dominantes et de reconstruction collective de valeurs partagées. Christian Arnsperger interpelle les individus et les citoyens sur la question de l’action collective. C’est une urgence absolue dit en substance l’auteur car nous pourrions tomber à court d’écologie après être sans doute déjà un peu à « court d’humanité » selon sa belle expression (p. 240). Il invite à renouer avec l’économie plurielle qui bien que disqualifiée par les indicateurs hégémoniques dans la mesure des performances économiques, fait, sous certaines conditions, du bien aux sociétés. Il plaide pour une « sociodiversité » (p. 246) et une liberté d’expérimentation (citoyenne) d’innovations sociales, ainsi que pour une redéfinition du rôle attribué par l’État dans la régulation collective de cette diversité. Dans une perspective là encore assez rigoureusement empruntée à Amartya Sen, Christian Arnsperger suggère que l’État assure « une égalité des chances d’accès, à une existence non croissantiste réalisée, vécue en temps et lieu réels » (p. 251).
On ne sera pas surpris que Robert Boyer, Isabelle Cassiers et Isabelle Feirrera, concluent à l’urgence, pour les économies riches en tout cas, de changer de cap, ce qui ne sera pas possible par le seul espoir dans le progrès technologique. On sera sans doute [8] un peu plus étonnés, quand on connaît les auteurs, qu’ils considèrent que la théorie des capabilités de Sen pourrait jeter les bases d’un cadre théorique permettant d’envisager une révolution copernicienne des modes de pensée. De manière plus séduisante en revanche, ces mêmes auteurs invitent à la redéfinition collective et démocratique d’une finalité de vie en société, et donc à la redéfinition d’une (nouvelle) prospérité.
Au total, cet ouvrage constitue une pierre importante à l’édifice d’un courant d’économie politique de la richesse en cours de (re)construction. Il manque peut-être, pour aller au bout du projet, une analyse approfondie des institutions, des régulations macroéconomiques et des ajustements mutuels qui nous permettraient d’entrer collectivement dans la « transition » et pour opérer le changement de cap drastique nécessaire, tant en matières de représentations collectives de la « prospérité », qu’en termes de conditions sociopolitiques et institutionnelles nécessaires à l’élaboration d’un nouveau projet commun. Pour paraphraser en partie Dardot et Laval (p. 456), une fois posé son principe, il reste encore à imaginer une politique du changement. Pour en finir (vraiment) avec ce vieux monde. Le deuxième tome reste donc à écrire.
Florence Jany-Catrice, « Bilan de la prospérité »,
La Vie des idées
, 3 novembre 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Bilan-de-la-prosperite
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[1] Il revient à Thierry Pouch (2006) d’avoir nommé ainsi cette série de travaux. Cette école s’est formée, dit-il, autour d’une critique de la représentation de la richesse et de son mode de calcul dans les sociétés, en ayant pour objectif apparent de redéfinir la notion de richesse par intégration d’éléments jusqu’ici exclus des calculs en raison de leur aspect qualitatif. (…) La littérature consacrée à la « nouvelle richesse » renferme également un projet politique de reconstruction de la société, projet fondé notamment sur la démocratie participative, le rôle des femmes, des pays du Sud » (in L’Homme et la Société, 2006, p. 3).
[2] Par exemple, Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR), 2011, « La Richesse autrement », Hors Série Alternatives Economiques, mars.
[3] Voir Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, 2012 (rééd), Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, coll. Repères.
[4] Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Julien Prévieux (2014), Statactivisme. Comment lutter avec les nombres, La Découverte, Hors collection Zones.
[5] Voir Vincent de Gaulejac 2005, La société malade de sa gestion, Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Seuil, Paris ; Florence Jany-Catrice, 2012, La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ? Presses universitaires du Septentrion, coll. Capitalismes, éthique, institutions.
[6] Cette dimension de « qui décide de ce qui compte » pour reprendre le titre éponyme d’un numéro de la revue Projet (n° 331 ; décembre 2012), est essentiel. Il n’est pas spécifiquement étudié par Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry dans cette contribution. On le retrouve néanmoins dans la conclusion qu’Isabelle Cassiers a écrit conjointement avec Robert Boyer et Isabelle Ferreiras.
[7] Arild Vatn, 2009, ”An Institutional Analysis of Methods for Environmental Appraisal”, Ecological Economics, n° 68, p. 2207-2215.
[8] Pour qui a lu de près les travaux d’Emmanuelle Bénicourt, par exemple L’Économie politique (2004). Mais les auteurs en conviennent ensuite, signalant, par exemple, qu’A. Sen ne « nous affranchit pas totalement du sceau de l’individualisme » (p. 270).