La réédition du témoignage d’Anatoli Kouznetsov, dans une traduction française corrigée et complétée des passages précédemment amputés par la censure, donne l’occasion de rédecouvrir un document précieux sur l’extermination par balles de la population juive à l’Est.
Recensé : Babi Yar, Roman-document, d’Anatoli Kouznetsov, éd. Robert Laffont, 2011, préface d’A. Epelboin, traduction du russe par M. Menant, revue et complétée par A. Epelboin, 456 p., 21,30€.
Babi Yar : le nom du ravin qui fut, les 29 et 30 septembre 1941, le lieu de l’extermination par balles de la totalité de la population juive de Kiev par les nazis, est aujourd’hui le symbole de la Shoah à l’Est. Mais le Babi Yar, roman-document de l’écrivain ukrainien Anatoli Kouznetsov n’est pas seulement un témoignage crucial sur l’anéantissement des Juifs de Kiev, ni un documentaire précieux sur l’occupation allemande en Ukraine. Rédigé entre 1963 et 1965 en URSS, à partir de notes prises par l’auteur adolescent au moment des faits, publié en 1966 dans une version largement amputée par la censure, puis complété en 1970 à Londres après que l’auteur a choisi l’exil précisément en raison du sort subi par son texte, le livre est aussi un fascinant palimpseste politique. À ce titre, il donne à réfléchir sur ce qu’il advient d’une mémoire collective empêchée dans un pays où la censure a régné en maître, modifiant les souvenirs et s’acharnant à effacer toutes les traces qui ne correspondaient pas à la version politiquement acceptable des faits. Dans un pays surtout où les oppressions successives ont rendu l’écheveau du Mal politique particulièrement complexe à démêler. Aussi la réédition de ce témoignage, en version intégrale non censurée, dans une traduction française corrigée et complétée, constitue-t-elle un véritable événement tant pour la littérature que pour l’histoire.
Un « roman-document »
« Tout, dans ce livre, est véridique ». Ce sont sur ces premiers mots, solennellement martelés, que Kouznetsov prend la plume. Russe par son père, ukrainien par sa mère, Anatoli (Tolia) a douze ans au moment de l’arrivée des nazis à Kiev en septembre 1941. Quelques jours plus tard, il assiste comme tous les habitants de la ville à la rafle des Juifs de Kiev, emmenés vers le ravin. L’accès à la zone des massacres est fermé, mais il entend le bruit des mitrailleuses, d’autant mieux qu’il habite dans le quartier adjacent. Dans les semaines et les mois qui suivent le grand massacre des Juifs de Kiev, Babi Yar devient le lieu où les Allemands conduisent tous ceux dont ils veulent se débarrasser : tsiganes, handicapés, communistes, partisans, prisonniers soviétiques. Le jeune garçon, qui vit avec sa mère institutrice, son grand-père et sa grand-mère, se bat pour sa propre survie, cumulant petits travaux, trafics et rapines, mais il se jure de ne pas oublier ce qu’il voit et entend sous l’occupation allemande.
En 1963, devenu écrivain, poussé par l’illusion de liberté que donne aux contemporains de Soljenitsyne la parution d’Une Journée d’Ivan Denissovitch, il rouvre ses cahiers de notes pour en tirer un livre. Kouznetsov complète ses propres souvenirs d’adolescent en interrogeant ses proches, en parlant avec des habitants de Kiev, en rassemblant documents et archives de la période de l’occupation nazie. Comme Evtouchenko, dont le poème, déjà nommé Babi Yar, a fait l’effet d’une bombe en 1961 en brisant le tabou soviétique du silence autour de l’extermination des Juifs, il veut dire toute la vérité sur les massacres des Juifs, mais son projet vise au-delà : son « Babi Yar » veut parler de toutes les facettes de l’occupation nazie, mais aussi raconter comment la population de Kiev a vécu l’occupation allemande, et réfléchir à cette réalité multiforme du Mal dont Babi Yar fut le nom de code entre 1941 et 1943. Telle est donc son ambition lorsqu’il remet en 1965 son manuscrit achevé à la commission de la censure. Mais le livre qu’on lui rend, quelque temps plus tard, prêt pour l’impression, ne ressemble plus au sien. Rendu idéologiquement compatible avec le discours officiel sur l’oppression fasciste et la « grande guerre patriotique », le témoignage de Kouznetsov, épuré par la censure, est aux antipodes du projet qui était le sien de partager enfin, après vingt ans de latence, les faits dont il avait été témoin. Et pas question non plus de reprendre un texte sur lequel le régime a parié. Babi Yar, retranché de tout ce qui faisait son message, rencontre un grand succès. Dès que l’occasion s’en présente, l’écrivain devenu célèbre profite d’un voyage officiel en Angleterre pour prendre la fuite et demander l’asile politique. Son premier geste est alors de faire publier le manuscrit originel qu’il avait réussi à emporter avec lui à l’Ouest.
Démasquer la censure
Mais il ne s’en tient pas là : meurtri par le sort fait à son livre par la censure, il veut aussi partager l’exemplarité d’une expérience qu’il sait commune à tous les écrivains soviétiques. Le roman-document, dans sa version intégrale, fait donc apparaître trois strates de texte : en caractères normaux, les passages validés par la censure ; en italiques, ceux que la censure a biffés ; et entre crochets, les réflexions ajoutées par l’auteur en exil. Se donnant explicitement pour « tâche essentielle de montrer les intrusions de la censure dans ce qu’elles avaient de grave et de fondamental », les réflexions de 1969 et la préface ajoutée par l’auteur en 1970 s’attardent longuement sur les dilemmes qu’un écrivain soviétique traverse nécessairement : à quelles concessions se résigner ? L’intransigeance est un suicide littéraire et politique. Mais jusqu’où se laisser amputer, manipuler ? Kouznetsov ne veut pas seulement rétablir la vérité sur Babi Yar ; il veut exploiter l’exemplarité de son cas pour partager son expérience, défendre sa position, et surtout, apprendre à qui voudra le lire ce que cela signifie d’écrire sous la censure. « En Union soviétique, l’écrivain est toujours confronté au dilemme d’avoir à choisir entre ne pas se faire publier du tout et publier au moins ce qu’aura autorisé la censure. La plupart considèrent que mieux vaut faire parvenir quelque chose au lecteur que rien du tout. C’était aussi ma position ».
Or, le parti pris éditorial de distinguer pour le lecteur les trois strates de rédaction, n’a pas seulement l’intérêt d’utiliser l’exemplarité de son cas pour « donner à ceux que cela intéresse une idée des conditions dans lesquelles les livres sont publiés en URSS ». Il modifie surtout en profondeur l’importance respective des révélations auxquelles le témoignage nous donne accès, attire notre attention critique non seulement sur le contenu de certains passages censurés, mais sur les raisons pour lesquelles la censure a jugé nécessaire de les supprimer. L’intérêt documentaire de ce qui est raconté dans le livre est décuplé par l’attention qu’y a porté la censure soviétique de 1965. L’importance de Babi Yar, pour éclairer une période troublée dont ni l’histoire ni la mémoire ne peuvent aujourd’hui se déclarer quittes, tient donc bien sûr pour une bonne part à ce que l’auteur révèle effectivement sur les faits vécus, aux récits qu’il construit à partir de ses souvenirs ou de ceux de ses proches. Mais elle tient aussi - et c’est en cet autre sens que l’on peut entendre le qualificatif de « roman-document » que l’auteur donne à son œuvre – aux raisons d’agir de la censure soviétique, à la logique de ce sabotage éditorial dont l’édition en version intégrale permet de reconstituer précisément le fil par le jeu de la typographie.
La dissolution de la souffrance juive
D’une manière générale, comme le résume Annie Epelboin dans la préface substantielle qui accompagne le texte, les coupes opérées par la censure en 1965 portent sur trois thèmes principaux. D’abord, aucune spécificité de la souffrance juive ne doit transparaître ; seules les souffrances de la population civile soviétique en général peuvent être évoquées, en conformité avec le discours officiel sur l’héroïsme du peuple soviétique uni et debout contre l’envahisseur fasciste à travers tout le pays. Pas question donc de laisser entrevoir l’impuissance de victimes passives ou l’absence de solidarité à l’intérieur de la population soviétique le long de fractures nationales : le pari de la censure est justement, en laissant juste ce qu’il faut de références aux Juifs pour rester crédible, d’utiliser le Babi Yar de Kouznetsov pour corriger l’effet bombe du Babi Yar d’Evtouchenko paru quatre ans plus tôt. Dans le livre de Kouznetsov, les malheurs des Juifs de Kiev peuvent être dissous – au prix, précisément, de coupures soigneusement opérées - dans les malheurs de la population civile de Kiev.
Ce tabou juif s’observe clairement, dès la fin de la guerre, avec l’interdiction de publication du Livre Noir, le recueil de témoignages sur l’extermination des Juifs des territoires occupés rassemblé à l’initiative des écrivains Grossman et Ehrenbourg ; mais il s’insère plus largement dans le contexte global des fluctuations de l’antisémitisme d’État en URSS. Dès les années 1947-48, avec l’arrestation et l’assassinat des principaux membres du comité juif antifasciste, et la répression de toute vie culturelle et communautaire juive, la courte trêve permise par la guerre dans le mouvement de stigmatisation des Juifs pris en tenailles, sous Staline, entre une offensive antireligieuse, une exigence assimilationniste, et une pratique discriminatoire visant une minorité nationale sans territoire d’ancrage, est brutalement refermée. Les Juifs d’URSS sont ciblées par des campagnes d’opinion, d’abord anticosmopolites, puis antisionistes, orchestrées au sommet de l’État au gré des besoins de politique intérieure, mais surtout au fil de l’évolution des relations internationales de l’URSS, dès lors que l’Etat d’Israël a choisi le camp de l’Ouest au tournant des années 50. La mort de Staline en 1953 n’interrompt que provisoirement le processus : les tensions de politique étrangère avec Israël, et avec les États-Unis, et l’effet retour de la nouvelle mobilisation israélo-américaine sur le sort des Juifs d’URSS empêchés d’émigrer, déclenchent de nouvelles campagnes antisémites officielles ; sans avoir la virulence des campagnes staliniennes, elles expliquent que le moment du Dégel ne s’accompagne pas d’une réelle libération de la parole à propos du tabou juif [1].
Dans le Babi Yar de Kouznetsov, un chapitre central retranscrit le récit de l’une des très rares rescapées juives du ravin, Dina Mironovna Pronitcheva, « que j’ai noté d’après ses paroles, précise Kouznetsov, sans rien ajouter ». Dina, mal fusillée, s’était laissée recouvrir par les cadavres qui lui tombaient dessus dans le fond du ravin et avait réussi par miracle à remonter à la surface pour s’enfuir à la tombée de la nuit. Retranscrit au discours indirect libre, son long témoignage s’achève sur un passage entre crochets, ajout de l’auteur en 1969 en exil : « En 1946, elle fut citée comme témoin de l’accusation au procès sur les atrocités nazies perpétrées en Ukraine, qui eut lieu à Kiev. [Mais l’antisémitisme s’étant déchaîné peu de temps après, elle ne dit pas qu’elle était une rescapée de Babi Yar, ni qu’elle était juive, et son nom de Pronitcheva la tira d’affaire] ».
Nazisme et communisme en miroir
En outre, dire la vérité sur le sort des juifs dans les territoires conquis par les Nazis entre 1941 et 1943 obligerait à avouer que les populations locales ont collaboré, parfois massivement, avec les Allemands par haine du régime soviétique. Et c’est le deuxième tabou que la censure s’est acharnée à protéger dans le manuscrit de Kouznetsov. Tous les indices faisant état d’une collaboration des Ukrainiens avec les nazis sont gommés, toute allusion à l’espoir avec lequel une large partie de la population locale a accueilli les Allemands, par haine envers le régime qui avait sciemment organisé la grande famine de 1933, est soigneusement supprimée. Ainsi, l’attente pleine d’enthousiasme à l’égard des « libérateurs » allemands, exprimée par le grand-père de l’auteur, ancien serf ukrainien, nostalgique du bon vieux temps d’avant les bolcheviques, passe le barrage de la censure tant qu’elle peut sembler le fait d’un vieux fou, la preuve de la corruption d’une personnalité de l’ancien temps - surtout que cet enthousiasme déchante vite devant le traitement que la population ukrainienne reçoit des Allemands. Mais les passages les plus explicites, comme les invectives violemment anticommunistes du grand-père (« Leur pouvoir n’est plus là, leur Guépéou n’est plus là, les maudits agents du NKVD ont foutu le camp. Qu’il crève, leur Staline ! Qu’il crève, leur parti ! Voilà ! Et plus personne ne viendra m’arrêter. […] Bonnes gens, mieux vaut Hitler, mieux vaut le tsar, mieux vaut les bourgeois, les Turcs, plutôt que ces crétins, ces bandits de grand chemin ! […] Merci, mon Dieu, de nous avoir permis de survivre à l’épreuve qu’était cette peste bolchevique ! »), ou ceux qui laissent entendre les raisons profondes d’une hostilité au régime communiste, non pas individuelle mais générale et partagée par tous, sont biffés : « Quel imbécile, ce Hitler ! dit grand-père. Les Allemands ne sont pas si méchants que ça. C’est lui qui en a fait des salauds. Comme on les attendait ! S’ils s’étaient conduits de façon humaine, Staline aurait été foutu depuis longtemps. Le Peuple accepterait de vivre sous n’importe quel régime, les tsars, les bourgeois, pourvu que ce ne soit pas celui de Staline. Et ce monstre, il est encore pire que Staline. Que le diable l’emporte ! »). La censure coupe aussi tous les passages qui révèlent – témoignages et preuves à l’appui - que le régime soviétique a délibérément sacrifié non seulement la ville, ses monuments et ses églises, mais aussi la population civile de Kiev face à l’arrivée des Allemands. Ainsi du récit détaillé de l’explosion et de l’incendie de l’avenue Krechtchatik, l’artère centrale du Kiev historique, miné par le NKVD et qui explosa au passage des Allemands, faisant de très nombreux morts y compris parmi la population civile - un attentat officiellement attribué par les autorités soviétiques à la barbarie des Allemands.
Autant de passages qui laissent en fait deviner au lecteur une analogie des méthodes entre nazisme et communisme, une même façon de hiérarchiser la fin et les moyens sans le moindre égard pour la valeur de la vie humaine. Cette similarité entre le système de répression stalinien et le système de répression hitlérien constitue le troisième tabou, d’une extrême sensibilité politique, que le jeu de la typographie permet de repérer. Le moindre constat résigné peut ainsi s’interpréter comme un encouragement au parallélisme : « Avant, c’était Staline et maintenant ce sera Hitler » soupire ainsi la mère du jeune Tolia dans le livre, avant que la censure ne lui ôte ces mots de la bouche. Rien ne doit laisser entrevoir la résignation indifférente, ou pire, soulagée, au changement de régime. Toute tentation de voir une ressemblance entre nazis et communistes est soigneusement ciblée par la censure : ainsi disparaissent par exemple, dans cette exclamation d’une amie de la mère de l’auteur, épuisée nerveusement par les privations et la terreur, les quelques mots en italiques : « La nuit, j’ai envie de crier. Mes nerfs ne tiennent plus le coup. Parfois, je me dis : qu’ils m’emmènent, n’importe où, à Babi Yar ou sur la Kolyma, ça m’est égal ! Je les hais ! » « Il n’y a pas de différence de principe entre le sadisme des deux parties », écrit Kouznetsov, dans un de ces chapitres de réflexion qui interrompent ça et là le témoignage-reportage.
Si de telles réflexions rappellent la démarche du Vassili Grossman de Vie et Destin, ce n’est pas d’abord sur le terrain de l’antisémitisme que l’analogie entre nazisme et soviétisme est suggérée dans Babi Yar. Chez Grossman, les campagnes d’antisémitisme d’État qui eurent lieu dans l’URSS des années 50 sont, il est vrai, le déclencheur d’une réflexion comparatiste sur les deux totalitarismes ; non pas que l’écrivain prétende que la même souche d’antisémitisme est à l’œuvre dans les deux contextes – Grossman fait mieux que quiconque la part du conjoncturel de l’antisémitisme stalinien -, mais pour l’écrivain juif qu’il se découvre être aux yeux de ses confrères après la guerre, l’antisémitisme soviétique initie la prise de conscience nécessaire au rapprochement comparatiste des deux systèmes de Terreur et au réflexe antitotalitaire [2]. La démarche de l’Ukrainien Kouznetsov est différente, non seulement parce que l’antisémitisme ne joue pas un rôle aussi central dans le parcours intellectuel et moral de l’auteur, mais surtout parce que la dénonciation des affinités entre les deux systèmes porte sur d’autres angles, que sa position de témoin lui donne à percevoir de manière privilégiée, ainsi le mépris de la vie des individus ou le rapport à la vérité et à l’histoire.
L’entreprise d’effacement des traces
Le témoignage de Kouznetsov sur les massacres de Babi Yar se prolonge ainsi sur le récit détaillé, précis et circonstancié, de l’entreprise concertée d’effacement des traces, un projet commun aux nazis et aux soviétiques. Le récit de la première étape – nazie - de la liquidation du charnier (le récit de K s’appuie sur le témoignage d’un des prisonniers ukrainiens employés à cette tâche en septembre 43 au moment où les Allemands s’apprêtent à céder la ville face à l’avancée de l’Armée rouge), se poursuit avec le récit des étapes suivantes – soviétiques – dans un dernier chapitre (presque entièrement censuré) qui retrace longuement les tentatives successives des soviétiques pour combler le ravin, effacer toute trace du charnier, et empêcher toute mémoire collective du site [3].
Babi Yar est en profondeur une interrogation sur les traces. Car, s’il n’y a pas eu, sauf très rares exceptions, de rescapé juif des premiers massacres commis dans le ravin, l’exploitation du site d’extermination, dans tous ses usages au cours des deux années d’occupation allemande, a eu de nombreux témoins parmi la population civile ukrainienne. Comment neutralise-t-on toute une population de témoins ? Mais surtout, quelles traces laissent des massacres commis au vu et au su de tous mais dont nul n’a le droit de parler ? Peut-on excaver, des années après l’horreur, le témoignage enfoui de tiers dont le rôle a souvent été ambigu ?
Le ravin vu de biais
Plus profondément en effet, l’intérêt du témoignage de Kouznetsov est moins dans la confirmation de faits bien connus des historiens ou dans la claire désignation du tabou, que dans le déplacement du regard auquel la multiplicité des points de vue de témoins tiers oblige à se prêter. Ainsi, l’extermination des Juifs de Kiev n’est pas seulement racontée ici à partir du témoignage retranscrit d’une rescapée, mais aussi à partir des impressions – reconstituées - de l’enfant de douze ans que l’auteur était alors, ou des réactions des grands-parents et des voisins qu’il tire de ses souvenirs. Cela donne un récit très troublant, où l’excitation mêlée d’effroi peut l’emporter sur l’empathie, où la sidération et la peur peuvent se teinter, en situation, d’un soulagement égoïste et parfois même, d’une approbation revancharde.
Cet effet de point de vue est très déconcertant pour un lecteur habitué à lire des témoignages de rescapés, et il soulève de nombreuses questions éthiques.
« Je ne pouvais pas rater un spectacle aussi extraordinaire que la déportation des Juifs de Kiev [raconte l’ex-enfant Tolia, qui, comme toute la population de la ville, a regardé avec une agitation fébrile la marche vers Babi Yar, entre deux cordons de miliciens, des Juifs raflés]. Dès l’aube, je me précipitai dans la rue. Ils étaient sortis avant le lever du jour, pour arriver le plus tôt possible au train et avoir des places. Pleurant et se querellant, la population juive du kolkhoze maraîcher se déversait dans la rue avec ses enfants qui hurlaient, ses vieillards, ses malades. Des paquets mal ficelés, de vieilles valises en contreplaqué, des sacs rapiécés, des caisses contenant des outils de charpentier… Des vieilles femmes portaient autour du cou des couronnes d’oignons, tels des colliers gigantesques : c’étaient les provisions de route… Vous comprenez, en temps normal, les infirmes, les malades, les vieillards, restent à la maison et on ne les voit pas. Mais là, tout le monde devait venir, et ils étaient tous là. […] En proie à une agitation convulsive, je courais d’un groupe à l’autre, écoutant les conversations, et plus nous approchions du Podol, plus il y avait de monde dehors. Les habitants se tenaient sur le seuil de leur maison, regardaient, poussaient des soupirs, se moquaient des Juifs ou bien leur criaient des injures » (la partie en italiques est censurée dans l’édition de 1965).
Nous sont racontées la réaction horrifiée de la grand-mère qui se signe en marmonnant « Seigneur, et dire qu’il y a là-bas des femmes, des petits enfants », l’approbation bourrue du grand-père, la stupeur et l’excitation générale… Tout témoignage de rescapé nous est toujours transmis médiatisé au travers des réactions qu’il suscite chez les témoins tiers qui l’écoutent et le recueillent sur le moment. D’autant que le rescapé en question n’est souvent qu’en sursis provisoire :
Grand-mère revint de chez les voisins en racontant qu’un jeune garçon de 14 ans, qui avait réussi à s’enfuir en rampant du ravin, s’était réfugié dans la cour des maraîchers et racontait des choses atroces : là-bas, on déshabillait tout le monde, on alignait les gens au bord du ravin et on tirait dans la nuque du premier de façon à en tuer plusieurs avec une seule balle. On entassait les tués, on les recouvrait d’une couche de terre, et on recommençait l’opération. Mais beaucoup de fusillés étaient encore en vie, si bien que la terre bougeait et certains sortaient en rampant. Alors on les frappait sur la tête et on les poussait à nouveau dans le ravin. Mais lui, on ne l’avait pas vu, il était sorti en rampant et était accouru.
Et quand Tolia, qui est envoyé vers lui par sa grand-mère pour proposer son aide, parvient à la maison où le garçon attendait caché, c’est déjà trop tard : l’enfant dont le témoignage venait de nous être transmis a été dénoncé par une autre voisine et emmené par les Allemands. Le récit de la dénonciation, lui, est bien sûr en italiques : censuré, comme toute trace de collaboration avec les nazis.
Mais parallèlement aux questions éthiques, cette façon de raconter de biais ce qui, pour des Européens de l’Ouest, constitue le point focal de la barbarie, oblige aussi à reconsidérer les normes et contours de ce « genre » qu’on appelle témoignage. Nous sommes aujourd’hui familiers d’une littérature de témoignage qui émane surtout des survivants, de ceux qui racontent après coup ce qu’ils ont traversé, quitte à témoigner aussi pour les morts qui n’en sont pas revenus. La littérature de témoignage sur les camps soviétiques, avec des auteurs comme Soljenitsyne ou Chalamov, s’est naturellement coulée, dans notre regard d’occidentaux, dans le paradigme du témoignage des rescapés de la Shoah [4]. Mais c’est un tout autre pan vers lequel le Babi Yar de Kouznetsov nous oriente : une littérature de témoignage qui n’est pas le fait de survivants et de victimes, mais celui de témoins tiers, plus ou moins impliqués ou empathiques… Elargir la réflexion générique sur le témoignage à l’Est de l’Europe occupée ne supposerait-il pas d’intégrer les témoins tiers d’une « littérature des ravins », longtemps silencieuse, qui ne demande qu’à être enfin mise au jour [5] ?
« Babi Yar », mot clé de la barbarie ?
Le déplacement du regard que permet, sur la Shoah, un tel roman-document, soulève aussi un coin du voile sur l’expérience du Mal, vécue à l’Est - selon la belle expression d’A. Epelboin, « dans les plis successifs d’une oppression réitérée ». Les couches de cendres et d’os accumulées dans le ravin aujourd’hui artificiellement comblé sont le symbole d’une complexe sédimentation de la mémoire, psychologique et politique, qu’entretiennent les effets de montage produits par l’alternance de chapitres de récit-reportage, de souvenirs d’époques antérieures comme celle la famine de 1933, et de méditations comparatistes sur la barbarie au XXe siècle. L’usage générique que l’auteur fait de « Babi Yar », n’est pas évident à décrypter pour un lecteur de l’Ouest. Car - et c’est le plus surprenant peut-être -, l’écriture de Kouznetsov semble attribuer aux contemporains mêmes des massacres de 1941, et à l’enfant qu’il fut lui-même alors, la conscience diffuse à laquelle renvoie cet usage générique, symbolique, auquel on est habitué pour « Auschwitz » mais pas pour « Babi Yar » : « Il n’y avait rien à attendre de personne [se dit le jeune Tolia]. Alentour, tout n’était que Babi Yar. Voici deux forces qui s’étaient heurtées et qui se tapaient dessus, comme le marteau et l’enclume ; les petits hommes étaient pris entre les deux, et il n’y avait pas d’issue. » Dans le récit de Kouznetsov, tout le monde utilise « Babi Yar » comme mot-clé pour désigner l’horreur et la barbarie, l’enfer qu’est devenue la vie dans cet entre-deux nazi-soviétique. Même l’enfant de douze ans l’emploie ainsi, comme on peut le voir dans cette réflexion qu’il se fait à lui-même, laissé seul tandis que tous ses proches sont à l’enterrement de sa grand-mère :
C’est si affreux, la mort d’un homme, même s’il est vieux, même s’il meurt de maladie, de mort naturelle, normale. Cette horreur naturelle n’est-elle pas suffisante, et faut-il que les hommes inventent sans cesse de nouveaux moyens de donner artificiellement la mort, qu’ils organisent toutes ces horreurs, ces fusillades, ces famines, ces Babi Yar ?
Cet usage universaliste du nom « Babi Yar » peut sembler le pendant, à l’Est, de celui d’« Auschwitz » à l’Ouest. Mais comme dans les réflexions contemporaines qui dissertent sur le paradigme du camp et vident le référent Auschwitz de toute substance historique, le livre de Kouznetsov laisse aussi deviner, sur un tel sujet, le risque potentiel de confusion morale . Aide-t-il à la clarifier ou contribue-t-il à l’entretenir ? Le roman-témoignage de Babi Yar appelle une lecture critique dont les outils, au croisement de la littérature, de l’histoire, et des sciences politiques, sont sans doute à forger. Avec les milliers de morts causés, en 1961, par la rupture accidentelle de la digue qui retenait la boue chargée de combler le ravin-charnier, lors de l’avant-dernière tentative soviétique pour effacer les traces, le mélange des catastrophes et l’intrication des malheurs (« le ravin se venge », ont pensé les habitants de Kiev) ont achevé de rendre impossible la conversion de Babi Yar en mémorial-boussole propre à désigner le Mal pour le mettre à distance des vivants. Mais Kouznetsov veut croire que la mémoire des hommes, recueillie par la littérature, saura démêler l’écheveau. Certes, « Babi Yar n’existe plus », écrit-il, mais « On aura beau incendier, jeter à tous les vents, enfouir et piétiner, il restera toujours la mémoire des hommes. On ne peut tromper l’histoire, et lui dissimuler quelque chose à jamais est impossible ».
Frédérique Leichter-Flack, « Babi Yar, un palimpseste politique »,
La Vie des idées
, 29 novembre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Babi-Yar-un-palimpseste-politique
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[1] Sur l’évolution du sort des Juifs d’URSS, et les effets de la relation triangulaire entre Washington, Moscou et Jérusalem, voir Pauline Peretz, Le Combat pour les Juifs soviétiques, Armand Colin, 2006.
[3] Voici comment Kouznetsov raconte la troisième tentative soviétique d’effacement des traces, en 1962 (ces passages ont bien sûr été censurés en 1965). « Des milliers de tonnes de terre furent rejetées dans le ravin, le sol du quartier sinistré fut aplani, Babi Yar enfin recouvert et on y fit passer une route à grande circulation. […] Un ensemble d’immeubles d’habitations fut construit à l’emplacement du camp de concentration. On peut dire qu’il est bâti sur des ossements : au moment du creusement des fondations, les terrassiers ne cessaient de tomber sur des débris de squelettes, parfois enserrés de barbelés. Les balcons de la première rangée de ces immeubles donnent exactement sur les lieux des fusillades massives des Juifs de 1941 ».
[4] Pour une approche historique et sémiologique du témoignage comme « genre » au XXè siècle, depuis les mémoires d’anciens combattants de la première guerre mondiale jusqu’aux témoins de la guerre d’Algérie, voir la thèse de Charlotte Lacoste, Le témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours, Université Paris VIII et Université Paris Ouest Nanterre, 2011.
[5] Voir aussi le livre d’A. Epelboin et A. Kovriguina La Littérature des ravins, à paraître en avril 2013 chez Laffont.