Sur l’île de Peleliu eut lieu, en 1944, une bataille particulièrement meurtrière. B. Cabanes en raconte la sauvagerie, dans un récit singulier qui multiplie les points de vue et s’efforce de saisir pourquoi elle peut encore nous hanter.
Sur l’île de Peleliu eut lieu, en 1944, une bataille particulièrement meurtrière. B. Cabanes en raconte la sauvagerie, dans un récit singulier qui multiplie les points de vue et s’efforce de saisir pourquoi elle peut encore nous hanter.
Bruno Cabanes, professeur dans le prestigieux département d’histoire militaire de l’Université d’État de l’Ohio, propose un ouvrage singulier sur la guerre du Pacifique. Son objet est la conquête américaine de l’île de Peleliu en automne 1944, une île minuscule de l’archipel de Palaos, tenue alors par les Japonais. Loin d’une histoire-bataille, l’historien, via ses propres émotions d’enquêteur, invite le lecteur à saisir l’intensité de cet affrontement sans quartier. Ce récit à la fois exotique et sobre témoigne des renouvellements les plus récents de l’historiographie de la guerre, qui s’attache à montrer le choc militaire à hauteur d’homme.
La bataille de Peleliu avait pour objectif de s’emparer de la piste d’aviation pour amoindrir la défense nipponne et préparer la reconquête des Philippines. L’invasion devait être rapide. En réalité, la bataille s’éternisa durant plusieurs mois et tourna en une guerre d’attrition particulièrement meurtrière dans les deux camps. La Première division de Marines, régiment d’élite, perdit 6000 hommes, c’est-à-dire près d’un tiers de l’effectif, tandis que la 81e division d’infanterie envoyée en renfort subit près de 3000 pertes. Du côté japonais, plus de dix mille soldats furent tués. Le petit nombre de prisonniers, près de deux cents, indique la guerre d’extermination qui eut lieu sur ce minuscule territoire de 13 km2.
Cet épisode est célèbre dans l’histoire militaire classique pour avoir suscité des controverses au sujet de la sous-estimation de la résistance japonaise. Une partie des troupes s’était cachée dans un réseau inextricable de grottes dissimulées dans la forêt, loin des côtes. De plus, Peleliu s’avéra un relais mineur dans la reconquête ultérieure du Pacifique sud. Toutefois, l’expérience d’une guerre à outrance face à un ennemi abrité dans des sites fortifiés préfigurait les victoires ultérieures, à l’exemple de la célèbre conquête de l’île japonaise d’Iwo Jima en février 1945.
Bruno Cabanes ne propose pas une enquête historique traditionnelle sur la tactique militaire dont l’objet serait d’évaluer la justesse ou non de cette opération. Le livre s’inscrit résolument dans la New Military History dont les pionniers furent aux États-Unis John Keegan (The Face of Battle, 1976) [1], Victor David Hanson (Carnage and Culture : Landmark Battles in the Rise of Western Power, 2001) [2] ou encore John Lynn (Battle : A History of Combat, 2003) [3]. En France, Stéphane Audoin-Rouzeau [4] et plus largement le Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre se réclament de ce courant culturaliste de l’affrontement militaire, en rupture avec l’ancienne histoire des tactiques et des stratégies. Les premiers travaux de l’auteur portent d’ailleurs sur la sortie de guerre des poilus de la Première Guerre mondiale (La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français, 1918-1920) [5], issus d’une thèse dirigée par Stéphane Audoin-Rouzeau.
C’est donc l’expérience du feu qu’intéresse Bruno Cabanes. À cet effet, il dispose d’une source exceptionnelle, les Mémoires du vétéran Eugene B. Sledge, publiées en 1981, sous le titre de With the Old Breed : At Peleliu and Okinawa. La description à la fois simple et précise de la sauvagerie des combats du Pacifique fit de ce récit, à l’origine destiné uniquement à ses proches, une référence pour les historiens souhaitant comprendre la brutalité de la guerre et les traumatismes qui en résultent.
Peleliu avait déjà été le prétexte à une évocation par le journaliste et reporter de guerre Jean Rolin, qui, dans un roman publié en 2016, décrivait avec ironie le contraste entre une destination touristique contemporaine pour amateurs de plongée et les traces encore présentes de ce carnage oublié [6]. Bruno Cabanes adopte le même angle de récit plutôt que celui de l’étude universitaire classique, pourvue des nécessaires notes infra-paginales et d’une bibliographie exhaustive. Cependant, son projet est bien celui d’un historien cherchant à restituer la densité d’un événement passé à hauteur d’homme. En vingt-cinq chapitres incisifs, l’historien nous emmène avec lui à la quête du cauchemar de Sledge, de ses camarades et de ses ennemis durant trois mois d’enfer depuis le débarquement sur les côtes jusqu’au milieu des mangroves, dans l’attente interminable des redoutables attaques de nuit.
Un récit implique un minimum de suspense. Ce ne sera évidemment ni la survie de Sledge ni l’issue de la bataille. Les surprises s’accumulent cependant au fil du texte, car l’historien nous montre comment telle source découverte dans une bibliothèque d’Alabama, tel monument aux morts abandonné dans un cimetière de l’île, tel reste d’un bunker recouvert par la jungle, le conduit à reconstituer le fracas des armes.
Bruno Cabanes condense à travers ce livre une historiographie renouvelée de la guerre qu’il avait conduite dans une somme collective publiée en 2018, Une histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours. Dans son introduction générale, il écrivait notamment :
« la bataille elle-même, cet objet fétiche de l’histoire militaire, est explorée avec le regard neuf de l’anthropologie historique. Au centre du tableau, le combat, c’est-à-dire l’affrontement des corps, le fracas des armes, les blessures et les morts, mais aussi toute la gamme subtile des sensations physiques et des émotions associées à la guerre. Dans le sillage de l’histoire du corps et des savoirs médicaux, de l’histoire du genre, de l’histoire de l’art ou de l’histoire de l’environnement, l’histoire de la guerre ne cesse de se réinventer » [7].
La guerre contemporaine, caractérisée par son absoluité ou « guerre totale », est traduite à Peleliu par la multiplicité des approches historiographiques : l’environnement hostile ; les émotions du combattant ; la haine idéologique racialisée ; les mémoires endeuillées ; les déchets de la guerre encore présents au XXIe siècle et les mémoriaux. Bruno Cabanes fait de cette bataille un « fait social total ». Il n’hésite pas à réinscrire le micro-événement dans une durée plus longue, celle du peuplement de l’île, des colonisations successives allemande, japonaise et américaine. Enfin, il multiplie les éclairages en abordant le traitement des locaux, mais aussi le point de vue des combattants japonais.
Au cours de ses quatre voyages à Peleliu et trois au Japon sur sept années, l’historien saisit, tout en finesse, les « fantômes » de l’île. Ce terme n’est pas que poésie. Il indique la dimension traumatique de la deuxième bataille la plus meurtrière de la guerre du Pacifique, après celle d’Iwo Jima et renvoie ainsi à ce que Derrida nomme l’hantologie.
« Comme tout fantôme digne de ce nom, écrit Jacques Derrida, l’hantologie est une figure de l’itération en même temps qu’une présence absente, relevant de ce qui hante, [de ce] qui n’est pas identifiable, [de ce qu’]on ne peut voir, localiser, arrêter sous aucune forme, [dont] on ne peut décider entre l’hallucination et la perception [ ...] et qui se dissémine partout. » [8]
Le stress post-traumatique lié à la guerre agit comme un retour de l’événement qui possède le sujet à son corps et esprit défendant. Le traumatisme a ce pouvoir de hantise. Charge à l’historien de débusquer la sauvagerie occultée à travers ces obsessions.
La génération de Sledge, marquée par la « Grande Dépression » à l’adolescence, ne devait pas se plaindre de ce qu’elle avait souffert durant la guerre. S’y ajoutent l’héroïsme d’un sacrifice légitime et la culpabilité du rescapé. Ce n’est qu’avec le retour des vétérans de la guerre du Vietnam que le stress post-traumatique militaire s’imposa dans la société américaine et permit la prise de parole pour ceux de la Seconde Guerre mondiale. De quelle hantise le soldat peut-il être victime ? Celle d’une inhumanité dans laquelle il aurait plongé. Sledge n’avait-il pas envisagé de collectionner les dents en or des cadavres qui l’entouraient ? Sur le conseil de l’aide-soignant de la compagnie, il s’en abstint, par crainte d’une contamination. Dans ses Mémoires, cette recommandation lui permet de sauvegarder sa dignité, autrement dit de ne pas se confondre avec la barbarie assignée à l’ennemi.
Dans cette île, tout est signe d’une brutalité hors norme, mais désormais refoulée. Bien que la bataille de Peleliu ne soit pas un massacre dans la mesure où seuls des combattants s’affrontent, la cruauté mise en œuvre la distingue d’une violence guerrière idéalement réglée.
« C’était des combats sans fin menés comme une chasse aux animaux sauvages. L’ennemi était traqué jusque dans son antre, assailli à la grenade, débusqué au napalm, et finalement, les cadavres profanés comme expression ultime de son animalisation » (p. 14).
La chasse à l’homme ne se réduit pas à une métaphore. L’ennemi s’avère une bête dont la puanteur est caractéristique. Ce racisme biologique, cautionné par un discours pseudo-scientifique, réifié par les circonstances d’une résistance dans des grottes, fit du Japonais une bête écœurante. « Il n’est de racisme plus profond que celui fondé sur l’odeur. Car des cinq sens, écrit Pierre Cabanes, l’odorat est celui qui a le plus partie liée à l’identité » (p. 113).
Cependant, l’historien montre que cette cruauté est un langage propre à l’humain et ne ressort pas de l’animalité comme on pourrait le croire de prime abord. Ce n’est pas parce que l’ennemi est considéré comme une bête qu’il est traité ainsi. C’est au contraire parce qu’il conserve une part d’humanité en lui qu’il est ainsi dégradé. Considérer le Japonais comme un animal sauvage empêcherait de le rendre responsable de ses crimes de guerre.
Au détour de la découverte d’un vétuste musée aménagé dans un ancien poste de commandement japonais, Bruno Cabanes nous présente un lieu de mémoire : des uniformes, des armes ou encore de l’artisanat confectionné dans les grottes, exposés derrière une vitrine muséale. L’historien note l’investissement des anciens combattants et de leurs proches dans ce fragile mémorial à la gloire de l’armée américaine.
En revanche, les autres acteurs de l’événement, les autochtones, les Japonais, mais aussi les soldats afro-américains, en sont absents. Certes, ces derniers auraient dû ne servir que de troupe d’appoints, cantonnés au débarquement sur les plages pour le ravitaillement et l’évacuation des blessés. Mais la guerre en décida autrement. Le commandement envoya ces soldats en première ligne. Ils subirent le taux de pertes le plus important de toute la Seconde Guerre mondiale. Ce musée révèle ainsi l’uniformisation des récits militaires. « La mémoire a une couleur » (p. 93) ! Aussi, pour évoquer la diversité des mémoires de l’armée américaine, Bruno Cabanes mobilise la spécificité des temporalités de chaque communauté, à l’exemple des code-talkers de la guerre du Pacifique. Ces Navajos étaient sélectionnés pour leur langue assez complexe pour être indéchiffrable, mais assez logique pour être mémorisée. Ainsi la langue du passé jugée obsolète redevenait une arme de la guerre moderne. « Cruelle ironie […], note l’historien au sujet des langues indiennes, que les écoles américaines avaient d’abord obligé à désapprendre » (p. 94).
De même, Bruno Cabanes ne néglige pas le point de vue des Japonais, à la mesure des sources dont il dispose. Celles-ci sont peu nombreuses, car la mémoire de la Seconde Guerre mondiale au Japon est une « mémoire empêchée, tissée de silences et de dénis sur la responsabilité de l’armée impériale dans les crimes de guerre » (p. 205). Cependant, les Japonais ont un rapport à la mort violente tout aussi aigu que les Occidentaux. Une expression rappelle l’obligation des vivants envers leurs camarades tués au combat : « c’est toi qui ramasseras mes os. » Dans la religion bouddhiste, un cadavre qui a été laissé à la corruption devient une sorte de spectre : « son corps pleure » (p. 205). Dans les années 1960, l’Association japonaise des familles endeuillées dépêcha des missions à Peleliu pour récolter des traces de la bataille. L’un des interlocuteurs de l’historien rappelle, avec une émotion toujours intacte, comment il avait découvert un squelette enchevêtré dans les lianes d’un arbre. Dans les années 2010, près de la moitié des morts de l’armée impériale hors du Japon n’avaient pas été retrouvés, soit 1 130 000 corps. À Peleliu, 11 000 morts : aucun corps identifié en 2025.
Après la guerre, le vétéran Sledge devint un universitaire dont les travaux en ornithologie furent remarqués. Destin original, qui puise une nouvelle fois dans l’expérience de guerre.
Comme d’autres soldats, Sledge se distrayait entre deux escarmouches par l’observation de ce nouvel univers. D’ailleurs, le musée d’histoire naturelle du Smithsonian missionnait des soldats pour collectionner les espèces naturelles. Un assistant-pharmacien rassemblait des oiseaux, tués au lance-pierre pour ne pas alerter l’ennemi, pratiquait la taxidermie et expédiait jusqu’à Washington les cadavres dans des boîtes de cigares. Près de deux cents spécimens furent ainsi conservés.
Au Japon aussi, l’ornithologie est une passion. « Les oiseaux ne connaissent pas de frontière, rappelle l’historien » (p. 134). Au début des années 2000, en Corée du Sud, dans le contexte de la politique d’ouverture du « rayon de soleil », le « Crane Peace Center » fut édifié à Cheorwon, à proximité de la DMZ. Ce bâtiment, dont l’architecture rappelle les ruines de l’ancien quartier général du Parti des Travailleurs nord-coréen, est un musée consacré à la grue, symbole de liberté, pour promouvoir un tourisme écologique sur la 38e parallèle, zone la plus militarisée de la planète [9].
Cependant, Bruno Cabanes note que l’oiseau est aussi investi d’un puissant imaginaire politique qui en fait un symbole national, du faisan versicolore japonais au pygargue à tête blanche américain. Cet impérialisme aviaire est contraire à l’échange scientifique qui se veut pacifique et universaliste.
Au détour d’un chapitre dans lequel l’historien relate la découverte de Peleliu, Bruno Cabanes décrit l’évolution du « goût pour le lointain » depuis le XVIe siècle, entre fascination et appréhension à l’égard des autochtones. Le récit du poète George Keate au sujet de la découverte britannique de l’archipel de Palaos en 1783, dont Peleliu fait partie, accrédite une image du « bon sauvage » versus cannibale. Bien que l’écrivain imagine un pacifisme « naturel » d’après des sources uniquement indirectes et qui restent toujours inconnues, l’irénisme micronésien devint un stéréotype au XIXe siècle.
En 2005, des anthropologues découvrirent dans l’île des objets relevant de la guerre comme un mur de protection. La prise en compte de l’archéologie, science auxiliaire essentielle à l’histoire de la violence, conduit à une appréhension vertigineuse des temporalités. Ainsi, des découvertes permirent de constater que les fameuses caches des combattants japonais avaient été des lieux de sépulture pour la population autochtone.
Les contacts avec les Européens, dont la guerre du Pacifique symbolise le moment le plus tragique, révèlent comment du côté occidental, la terre ferme est un lieu de pouvoir et de sûreté face à la menace océanique, alors que, pour les insulaires, l’océan et la terre s’inscrivent dans une complémentarité au quotidien. Aussi, les déplacements de population ou encore le travail forcé de la colonisation furent-ils des entraves à la pratique de la pêche. Quant à la bataille de Peleliu qui avait anéanti leurs villages, elle incarna ce « qui les avait rendus étrangers à leur propre espace et à leur expérience océanique » (p. 158).
Bruno Cabanes a su, dans cet ouvrage, faire partager au lecteur l’ampleur de ce que fut cette bataille d’extermination aux confins de l’océan. Par l’apparent vagabondage de source en source, éclairé des acquis les plus récents de l’historiographie de la guerre, Peleliu offre un condensé de la part tragique du XXe siècle.
par , le 22 décembre
David El Kenz, « Anthropologie historique d’une bataille », La Vie des idées , 22 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Anthropologie-historique-d-une-bataille
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[1] John Keegan, Anatomie de la bataille, Paris, Perrin, 2013.
[2] Victor David Hanson, Carnage et culture — Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Paris, Flammarion, 2002.
[3] John Lynn, De la guerre : Une histoire du combat des origines à nos jours, Paris, Tallandier, 2007.
[4] Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre : une anthropologie historique de la guerre moderne XIXe – XXIe siècle, Paris, Seuil, 2008.
[5] Bruno Cabanes, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004.
[6] Jean Rolin, Peleliu, Paris, P.O.L, 2016.
[7] Bruno Cabanes (dir.), Une histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours, (1e édition 2018), Paris, Seuil, 2021, p. 10.
[8] Jacques Derrida, Spectres de Marx : l’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 219.
[9] Pak Eunyeoung, A Study of the Korean War Ruins and Their Images, Université de Hongik, 2012, p. 168-169.