Recension International

Être soi en Inde

À propos de Anne Gagnant, Un divan à Delhi : Psychothérapie et individualisme dans l’Inde contemporaine, ENS Éditions


par , le 29 octobre


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En étudiant l’essor de la psychanalyse à Delhi, Anne Gagnant montre comment celle-ci révèle autant qu’elle facilite l’émergence du sentiment individualiste parmi les classes urbaines privilégiées en Inde, emblématique de transformations sociales profondes.

En Inde, au cours du XXe siècle, plusieurs psychanalystes ont forgé une tradition psychanalytique spécifiquement indienne en revisitant les concepts freudiens au travers des caractéristiques socioculturelles sud-asiatiques [1]. En tant que thérapie de santé mentale, la psychanalyse occupe aujourd’hui une place marginale au sein de l’offre psychothérapeutique, les approches concurrentes d’orientation cognitive et comportementale étant quantitativement dominantes. Pour autant, même si les cabinets des psychanalystes sont essentiellement fréquentés par des membres de l’élite urbaine, la discipline a profité de l’essor récent des psychothérapies, notamment à Delhi, où ses praticiens « ont réussi à imposer leur présence à l’université, dans les hôpitaux et dans un certain nombre d’autres institutions » (p. 14).

Comment la psychanalyse enseignée à l’université est-elle mise en œuvre dans le cabinet des praticiens ? Que recherchent les patients ? La sociologue Anne Gagnant explore ces questions en examinant à la fois la place de la psychanalyse dans les parcours de vie et les diverses manières dont les contraintes sociales façonnent sa pratique et sa signification. Si le livre ne se penche pas directement sur l’usage des concepts psychanalytiques indigènes en cabinet, il constitue néanmoins une étude pionnière montrant comment les principes et méthodes de la psychanalyse sont investis par les patients.

Une enquête sur l’individu comme valeur en Inde libérale

Depuis le tournant libéral du début des années 1990, sous l’effet de la mondialisation, de la multiplication des opportunités d’étudier à l’étranger et d’une exposition croissante aux modes de vie occidentaux, on observe une tendance chez certains jeunes des classes urbaines privilégiées à vouloir faire entendre leurs préférences, en particulier dans le choix de leur profession et de leur conjoint. Ils ne disposent cependant pas d’une entière liberté dans ces domaines, le poids des normes et des attentes sociales restant considérable. Un divan à Delhi apporte un éclairage très direct sur la question de l’autonomie et de ses conditions de possibilité, à l’heure où les sciences sociales de l’Inde prennent au sérieux la dimension existentielle des vies humaines, en pointant notamment la manière dont l’expérience affective et subjective s’articule aux hiérarchies statutaires et aux contraintes sociales. La focale placée par Anne Gagnant sur la psychanalyse constitue une heuristique féconde, permettant d’accéder à un type de discours – le discours sur soi – qui cristallise les tensions, paradoxes et contradictions résultant des tentatives de s’affirmer comme individu, alors que les formes de contrôle social restent multiples et prononcées.

Le livre repose sur les résultats de l’enquête sociologique d’une durée de quatorze mois, menée par l’autrice entre novembre 2013 et avril 2017 au sein des cercles psychanalytiques de Delhi et de Mumbai. Anne Gagnant a conduit un total de 47 entretiens semi-directifs avec des patients et thérapeutes rencontrés à l’occasion de conférences et de cours de psychanalyse (par exemple à l’université Ambedkar de Delhi), en particulier trois entretiens approfondis avec Monika, Bhanu et Madhvi – trois femmes issues de milieux socialement privilégiés, praticiennes de la psychanalyse [2] et dont les récits d’expérience offrent une vision sensible et incarnée des enjeux sociaux de la pratique psychanalytique. En combinant récits de vie, extraits d’entretiens et données issues de sources secondaires, l’autrice éclaire la façon dont les patients font face aux attentes familiales, y résistent, recherchent des compromis, les trouvent dans certains cas et cèdent à la volonté du groupe dans d’autres [3].

« Dire publiquement l’indicible » : se dévoiler pendant la cure

Un fondement de la cure, depuis sa théorisation à la fin du XIXe siècle par Josef Breuer et Sigmund Freud dans leurs Études sur l’hystérie [4], est de donner la parole au patient sur des sujets éminemment intimes. Dans le contexte indien, le fait d’aborder ces questions comporte un risque pour la famille : une fois rendus publics, la maladie et les problèmes familiaux constituent une atteinte directe à l’honneur, engendrant honte et stigmatisation tant pour la personne affectée que pour ses proches. La cure repose sur un principe qui prend alors une forme paradoxale : l’acte de langage constitutif de la thérapie, susceptible de nuire à la réputation de la famille, peut empêcher son déroulement.

Au cours des années 1970, un courant de psychologues et psychiatres, parmi lesquels on trouve plusieurs figures majeures telles que Durganand Sinha ou Jaswant Singh Neki, plaide en faveur d’une adaptation de la théorie psychologique d’origine occidentale au contexte culturel indien – une forme d’ « indianisation de la psychothérapie ». Dans le domaine de la psychanalyse, cette réflexion conduit à réfléchir aux meilleures façons d’établir une relation thérapeutique propice à la libération de la parole. Une piste parmi d’autres consiste à favoriser la projection sur l’analyste de « prototypes relationnels propres aux structures sociales du sous-continent » – en particulier « la relation entre un jeune homme ou une jeune femme et un ou une aîné(e) de son réseau familial » (p. 159).

Anne Gagnant fournit un exemple illustrant comment l’activation d’un tel schème peut rendre possible le rapport thérapeutique – ou plutôt comment, à défaut, son absence peut empêcher le bon déroulement de la cure. Pendant son enfance, Monika a été sujette à des violences verbales et physiques par sa mère alcoolique, violences qu’elle échoue à évoquer lors des séances avec sa thérapeute. En effet, la psychanalyste

était clairement située hors [du réseau familial], et c’est précisément ce qui posait problème et rendait la thérapie compliquée. De façon significative, Monika me dit à un moment donné qu’elle se serait plus facilement confiée à une chachi. (p. 167)

La chachi, épouse du frère cadet du père, est rattachée à une branche hiérarchiquement inférieure de la famille, mais perçoit néanmoins les enjeux familiaux avec finesse. C’est pourquoi, selon Monika, parler à une chachi aurait été plus simple qu’à une thérapeute entièrement extérieure au réseau familial. Plus généralement, la relation thérapeutique est rendue possible en fondant la relation thérapeutique sur des « modèles relationnels qui préexistent à la cure » (p. 157), lui conférant ainsi une « texture affective particulière » (p. 160) faite d’attentes réciproques parfois très importantes [5].

« Dire publiquement l’indicible » (p. 65) : telle est la visée éminemment contradictoire de la séance chez le psychanalyste. Même si les jeunes femmes rencontrées par Anne Gagnant sont toutes animées d’un profond désir ¬« de prendre le contrôle de leur propre vie et de se ressaisir des décisions qui les concernent » (p. 81), elles sont aussi susceptibles de se heurter au poids de la honte. Dans le cas de Monika, le fait que la thérapeute ait probablement été informée de l’alcoolisme de la mère par une connaissance commune a conduit à l’arrêt de la thérapie au bout de quelques mois (pp. 63-64).

Une « subversion aussi peu subversive que possible » : prendre sa vie en main sans menacer le groupe

Une autre contribution de ce travail est de souligner la subtilité des stratégies déployées par les patients de la psychanalyse pour faire valoir leurs désirs, malgré les réticences ou l’opposition de leurs proches. À rebours d’une image stéréotypée qui voudrait que les membres des classes urbaines privilégiées des plus jeunes générations vivent « à l’occidentale » sans se soucier des conséquences, la libéralisation des mœurs prend la forme de ce qu’Anne Gagnant nomme une « subversion aussi peu subversive que possible » (p. 250).

Le cas de Madhvi illustre très clairement en quoi consiste cet « art du compromis » (p. 91). Lorsqu’elle découvre la psychologie, la jeune femme prend vite conscience que cette discipline la stimule plus que les prestigieuses études vers lesquelles ses parents la dirigent, et décide d’en faire son métier. Son père, déçu, rompt le contact avec sa fille pendant plusieurs mois, mais « quelque chose en elle résistait, sans éclat ni véhémence, dans une sorte de persévérance passive et désemparée » (p. 45). Plutôt que de s’opposer frontalement aux attentes parentales, Madhvi fait intervenir sa bua (tante paternelle) pour les convaincre de la laisser aller jusqu’au bout du cursus. Ce faisant, il s’agissait pour Madhvi de « traduire son désir individuel en demande acceptable par le groupe, en insistant sur les débouchés professionnels et le caractère de plus en plus ordinaire (et donc non honteux) du métier de psychologue » (p. 91). Même si ces événements se sont déroulés avant que Madhvi ne découvre la psychanalyse, la résilience et la souplesse dont elle a fait preuve à cette occasion — en conciliant désir personnel et reconnaissance familiale — incarnaient déjà la faculté au compromis que les psychanalystes cultivent chez leurs patients.

Quand Anne Gagnant, au cours des premières étapes de son enquête, propose de désigner Madhvi comme « une rebelle » (p. 45), cette dernière s’inscrit immédiatement en faux. En effet, le terme véhicule un imaginaire de l’audace et du conflit, alors que Madhvi veut, au contraire, insister sur sa volonté de ne pas nuire à sa famille. Après avoir précisé l’idéal social que représente l’idée d’adjustment – « la grande injonction faite aux femmes dans la perspective du mariage », pour qu’elles finissent par « s’adapter aux attentes de la famille de leur époux et chercher à se fondre dans le moule de la belle-fille idéale » (p. 61) –, Anne Gagnant montre comment la psychanalyse invite à un renversement partiel de cette logique : les patients ne doivent plus simplement s’ajuster aux attentes de la famille, mais la convaincre d’accepter une alternative négociée. En somme, selon cette logique promue par bon nombre de psychanalystes indiens, la cure vise moins à ce que le patient se conforme aux normes sociales qu’à instaurer un processus de négociation permanent entre aspirations personnelles et attentes extérieures. La psychanalyse constitue ainsi un site permettant d’apprendre à vivre, non pas en dehors des normes, mais en conciliant des « exigences sociales contradictoires » (p. 89).

La psychanalyse, fabrique de l’individu ?

Faut-il voir la psychanalyse comme un site de production de l’individu ? Les psychanalystes rencontrés par Anne Gagnant estiment disposer d’un pouvoir d’influence qu’ils jugent légitimes d’utiliser dans l’intérêt du patient. Pour autant, le cabinet ne semble pas constituer un lieu de dissémination d’idéaux individualistes : la plupart des praticiens se montrent même partagés quant à la finalité de leur mission : ils ne veulent certes pas devenir les « sous-traitants des idéaux sociaux de leur société » (p. 133), mais pas non plus pousser les patients à s’affirmer au risque de s’isoler de leurs proches.

Les données présentées par l’autrice suggèrent que, le plus souvent, les psychanalystes accompagnent des itinéraires d’affirmation individuelle déjà entamés. Les récits de vie proposés dans le chapitre 2 montrent comment, pour Madhvi et Bhanu, la psychanalyse a joué le rôle d’« un langage qui a permis d’articuler un désir d’individu préexistant » (p. 138). Si, chez Monika, la psychanalyse « apparaît comme un dispositif qui a eu un effet individualisant alors que ce n’était pas ce qu’elle recherchait initialement » (p. 139), la thérapie lui a permis de poursuivre une introspection centrée sur son enfance marquée par la violence de sa mère. Il semble donc que la psychanalyse révèle autant qu’elle facilite l’émergence du sentiment individualiste parmi les classes urbaines privilégiées en Inde, conduisant Anne Gagnant à parler de la cure comme d’un « laboratoire d’une conception individualiste de soi » (p. 140).

En apprenant à faire varier, par la pensée, la perspective que l’on porte sur sa propre personne, on découvre des possibles en soi que l’on n’avait guère envisagés jusqu’ici et l’on acquiert par là même une conception plus désocialisée de soi. (p. 140)

Les ethnographies des espaces bureaucratiques, médicaux ou policiers dans le monde indien montrent que l’idée d’une « conception désocialisée de soi » relève bien plus de l’idéal-type que d’une réalité tangible. Les travaux de l’anthropologue Akhil Gupta sur les espaces bureaucratiques en fournissent un exemple emblématique : ses descriptions montrent comment des règles supposées être appliquées de façon impersonnelle sont en fait mises en œuvre en tenant compte de réseaux relationnels, d’intérêts personnels et de jugements de valeur [6]. Cela étant dit, les sciences sociales ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les effets de l’introduction, de la circulation et de l’adoption des conceptions individualistes, si marginales soient-elles.

Conclusion

S’imaginer et imaginer ses rapports aux autres en tant qu’individu : même si cet exercice de pensée ne peut prendre forme que pendant la cure, il ouvre pour ceux qui le pratiquent la possibilité d’évaluer les êtres humains, non plus seulement en fonction de critères de caste, classe sociale et religion, mais également à partir d’un soi envisagé comme source autonome de valeur. Le livre d’Anne Gagnant documente l’émergence d’une nouvelle manière d’attribuer de la valeur à soi-même et aux autres, d’un mode de subjectivation, certes minoritaire, mais emblématique de transformations sociales profondes. Cet ouvrage prend ainsi place dans une entreprise intellectuelle plus vaste, consistant à explorer les rapports entre vie et valeur dans les sociétés contemporaines, à laquelle il apporte une contribution précieuse et inédite.

Anne Gagnant de Weck, Un divan à Delhi : Psychothérapie et individualisme dans l’Inde contemporaine, Préface d’Alain Ehrenberg, Paris, ENS Éditions, 2023, 272 p., 15 €.

par , le 29 octobre

Pour citer cet article :

Fabien Provost, « Être soi en Inde », La Vie des idées , 29 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Anne-Gagnant-Un-divan-a-Delhi

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Notes

[1C’est notamment le cas du complexe d’Œdipe. Girindrasekhar Bose, fondateur de la Société Psychanalytique Indienne en 1922 et considéré comme le père de la psychanalyse en Inde, a abordé ce sujet dans sa correspondance avec Freud au début des années 1920. Selon Livio Boni, Bose conçoit la capacité d’un petit garçon à «  se séparer de la mère comme objet d’attachement pulsionnel […] non pas à travers l’opération de césure introduite par l’instance paternelle  » mais du fait de l’identification du petit garçon à sa mère. Sarah Al-Matary, «  L’inconscient post-colonial. Entretien avec Sophie Mendelsohn et Livio Boni  », La Vie des idées, 10 janvier 2020. Plus récemment, Sudhir Kakar a prolongé cette réflexion en parlant de «  complexe de Ganesh  » : l’idée selon laquelle le mythe fondateur n’est pas celui du meurtre du père par le fils (complexe d’Œdipe), mais celui, inverse, du meurtre (ou de la castration) du fils par le père. Sudhir Kakar, «  Hindu Myth and Psychoanalytic Concepts : The Ganesha Complex  », dans Suk Choo Chang, Masahisa Nishizono and Wen-Shing Tseng (dirs.), Asian Culture and Psychotherapy : Implications for East and West, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2005, p. 76-84.

[2Le fait que toutes les trois soient praticiennes résulte moins d’un choix délibéré que des difficultés rencontrées, lors de l’enquête, pour entrer en contact avec des patients «  totalement extérieurs au monde de la psychologie  » (p. 33).

[3On constate une très forte représentation des femmes dans l’enquête. Parmi l’ensemble des 31 psychanalystes rencontrés par la sociologue, 25 sont des femmes. Cette situation s’explique par la dimension genrée de la profession, essentiellement féminine (à l’inverse de la psychiatrie, principalement masculine). Anne Gagnant ajoute que le fait d’être une femme a beaucoup compté dans le recrutement de ses trois interlocutrices principales, «  rencontrées par le biais de formes de sociabilité étudiante  » (p. 32). Même si le ratio femmes/hommes semble plus équilibré chez les patients que chez les thérapeutes (ibid.), l’importante présence féminine dans le livre est aussi liée au fait que les pressions sociales exercées sur les femmes cherchant à affirmer leur autonomie sont bien plus fortes que celles auxquelles les hommes sont confrontés (p. 33).

[4Sigmund Freud et Joseph Breuer, Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 2002.

[5Anne Gagnant précise : «  En assimilant le thérapeute à un de leurs aînés, certains patients indiens peuvent ainsi attendre de lui qu’il remplisse les fonctions auxquelles dérogent leurs différentes figures parentales. Ils attendent du thérapeute qu’il prenne soin d’eux, qu’il règle leurs problèmes, qu’il leur dise que faire pour mieux réussir dans la vie ou comment devenir une personne meilleure. Le thérapeute se voir ainsi adresser une demande d’investissement bien réel, d’une façon qui diffère assez fortement des pratiques psychothérapeutiques telles qu’on les comprend spontanément en Europe ou en Amérique du Nord  » (pp. 159-160).

[6Akhil Gupta, Red Tape : Bureaucracy, Structural Violence and Poverty in India, Durham, Duke University Press, 2012.

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