Les minorités peinent souvent à faire reconnaître les savoirs qui leur sont propres, ou même les transmettre. Aux injustices sociales et raciales s’ajoutent ainsi des injustices épistémiques, contre lesquelles il faut également lutter.
À propos de : Amandine Catala, The Dynamics of Epistemic Injustice. Situating Epistemic Power and Agency, Oxford University Press
Les minorités peinent souvent à faire reconnaître les savoirs qui leur sont propres, ou même les transmettre. Aux injustices sociales et raciales s’ajoutent ainsi des injustices épistémiques, contre lesquelles il faut également lutter.
En 2007, Miranda Fricker publiait Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing [1], dans lequel elle introduisait le concept d’injustice épistémique, un tort arbitraire fait au sujet en tant que capable de participer à la transmission et à la production du savoir. Elle en distinguait deux formes : l’injustice testimoniale désigne la situation d’un sujet dont la parole n’est pas crue en raison du préjugé négatif attaché à son groupe social ; et l’injustice herméneutique désigne la situation d’un sujet empêché d’exprimer adéquatement son expérience en raison d’une lacune dans les ressources herméneutiques partagées, liée à la marginalisation épistémique dont son groupe social est l’objet. Depuis, le champ d’études consacré à l’injustice et à la justice épistémiques s’est considérablement étendu [2].
Le livre d’Amandine Catala, professeure de philosophie au département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal, constitue une impressionnante synthèse de la littérature sur les injustices épistémiques et un effort magistral pour l’approfondir et la développer. Informé par l’expérience personnelle de l’autrice et sa connaissance approfondie des épistémologies féministes du point de vue situé, le livre concilie clarté, humilité et ambition théorique. Catala offre en effet une théorie systématique du pouvoir et de l’agentivité épistémiques qui vise à situer les injustices épistémiques de façon précise, à comprendre les processus qui les occasionnent et à dégager les conditions auxquelles il serait possible d’y remédier.
Le premier apport de l’ouvrage réside dans la théorie pluraliste de l’agentivité épistémique qu’élabore son autrice. L’agentivité épistémique est la capacité des individus à produire, transmettre ou utiliser du savoir. La conception dominante de l’agentivité épistémique, que Catala nomme « logocentrique » (23), identifie le savoir au savoir propositionnel. Ce faisant, elle ne rend pas compte de la variété des formes de savoir que nous mobilisons dans nos pratiques quotidiennes ; surtout, elle invisibilise et disqualifie des savoirs qui appartiennent le plus souvent à des groupes sociaux marginalisés ou opprimés. Étendre et pluraliser notre conception de l’agentivité épistémique importe donc pour des raisons de justesse et de justice.
Ce travail de pluralisation repose sur quatre gestes. Catala montre d’abord que le savoir ne se limite pas au savoir propositionnel. À côté de celui-ci, elle identifie quatre formes de savoirs « expérientiels » (25-35) : le savoir pratique (faire du vélo), le savoir tacite (maîtriser les règles d’interaction dans un contexte social donné), le savoir corporel (savoir ce que signifie vivre avec une douleur chronique) et le savoir affectif (savoir ce que signifie expérimenter la colère ou la dépression). Catala distingue ensuite différentes expressions de l’agentivité épistémique (37-41) : les savoirs que l’on possède peuvent en effet s’exprimer de façon verbale, sous la forme de propositions, ou de façon non-verbale, via des gestes, des expressions faciales ou des comportements. Catala propose ensuite de distinguer les degrés de l’agentivité épistémique (42-43), soit le fait d’avoir une agentivité épistémique, le fait de l’exercer et le fait de l’exercer de façon réussie. Enfin, elle souligne que l’exercice de l’agentivité épistémique, repose sur des conditions internes et externes (41-42) : il faut que l’agent dispose de capacités internes et puisse les développer et les exercer, ce qui suppose un environnement matériel et social favorable.
L’approche de Catala permet ainsi de préciser les formes de l’injustice épistémique, dont il apparaît qu’elle peut être propositionnelle, pratique, tacite, corporelle ou affective. En revalorisant les savoirs expérientiels, elle permet également de restituer leur agentivité épistémique aux membres des groupes sociaux auxquels, historiquement, elle a été refusée – notamment les personnes handicapées, les femmes, les personnes racisées ou les enfants.
Le second apport du livre réside dans la thèse selon laquelle les injustices épistémiques sont structurelles, ou s’enracinent dans les structures qui organisent la société dans son ensemble et constituent l’arrière-plan des actions et des interactions individuelles. En s’appuyant sur l’approche d’Iris M. Young [3], Catala définit les structures sociales comme « l’ensemble des pratiques et des institutions sociales – dont les ressources herméneutiques de la société – qui limitent matériellement et symboliquement les possibilités et forgent les opportunités des individus en fonction du groupe social auquel ils appartiennent et de la position sociale correspondante qu’ils occupent dans la structure. » (118) Les structures sociales dessinent ainsi un espace social différencié et hiérarchisé, dans lequel les groupes sociaux sont inégalement positionnés. Or cet espace social est aussi un espace épistémique : selon la position qu’ils y occupent, les individus ont accès à différentes opportunités épistémiques et sont confrontés à différentes contraintes épistémiques, ce qui les expose plus ou moins à subir des injustices épistémiques.
La thèse selon laquelle c’est d’abord au niveau structurel que se déploient les injustices épistémiques permet de souligner que les déficits de crédibilité et d’intelligibilité qui frappent certains groupes produisent des effets sur l’agentivité épistémique de leurs membres indépendamment de la survenue, dans le cadre des interactions avec autrui, de ce que Fricker nomme des injustices testimoniales ou herméneutiques. Comme le montre Catala en développant le concept de « domination testimoniale » (102), la simple existence de stéréotypes partagés déniant aux membres de certains groupes toute crédibilité ou compétence a des effets épistémiques sur leurs comportements et sur celui des autres. Il en va de même des asymétries durables de pouvoir épistémique entre groupes sociaux et des formes de « monopoles herméneutiques » (147) exercés par certains groupes, que Catala pense sous le concept de « domination herméneutique » (135). Ces différents phénomènes constituent des injustices épistémiques structurelles ; ils portent atteinte à l’agentivité épistémique de celles et ceux qui les subissent et compromettent la constitution d’une communauté politique d’égaux.
Les analyses de Catala ne visent pas simplement à offrir des outils conceptuels destinés à mieux situer les injustices épistémiques. L’enjeu est aussi d’y répondre, et c’est justement dans la mise au jour de pistes pratiques pour ce faire que réside le dernier apport du livre. Ces pistes ne sont pas ressaisies dans une théorie globale de la justice épistémique et de ses conditions sociales et politiques, mais elles dessinent des perspectives prometteuses. Leur objectif est de rééquilibrer le rapport de pouvoir épistémique défavorable aux groupes dominés et de les mettre en position de contester efficacement les stéréotypes négatifs qui s’exercent sur eux et les formes de monopole herméneutique dont jouissent les groupes dominants. Catala en développe principalement deux.
La première piste de réponse envisagée par Catala réside dans la mise en place d’une démocratie délibérative inclusive (165-173). L’argument ici est double : d’un point de vue normatif, Catala soutient que la démocratie délibérative requiert de distribuer, de limiter et de contrôler le pouvoir épistémique des agents qui participent à la délibération. Elle suppose en effet que chacun se voit reconnu un statut épistémique égal. À cet égard, elle implique que les déficits de crédibilité et d’intelligibilité qui touchent les groupes dominés soient neutralisés, que leur expertise épistémique sur certains sujets soit reconnue, et que la capacité de tous à écouter les autres soit activement cultivée. Une démocratie délibérative conforme à son concept constituerait donc une réponse adéquate aux asymétries de pouvoir existant entre groupes sociaux et aux formes de domination testimoniale et herméneutique qu’elles rendent possibles.
Mais cette première idée va de pair avec une autre, qui rappelle un argument développé par José Medina. Cette idée est que la dynamique de la délibération peut, par elle-même, reconfigurer les rapports de pouvoir épistémique : en permettant la confrontation des points de vue des participants ou en occasionnant ce que Medina appelle des « frictions épistémiques » [4], elle peut obliger chacun à se situer dans l’espace social et, ce faisant, conduire à reconnaître les limites épistémiques de sa perspective et l’expertise épistémique des membres d’autres groupes, différemment situés. La démocratie délibérative serait ainsi solidaire d’un processus d’apprentissage dont la reconnaissance par chacun de l’agentivité épistémique des autres constituerait l’horizon.
Cette thèse est séduisante, mais on peut se demander si elle ne témoigne pas d’une confiance démesurée dans la démocratie délibérative, dans un contexte social et politique marqué par des injustices épistémiques structurelles. L’idée que la délibération pourrait seule conduire les membres des groupes dominants à prendre conscience de leur position sociale et les amener à reconnaître l’expertise épistémique des groupes dominés semble notamment minorer les formes de résistance que les dominants peuvent mettre en œuvre, intentionnellement ou non, pour conserver leurs privilèges sociaux et épistémiques – un point que Mills et Medina ont analysé sous les concepts d’ignorance blanche [5] et de vices épistémiques [6].
Cette objection ne signifie pas qu’il faudrait renoncer à une démocratie délibérative inclusive mais suggère qu’il ne peut s’agir de l’unique manière de répondre aux injustices épistémiques structurelles. Car il y a des conditions pour que la démocratie délibérative fonctionne comme un opérateur de réduction des injustices épistémiques structurelles plutôt que comme un vecteur de leur reproduction. En particulier, deux faits semblent devoir être admis par les citoyens. Le premier est que la société est structurée par des rapports de pouvoir qui engendrent des formes illégitimes de domination sociale et épistémique ; le second est que, dans ce contexte, les membres des groupes dominés disposent d’un privilège épistémique en raison duquel leur perspective sur certains phénomènes sociaux doit être considérée comme plus juste.
Catala n’ignore pas les effets d’ignorance active engendrés par les asymétries de pouvoir épistémique chez les membres des groupes dominants (156-165). C’est sans doute pourquoi elle développe une deuxième piste de réponse, qui souligne le rôle de l’État et des politiques publiques dans la lutte contre les injustices épistémiques structurelles. C’est le cas au chapitre 4, où Catala analyse « l’effacement colonial » à l’œuvre en Belgique, pays dont elle est originaire. L’effacement colonial désigne « une forme défectueuse de mémoire sociale concernant l’implication passée ou présente d’une société dans la colonisation » (185). Il peut prendre la forme d’un ensemble inexact de croyances présentes dans la mémoire collective – par exemple, la croyance dans la colonisation comme vecteur de civilisation pour les pays colonisés –, ou celle de l’absence de représentations dans la mémoire collective – par exemple, l’histoire de la colonisation n’est pas ou est peu présente dans les cursus scolaires.
Dans les deux cas, il crée pour les personnes descendantes des populations colonisées une « disaffordance épistémique » (179), soit une contrainte qui fait obstacle à l’exercice de l’agentivité épistémique et expose à des injustices herméneutiques. Comme l’écrit l’autrice, « l’ensemble de représentations sociales défectueuses qui engendrent l’effacement colonial a pour effet que les réalités, les expériences et les perspectives des personnes colonisées et de leurs descendants demeureront collectivement incomprises, quand elles ne seront pas complètement occultées dans l’opinion dominante » (195). Ainsi, quand les Afrodescendants demandent que l’on renomme des rues ou que l’on abandonne des pratiques culturelles fondées sur la reproduction de stéréotypes racistes, ils ne sont ni entendus ni compris par une part importante de la population. En outre, l’effacement colonial nourrit le racisme structurel en empêchant d’interroger sa généalogie coloniale et la manière dont les représentations forgées pendant la colonisation perdurent dans le présent. Il favorise ainsi la survenue d’injustices testimoniales.
Pour remédier au biais structurel qui rend inintelligibles les perspectives des dominés, l’État doit déployer ce qu’on pourrait appeler des politiques de reconnaissance de l’agentivité épistémique, visant à attester la crédibilité et l’expertise épistémiques des membres des groupes dominés, et à remettre en cause le récit porté par le groupe dominant. Dans ce cas, la réponse à l’effacement colonial passera par un « devoir collectif de mémoire colonial » (202), qui permettra la création de nouveaux récits et de nouvelles représentations partagées, élaborées à partir de la mise en commun des perspectives des différents groupes sociaux. En prenant appui sur un rapport de l’ONU de 2019, Catala montre que ce devoir de mémoire pourrait se réaliser dans une pluralité d’initiatives, allant de la mise en place d’un plan national de lutte contre le racisme à la création d’une plateforme nationale pour les Afrodescendants, en passant par l’ouverture de l’accès aux archives de la colonisation, une meilleure représentation de l’histoire de celle-ci dans les musées et les programmes scolaires ou la lutte contre le profilage racial.
Ici cependant, une objection est possible. L’État est certes une entité plurielle et traversée par des conflits. Toutefois on peut arguer qu’il a historiquement privilégié le point de vue des groupes sociaux dominants. Aussi peut-on douter qu’il s’engage spontanément dans la promotion de politiques publiques dont l’objectif serait la reconnaissance de l’agentivité épistémique des groupes dominés et la remise en question du monopole herméneutique des groupes dominants. Ce constat amène alors à souligner l’importance d’une troisième piste de réponse aux injustices épistémiques structurelles, sans laquelle il est peu probable que les deux pistes évoquées par Catala fonctionnent. Cette piste, c’est celle des luttes épistémiques engagées par les groupes dominés.
Par luttes épistémiques, j’entends les mobilisations pour la justice sociale dans la mesure où elles visent, à titre principal ou secondaire, un objectif de justice épistémique, et cherchent à reconfigurer les rapports de pouvoir épistémique existants, que ce soit en remettant en cause le monopole herméneutique des groupes dominants, en faisant la généalogie et la critique des stéréotypes qui entravent l’agentivité épistémique des dominés, en élaborant des catégories alternatives et des contre-descriptions du monde social fondées sur l’expérience des dominés, ou en contestant la hiérarchie dominante des savoirs et le biais logocentrique dont elle est l’expression. En ce sens, la plupart des luttes sociales sont indissociables de luttes épistémiques, non seulement parce qu’elles doivent se dégager de la manière dont leurs motifs et leurs objectifs sont décrits dans les discours dominants, mais aussi parce qu’elles naissent de la tentative de donner du monde social et de l’expérience qu’en ont les dominés une interprétation et une expression autres que celle qu’imposent les discours dominants. De ce point de vue, ce n’est pas un hasard si les luttes ouvrières, antiracistes, féministes ou antivalidistes ont toutes produit des catégories d’interprétation et d’analyse nouvelles de la réalité sociale, et ont inventé des formes d’expression politique inédites, dont témoignent leurs différents répertoires d’action collective.
Or il faut prendre en compte ces luttes épistémiques dans une politique de la justice épistémique pour trois raisons : d’abord, parce qu’elles peuvent agir sur l’agenda de l’État et permettre que soient mises en place des politiques axées sur la reconnaissance de l’agentivité épistémique des groupes dominés ; ensuite, parce qu’elles sont un moyen de contester les formes de domination testimoniale et herméneutique dont les membres des groupes dominants bénéficient ; enfin, parce qu’elles apportent un soutien nécessaire au développement de l’agentivité épistémique des membres des groupes dominés, en leur permettant d’identifier les injustices épistémiques qu’ils subissent, de se réapproprier leur expérience et d’imaginer des visions alternatives de la justice sociale et épistémique [7].
Catala suggère en creux leur importance dans le dernier chapitre de son livre, quand elle analyse « l’expérience transformative » (261) suscitée par l’accès au diagnostic d’autisme pour les femmes adultes, fréquemment sous-diagnostiquées. Elle souligne que l’accès au diagnostic constitue une « percée herméneutique » qui peut transformer en profondeur la compréhension que l’on a de soi-même et conduire à s’engager dans un travail de transformation des représentations dominantes de l’autisme. Cette analyse est sans doute juste, mais on peut penser que ces effets d’empouvoirement auront d’autant plus de chance de se produire qu’existera, préalablement au diagnostic, un mouvement engagé dans une lutte épistémique pour changer les représentations de l’autisme – comme le mouvement de la neurodiversité que Catala mentionne à plusieurs reprises.
Cet exemple rappelle que les sources de l’agentivité épistémique, comme celles de l’impuissance épistémique, sont collectives. L’agentivité épistémique ne se développe qu’en relation avec les autres, dans des contextes sociaux qui rendent possible son exercice, en prenant appui sur des ressources qui n’existent que dans la mesure où elles sont partagées. Rendre justice à cette dimension collective au niveau de la théorie politique suppose cependant de reconnaître le rôle des luttes épistémiques menées par les groupes dominés et leurs alliés dans la promotion de la justice épistémique. En leur absence, on peut douter que l’État s’engagera dans des politiques de reconnaissance de l’agentivité épistémique des dominés ou que les conditions d’une démocratie délibérative réellement inclusive pourront être mises en place. Sans luttes épistémiques, il ne saurait y avoir ni justice épistémique, ni monde commun.
par , le 15 décembre
Marie Garrau, « La reconnaissance des savoirs marginaux », La Vie des idées , 15 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Amandine-Catala-Dynamics-Epistemic-Injustice
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[1] Miranda Fricker, Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing, New York, Oxford University Press, 2007.
[2] Ian Kidd, José Medina et Gaile Polhaus Jr (dir.), Routledge Handbook of Epistemic Injustice, New York, Routledge, 2017.
[3] Iris M. Young, Responsibility for Justice, New York, Oxford University Press, 2011, p. 43-74.
[4] José Medina, The Epistemology of Resistance. Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice and Resistant Imaginations, New York, Oxford University Press, 2013, p. 49 sq.
[5] Charles Mills, « L’ignorance blanche », trad. S. Brun et C. Cosquer, in Marronages, vol. 1/1, 2022, p. 96-116.
[6] José Medina, The Epistemology of Resistance, op. cit., p. 31 sq.
[7] Sur ce dernier point, voir José Medina, The Epistemology of Protest. Silencing, Epistemic Activism and the Communicative Life of Resistance, New York, Oxford University Press, 2023.