Adorno n’est pas seulement ce philosophe resté célèbre pour avoir fondé la Théorie critique. C’est aussi un sociologue dont il faut sans doute réévaluer l’apport, et notamment l’opposition radicale au positivisme.
À propos de : Theodor W. Adorno, Le conflit des sociologies. Théorie critique et sciences sociales, Payot
Adorno n’est pas seulement ce philosophe resté célèbre pour avoir fondé la Théorie critique. C’est aussi un sociologue dont il faut sans doute réévaluer l’apport, et notamment l’opposition radicale au positivisme.
Représentant le plus en vue de l’École de Francfort après-guerre et élu en novembre 1963 à la présidence de la Société allemande de sociologie, Theodor W. Adorno fait figure de véritable Janus. Le penseur de Francfort n’aura jamais cessé de batailler sur les deux fronts de la philosophie et de la sociologie pour imposer la théorie critique, cette démarche interdisciplinaire qui vise l’émancipation des hommes par la mise au jour de l’irrationalité du monde social. Subvertissant la division intellectuelle du travail, la théorie sociale adornienne entend articuler différentes disciplines, comme la sociologie et la psychanalyse, afin de produire une connaissance globale du monde social.
Toutefois, en dépit de sa position relativement prégnante au sein de la sociologie allemande des années 1950-1960, Adorno fut longtemps déconsidéré en tant que sociologue après sa mort. On lui reprocha notamment sa critique du tournant empirico-positiviste opéré par la sociologie allemande après-guerre, au profit d’une conception spéculative de la société comme totalité. Prisonnier d’une vision pessimiste et claustrophobique de la société contemporaine et d’une épistémologie archaïque, Adorno sociologue aurait ainsi méconnu l’esprit du temps.
Toutefois, si une vague positiviste a longtemps emporté par le fond la sociologie adornienne, cette dernière semble avoir récemment refait surface en France, comme en témoigne le présent recueil d’articles traduits et réunis sous le titre Le conflit des sociologies, et qui fait suite à Société : intégration, désintégration paru en 2011. Échelonnés sur près de trente ans – de 1940 à 1969 –, les articles rassemblés dans ce deuxième volume et consacrés à la psychanalyse et à la sociologie, mettent au jour l’existence d’un conflit propre à ces deux disciplines.
De quel conflit est-il question ? En sociologie, il s’agit de celui qui se dessine depuis le début des années 1960 entre, d’une part, la sociologie formelle ou compréhensive ; et, d’autre part, la sociologie empirique ou positiviste. Développée notamment par Max Weber, la première fait fi de l’empirie et s’attache à mettre au jour les lois de mouvement de la totalité sociale afin de « nommer ce qui fait secrètement tenir la machinerie » (p. 410). La seconde a pour pères fondateurs Comte et Durkheim et se revendique du modèle des sciences de la nature pour réfuter toute approche spéculative et compréhensive de la société, et ce dans le but de produire une connaissance véritablement objective et scientifique des phénomènes sociaux. Dans l’article intitulé « Sociologie et recherche empirique » (1957), Adorno met en lumière ce qu’il nomme « l’antinomie de la sociologie » (p. 111) :
Dans l’opposition et la complémentarité rigide entre la sociologie formelle et la constatation aveugle de faits, le rapport entre universel et particulier disparaît, lui qui fait la vie de la société et, du coup, disparaît le seul objet digne des êtres humains dont la sociologie peut s’occuper. (p. 419)
Si en effet la sociologie purement formelle, qui s’attache à construire des idéal-types et autres théories générales sur la société, ne permet pas de rendre compte de la richesse de la vie sociale concrète, la recherche sociale purement empirique et administrative, telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis dans les années 1940-1950 [1], entend s’en tenir strictement aux faits pour appréhender les phénomènes sociaux par le biais de méthodes quantitatives. Cependant, cette dernière manque par là son objet propre, à savoir la totalité sociale qui transcende nécessairement l’ensemble des faits qu’elle prétend observer. Adorno souligne ainsi la contradiction interne qui hante les sciences sociales, et qui prend la forme d’une dialectique de l’empirie et de la théorie, du particulier et de l’universel. Prenant acte de la nature aporétique de ces positions respectives, le philosophe de Francfort se propose d’intervenir dans ce « conflit des sociologies » pour y apporter une solution critique, qui tente de concilier la fécondité théorique de la sociologie formelle et la teneur empirique de la sociologie positiviste.
Ce faisant, l’intervention d’Adorno au sein du débat sociologique aura eu pour effet d’ouvrir la « Querelle du positivisme », qui opposa l’École de Francfort au rationalisme critique de Popper. L’article « À propos de la logique des sciences sociales » (1962) ainsi que la longue « Introduction à La Querelle du positivisme » (1969), de nouveau traduite à l’occasion de ce recueil, restituent toute la complexité du débat qui a opposé Adorno à Popper. Les deux s’entendent sur le fait que « la connaissance sociologique, c’est, dans les faits, une critique » (p. 197) ; mais ils ne s’accordent pas sur ce qu’il faut entendre par « critique ». Tandis que pour Popper, la critique est fondée dans la chose, réduisant la théorie à une simple hypothèse que l’observation doit venir confirmer, Adorno soutient au contraire que la critique est solidaire d’une théorisation générale de la société, et ne peut pour cette raison s’en tenir aux faits. Un des enjeux principaux de cette querelle fut donc, pour le penseur de Francfort, de défendre le rôle de la théorie en sociologie contre le règne de l’empirie pure, sans pour autant renoncer à la teneur de l’expérience. Contre la raison instrumentale qui se contente de constater ce qui est, une place centrale est ainsi dévolue à l’imagination théorique du chercheur en sciences sociales dans le processus de connaissance : il s’agit de se représenter la totalité sociale qui n’apparaît pas dans les phénomènes sociaux particuliers mais qui pourtant les médiatise.
Dans un esprit bachelardien, Adorno défend l’idée que les faits ne sont jamais donnés mais toujours construits ; mais il soutient également contre Bachelard que l’imagination ne constitue en aucun cas un obstacle épistémologique à la connaissance de la société. Bien au contraire, l’imagination se révèle être une faculté indispensable à la théorie comme « anticipation du tout », laquelle apparaît alors comme le cadre théorique nécessaire qui permet d’interpréter les phénomènes sociaux singuliers.
Toutefois, la défense adornienne de la théorie en sciences sociales ne doit pas nous amener à conclure au primat définitif de la théorie sur l’empirie. Dans l’article « Sur la situation actuelle de la recherche sociale empirique en Allemagne » (1952), Adorno insiste au contraire sur l’importance des méthodes empiriques telles que les statistiques, questionnaires etc., en ce qu’elles « constituent le correctif dont ces vestiges de la sociologie allemande, comme science de l’esprit, ont d’urgence besoin » (p. 392). Faut-il voir là une contradiction ou une « coupure épistémologique » dans la réflexion adornienne sur le rapport entre théorie et empirie dans les sciences sociales entre le début des années 1950 et la fin des années 1960 ? Nous penchons plutôt pour une hypothèse continuiste : si certains articles du recueil défendent la sociologie empirique contre la sociologie formelle là où d’autres la critiquent sévèrement, c’est parce qu’Adorno entend médiatiser chacune de ces positions l’une par l’autre, pour faire de la sociologie empirique le correctif de la sociologie formelle et réciproquement. Ce travail de médiation constant entre ces deux positions circonscrit la place propre de la sociologie critique adornienne dans le champ de la recherche sociale.
Tout comme sa philosophie, la sociologie critique d’Adorno se définit essentiellement contre le positivisme de son temps : la sociologie ne peut s’en tenir à de purs constats, se contenter de redoubler la réalité sociale en énonçant ce qui est le cas. Si les recherches empiriques sont nécessaires contre les constructions sociologiques qui n’aperçoivent plus la réalité qui les supporte, elles doivent néanmoins aboutir à la formation d’une théorie : « La théorie est le telos de la sociologie, et non pas un de ses véhicules » (p.198). La sociologie critique d’Adorno apparaît ainsi comme la mise en œuvre d’une dialectique négative, c’est-à-dire d’une dialectique de la théorie et de l’empirie, sans que l’on puisse déterminer l’issue positive d’une telle dialectique. Adorno insiste bien sur ce point :
Ce qui importe n’est pas de lisser et d’harmoniser ce genre de divergences : seule une vision harmoniste de la société se laisse aller à ce genre de dérives. Ce qui importe est de mener de manière féconde la bataille autour de ces tensions. (p. 412)
Le philosophe de Francfort refuse toute « vision harmoniste de la société », car une telle vision escamote les contradictions sociales et produit l’image fausse d’une société réconciliée. Si la méthode employée détermine l’objet que l’on cherche à connaître, alors la méthode dialectique est la seule valable dans le champ des sciences sociales, car elle est à même de mettre au jour de manière critique les contradictions qui structurent la société. C’est pourquoi il faut, d’une part, défendre l’empirie dans la recherche sociologique, car « la science doit nécessairement faire avenir à la conscience la dureté de ce qui est » (p. 392), mais, d’autre part, il faut également souligner l’importance de la capacité de théorisation, d’anticipation du tout du sujet connaissant face à la réalité sociale, car l’abandon du pôle du sujet et de sa capacité de théorisation critique transforme la sociologie en idéologie.
En effet selon Adorno, la sociologie positiviste, qui renonce à toute entreprise de théorisation générale de la société et qui s’en remet aux faits, ne ferait plus que justifier la réalité sociale existante afin de faciliter son administration, plutôt que de permettre sa transformation pratique en vue d’une société juste. La mise en œuvre non réflexive de techniques de quantification statistique des phénomènes sociaux, calquées sur les modèles de connaissance propres aux sciences de la nature, est solidaire d’une standardisation des hommes dans la société de masse contemporaine. Dès lors, seule une approche critique et dialectique de la société est en mesure de mettre au jour à l’intérieur de celle-ci des potentiels émancipatoires.
Adorno croit ainsi pouvoir déceler la forme la plus manifeste de réification de la conscience scientifique dans la sociologie positiviste de Durkheim, dont le programme, fameux, est de traiter les faits sociaux comme des choses (« Introduction à Émile Durkheim », 1967). En effet, parce qu’il s’interdit toute forme de spéculation – c’est-à-dire de recours aux catégories métaphysiques d’apparence, d’essence et de totalité –, Durkheim perd par là même la distinction entre fausse conscience et conscience vraie, et prend les apparences sociales nécessaires pour la seule réalité sociale possible. Au contraire, la pratique d’une « spéculation maîtrisée » (p. 154) permet de dépister la structure sociale à l’œuvre dans chaque phénomène singulier, et de poser un diagnostic sur les pathologies sociales actuelles. Véritable « ontologie des conditions fausses » [2], la sociologie critique adornienne entend indiquer négativement ce que serait une vie bonne et une société juste à partir de l’étiologie d’une société traumatique.
Fidèle à Marcuse qui, dans la préface d’Eros et civilisation, insistait sur le fait que « dans la période contemporaine, les catégories psychologiques deviennent des catégories politiques », Adorno entreprend de mêler analyses sociologiques et psychanalytiques, afin de mettre en regard l’étude objective des lois tendancielles de la société et l’étude subjective de la réfraction des structures sociales dans la psychè individuelle. Ces disciplines en apparence si différentes que sont la psychanalyse et la sociologie constituent en réalité l’envers et l’endroit de la domination sociale qu’Adorno entend critiquer.
Plus encore, ce qui unit la sociologie et la psychanalyse, c’est qu’elles sont selon Adorno deux instruments de l’Aufklärung comme entreprise de lutte contre le mythe. Or, qu’est-ce aujourd’hui que le mythe, sinon l’idéologie qui voile le fonctionnement du réel et les structures essentielles de la société ? Adorno considère que le théoricien critique poursuit l’entreprise de démythologisation initiée par l’Aufklärung lorsqu’il refuse de se contenter de la façade que lui offre la société. Si le mécanisme de l’idéologie consiste à faire apparaître la société injuste, structurée par la domination, comme une société rationnelle et réconciliée, la critique se doit de mettre au jour l’irrationalité et la conflictualité masquée de cette dernière.
La sociologie et la psychanalyse comme instruments de l’Aufklärung révèlent ainsi la dureté du réel, le caractère inhumain de la société devenue système, afin de produire une connaissance véritablement objective de cette dernière et des individus qui la composent. Adorno relève la justesse paradoxale de la sociologie durkheimienne, qui thématise la socialisation comme une structure d’endommagement :
Chez [Durkheim], le concept du factuel (…) entre violemment en collision avec toute individualité, quelle qu’elle soit. Pour lui, le fait social est précisément ce qui ne peut absolument pas être absorbé par l’individu, ce qui lui est incommensurable et impénétrable. Son expérience sociale se forme sur le modèle de ce qui fait mal. (p. 150)
La contrainte sociale transforme l’expérience singulière en « une suite intemporelle de chocs » [3], et la souffrance qu’elle engendre atteste tout à la fois de l’irrationalité de la société et de sa nécessaire transformation.
C’est cette même obligation de dévoilement des structures cachées de la société ou de l’inconscient qui guide le penseur de Francfort dans sa réflexion critique sur la psychanalyse. Contre Le Bon, qui expliquait grossièrement la manipulation fasciste des masses – jugées par nature inférieures – par la simple réactivation d’un instinct grégaire archaïque, Adorno revient à la psychologie des foules de Freud pour montrer que l’individu fasciste n’est pas un homme primitif, mais quelqu’un dont le démagogue fasciste a su réveiller une part de l’héritage archaïque, à savoir la docilité masochiste à l’égard du père. De telles névroses chez l’individu contemporain révèlent des mutations sociales profondes et attestent du contenu immédiatement sociologique de la psychanalyse freudienne (« La théorie freudienne et le modèle de la propagande fasciste »).
De même, dans son article consacré à « La révision de la psychanalyse », Adorno critique le tournant sociologique de la psychanalyse néo-freudienne, qui rejette la théorie de la libido et remplace des motifs cachés inconscients par des motifs culturels et sociaux conscients. Une telle psychanalyse révisée fait l’économie de la théorie de la libido, selon laquelle toutes nos actions sont secrètement motivées par des pulsions. Elle s’interdit par là de recourir à la théorie freudienne de la sublimation, à la distinction entre apparence sociale avouable et essence libidinale inavouable, et voit ainsi son potentiel critique émoussé. Comme le positivisme, la psychanalyse révisée serait dès lors du côté de l’adaptation, de la résignation au réel plutôt que de sa critique : « ce qui ressort de la cure ne serait plus qu’un foyer de réflexes conditionnés. » (p. 60). À travers ces deux articles, Adorno vise ainsi à mettre en lumière la démarche négative de la psychanalyse freudienne, qualifiée de « morceau d’Aufklärung » (p. 56) en ce qu’elle permet de formuler une véritable théorie critique de la société :
L’irrationalité du comportement rationnel que découvre la psychanalyse reflète quelque chose de l’irrationalité objective. La psychanalyse se fait l’instance accusatrice de la civilisation. (p. 66)
Loin donc d’être périmée, la sociologie critique ou théorie sociale adornienne semble aujourd’hui renouveler son actualité. Dans le débat philosophique d’une part, elle innerve certains aspects de la philosophie sociale d’Axel Honneth et offre une autre voie que la philosophie politique normative de Rawls ou de J. Habermas. Dans le débat sociologique d’autre part, elle peut servir d’instrument critique contre le positivisme. Elle permet enfin de réaffirmer l’hétéronomie féconde de la philosophie et de la sociologie, et de renouveler le projet interdisciplinaire de la première théorie critique. En effet, plus que des écrits de circonstance, les différents articles réunis dans Le conflit des sociologies développent une manière spécifique de penser la société qui articule sociologie, psychanalyse et philosophie. À l’inverse d’un Bourdieu qui renie sa formation de philosophe pour se faire sociologue, ou d’un J. Rancière qui rejette la sociologie au profit de la seule philosophie, Adorno défend la pertinence de l’intervention du philosophe dans le champ de la sociologie, non pour réaffirmer le statut de la philosophie comme reine des sciences, mais pour souligner la nécessité du moment de théorisation proprement philosophique inhérent à toute recherche sociale, et qui constitue la pierre de touche de son esprit non idéologique.
par , le 5 avril 2017
– Theodor W. Adorno, Société : intégration, désintégration, trad. Pierre Arnoux, Julia Christ, Georges Felten et Florian Nicodème, Paris, Payot, 2011.
– Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Gallimard, 1974, p. 15-92.
– Agnès Gayraud, « La sociologie des conditions fausses. Philosophie et sociologie chez T.W. Adorno »
– Axel Honneth, « La critique comme mise au jour », in La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2008, p. 131-149.
– Herbert Marcuse, Eros et civilisation, trad. J.-G. Nény et Boris Fraenkel, Minuit, 1963.
– Guillaume Nemer, « La question sociologique selon T. W. Adorno. Introduction aux cours de 1968 », Tumultes, 2/2001, n° 17-18, p. 419-436.
– Emmanuel Renault, « Adorno : de la philosophie sociale à la théorie sociale », Recherches sur la philosophie et le langage, n° 28, 2012, p. 229-256.
– Olivier Voirol, « Quel est l’avenir de la théorie critique ? », Questions de communication.
Lucie Wezel, « Adorno sociologue », La Vie des idées , 5 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Adorno-sociologue
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[1] Adorno eut l’occasion de découvrir cette sociologie empirique au cours d’un projet de recherche sociologique sur l’action de la radio aux États-Unis auquel il participa en 1938 sous la direction de P. Lazarsfeld. Il en fait un compte-rendu dans l’article « Recherches expérimentales aux États-Unis » in Modèles critiques, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Payot, 1984.
[2] T. W. Adorno, Dialectique Négative, trad. coll., Paris, Payot, 2003, p. 21.
[3] « La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs entre lesquels il y a des trous béants, des intervalles vides et paralysés », T. W. Adorno, Minima Moralia, trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, 2003, p. 70.