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Dossier Société

À table ! Alimentation et sciences sociales


par Thomas Grillot & Nicolas Larchet , le 27 janvier 2015


À l’honneur dans les blogs et magazines culinaires, les livres de régime, émissions et concours télévisés, l’alimentation n’en tient pas moins une place insoupçonnée, souvent souterraine ou clandestine, dans des œuvres fondatrices des sciences sociales. Ce dossier revient sur l’actualité éditoriale et scientifique de travaux regroupés aux États-Unis sous l’étiquette de food studies.

Si l’alimentation est plus fréquemment à l’honneur dans les blogs et magazines culinaires, livres de régime, émissions et concours télévisés (« qui sera le prochain grand pâtissier ? »), reportages d’investigation (« si vous saviez ce que vous mangez ! ») et autres productions culturelles édifiantes que dans les revues de sciences sociales [1], bref, si elle se présente davantage aux yeux du grand public et de certains chercheurs comme un « phénomène de société » que comme un objet pour les sciences de l’homme et de la société, celle-ci n’en tient pas moins une place insoupçonnée, souvent souterraine ou clandestine, dans des œuvres fondatrices de nos disciplines.

Mesure objective de la condition ouvrière pour Frédéric Le Play [2] et Maurice Halbwachs [3], enjeu symbolique de distinction entre classes pour Thorstein Veblen [4] et Pierre Bourdieu [5], instrument de « civilisation » pour Norbert Elias [6], pratique de résistance ordinaire à la mise en ordre du monde pour Michel de Certeau et ses élèves [7] ou, à l’inverse, lieu de lecture des structures cachées d’une société pour Claude Lévi-Strauss [8] et Mary Douglas [9], l’alimentation, la cuisine ou les manières de table ont irrigué des générations de travaux sociologiques et anthropologiques, à travers l’usage de sources et de méthodes inventives : budgets et monographies de familles, enquêtes de consommation des ménages, traités de savoir-vivre, analyse structurale des mythes, analyse factorielle, etc. L’historiographie n’est pas en reste, si l’on pense à la vieille question des émeutes frumentaires et de la cherté des grains dans les sociétés d’Ancien Régime, promues en facteur causal de la Révolution de 1789 par Ernest Labrousse [10], où à la grande enquête sur l’alimentation lancée par Fernand Braudel dans le numéro de mai-juin 1961 des Annales dans le projet d’une histoire de la « vie matérielle et [des] comportements biologiques » [11], pour ne s’en tenir qu’à deux exemples célèbres. Il n’est pas jusqu’à Michel Foucault qui, interrogé en 1983 lors d’un séjour à Berkeley sur le rythme de publication de son Histoire de la sexualité, proclamait sans ambages « sex is boring » et appelait à considérer ce grand problème, omniprésent chez les penseurs de la Grèce antique comme dans les règlements de la vie monastique : « food, food, food » [12] !

On l’aura compris, l’alimentation est un objet éclaté, présent partout et donc nulle part, qui a souvent été abordé de façon fragmentaire pour illustrer une théorie ou un événement de portée plus générale (le processus de civilisation, la distinction, la Révolution, etc.). Rares sont les enquêtes qui la placent au centre de leur démonstration, invitant par exemple à « suivre la production jusqu’au point où elle devient consommation » à l’image de l’anthropologie historique de Sidney Mintz sur le rôle du sucre dans la formation du capitalisme des deux côtés de l’Atlantique [13], comme si les sciences sociales avaient abandonné une ambition trop déraisonnable aux réalisateurs de documentaires et de reportages télévisés des jeudi et dimanche soir. Que peuvent dire les sciences sociales sur l’alimentation, si sa banalité apparente la confine au rôle d’une illustration de grandes théories, et si bien des journalistes se montrent plus intrépides que des chercheurs dans leur travail d’investigation [14] ?

L’objectif de ce dossier n’est pas de prétendre redonner sa cohérence ou sa dignité à un objet peu assuré : cela fait longtemps, en France du moins, que les sciences sociales se sont saisies de ce chantier, comme en témoigne la parution de manuels et de tentatives de synthèse consacrés à l’histoire et à la sociologie de l’alimentation depuis les années 1990 [15]. Plus modestement, ce dossier vise à présenter des manières de voir et de faire des sciences sociales de l’alimentation, en faisant jouer des problèmes, des terrains et des expériences de recherche variés. Un parti pris rassemble les contributions de ce dossier : contre une tendance à envisager l’alimentation sous ses formes les plus spectaculaires ou les plus nobles, celles d’une activité de loisir ou d’un patrimoine, il s’agit de la saisir par le bas, en s’intéressant à l’expérience des gens ordinaires, mais aussi des militants, des « critiques » et des « experts » confrontés à cet objet, dans ses multiples dimensions — diététiques, esthétiques et politiques.

L’article de Claude Grignon, « Une sociologie des normes diététiques est-elle possible ? » présente une réflexion épistémologique concrète sur la position des sociologues face aux normes alimentaires, en prenant l’exemple de l’obésité. Longtemps collaborateur de Pierre Bourdieu et fondateur d’une équipe interdisciplinaire de recherche sur la consommation à l’INRA [16], celui-ci appelle à dépasser l’alternative de la tentation d’une « critique expéditive » et des « dérives de l’expertise », pour mieux distinguer l’arbitraire de la nécessité et le social du biologique. Inscrit dans le prolongement d’une réflexion sur l’utilité de la sociologie [17], cet article déborde le cadre de l’alimentation pour interroger les conditions d’exercice du métier de sociologue, ainsi que la place de celui-ci dans la cité.

L’article de José Luis Moreno Pestaña, « Le marché préfère les minces », est le résultat d’une enquête de terrain sur l’incidence des troubles alimentaires dans le marché du travail en Andalousie. À partir d’entretiens avec des femmes issues de milieux populaires, il apporte un nouvel éclairage sur la question des troubles alimentaires en montrant que ceux-ci ne résultent pas uniquement de la socialisation primaire mais aussi de l’adoption de modèles corporels en rupture avec les habitudes acquises auprès de la famille, des groupes de pairs et de l’institution scolaire. Contre ce grand partage qui assigne l’anorexie aux riches et l’obésité aux pauvres, il montre que les classes populaires sont amenées à développer de nouvelles « cultures corporelles » afin de répondre aux contraintes d’emplois à « fortes exigences esthétiques », s’agissant ici de vendeuses de boutiques de mode.

Julie Guthman, géographe et l’une des figures fondatrices des food studies aux États-Unis [18], revient dans un entretien (« Militantisme et alimentation alternative aux États-Unis ») sur la constitution de ce champ de recherches et sur un phénomène culturel encore méconnu en dehors du monde anglophone, les mouvements de réforme promouvant des systèmes alimentaires alternatifs (alternative food movements) [19], dont elle a développé une critique réglée au long de ses travaux. Ceux-ci l’ont conduit à écrire une histoire des contradictions de l’agriculture biologique en Californie et à publier un livre polémique sur les causes environnementales de l’épidémie d’obésité, avant de s’intéresser aujourd’hui aux effets d’une législation interdisant certains pesticides sur la production de fraises en Californie.

Des recensions d’ouvrages récents sur l’histoire des cultures alimentaires populaires viendront compléter ce dossier.

La diversité de ces contributions invite à renoncer à tout essai de définition a priori de l’alimentation : fait social total, celle-ci y apparaît tantôt sous la forme d’une pratique incorporée, faisant l’objet d’un « investissement corporel » différencié selon le genre et la trajectoire sociale, tantôt sous la forme d’un « projet » de réforme [20], enjeu de luttes entre une pluralité d’acteurs (militants, chercheurs, producteurs et consommateurs), tantôt sous la forme d’une norme savante, négociée entre ses « critiques » et ses « experts ».

On le voit, les sciences humaines et sociales ont bien plus que leur mot à dire sur l’alimentation. Si la cuisine est un langage, selon le mot de Lévi-Strauss [21], alors cette langue est bien vivante aujourd’hui, comme en témoigne l’intérêt grandissant du public pour ces questions : en publiant ce dossier, La Vie des idées et Books & Ideas s’invitent à la table des discussions.

Les articles du dossier

par Thomas Grillot & Nicolas Larchet, le 27 janvier 2015

Pour citer cet article :

Thomas Grillot & Nicolas Larchet, « À table ! Alimentation et sciences sociales », La Vie des idées , 27 janvier 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/A-table-Alimentation-et-sciences-sociales

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Signalons toutefois la parution de deux dossiers récents sur la question dans des revues à comité de lecture, «  Pauvre consommateur  », Actes de la recherche en science sociales, n° 299, 2013 et «  L’alimentation au travail depuis le milieu du XIXe siècle  », Le Mouvement social, n° 247, 2014.

[2Frédéric Le Play, Les ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, Paris, Imprimerie impériale, 1855.

[3Maurice Halbwachs, La classe ouvrière et les niveaux de vie : recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, Paris, Félix Alcan, 1912.

[4Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 [1899].

[5Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

[6Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1939]. Pour un prolongement des thèses d’Elias appliquées aux trajectoires des cuisines nationales en Angleterre et en France, voir Stephen Mennell, All manners of food : eating and taste in England and France from the middle ages to the present, Oxford, Blackwell, 1985.

[7Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien, t. II, «  Habiter, cuisiner  », Paris, Gallimard, 1994 [1980].

[8Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, t. III, «  L’origine des manières de table  », Paris, Plon, 1968.

[9Mary Douglas, «  Deciphering a meal  », Daedalus, vol. 101 (1), 1972, p. 61-81.

[10Ernest Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, Presses Universitaires de France, 1990 [1944].

[11Fernand Braudel, Robert Philippe, Jean-Jacques Hémardinquer et Frank Spooner, «  Vie matérielle et comportements biologiques. Bulletin n° 1  », Annales ESC, 16 (3), 1961, p. 545-574. Voir aussi le volumineux dossier «  Histoire de la consommation  », Annales ESC, 30 (2-3), 1975, p. 402-631.

[12«  I must confess that I am much more interested in problems about techniques of the self and things like that than sex... sex is boring. (...) [The Greeks] were not much interested in sex. It was not a great issue. Compare, for instance, what they say about the place of food and diet. I think it is very, very interesting to see the move, the very slow move, from the privileging of food, which was overwhelming in Greece, to interest in sex. Food was still much more important during the early Christian days than sex. For instance, in the rules for monks, the problem was food, food, food  », Michel Foucault, «  On the genealogy of ethics : an overview of work in progress  », in Paul Rabinow (dir.), The Foucault reader, New York, Pantheon, 1984, p. 253-280, ici p. 253.

[13Sidney Mintz, Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir, Paris, Nathan, 1991 [1985], p. 11.

[14Voir par exemple le best-seller de Michael Pollan, The omnivore’s dilemma : a natural history of four meals, New York, Penguin Press, 2006.

[15Pour l’histoire, voir Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996  ; Madeleine Ferrières, Histoire des peurs alimentaires : du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle, Paris, Seuil, 2006. Pour la sociologie, voir Claude Fischler, L’homnivore, Odile Jacob, 1990  ; Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, Presses Universitaires de France, 2002  ; Faustine Régnier, Anne Lhuissier et Séverine Gojard, Sociologie de l’alimentation, Paris, La Découverte, 2006.

[16Le laboratoire de recherche sur la consommation ou CORELA, intégré depuis 2008 dans l’unité ALISS (Alimentation et sciences sociales, http://www6.versailles-grignon.inra.fr/aliss).

[17Claude Grignon, «  Sociologie, expertise et critique sociale  », in Bernard Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie  ?, Paris, La Découverte, 2004, p. 119-135.

[18Pour une présentation de ce champ de recherches, voir Marion Nestle et W. Alex McIntosh, «  Writing the Food Studies Movement  », Food, culture and society, 13 (2), 2010, p. 159-179.

[19Christian Deverre et Claire Lamine, «  Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales  », Économie rurale, 317 (3), 2010, p. 57-73.

[20Sur cette notion, voir Aya H. Kimura, Charlotte Biltekoff, Jessica Mudry et Jessica Hayes-Conroy, «  Nutrition as a project  », Gastronomica, 14 (3), p. 34-45.

[21«  La cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure  », Claude Lévi-Strauss, «  Le triangle culinaire  », L’Arc, 26, 1965, p. 19-29, ici p. 20.

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