Alors que le surréalisme célèbre son centenaire, W. Asholt retrace un siècle de débats autour de la révolte des avant-gardes contre l’autonomisation de l’art en régime bourgeois.
Alors que le surréalisme célèbre son centenaire, W. Asholt retrace un siècle de débats autour de la révolte des avant-gardes contre l’autonomisation de l’art en régime bourgeois.
Dans l’éventail de festivités entourant le centenaire du surréalisme, la parution de l’ouvrage Das lange Leben der Avantgarde de Wolfgang Asholt risque de passer sous le radar de la recherche française. Son auteur, professeur émérite de l’Université d’Osnabrück, œuvre pourtant depuis plusieurs décennies à rendre visibles les échanges théoriques animant les avant-gardes à l’échelle internationale. Comme l’indique le sous-titre, il s’agit de retracer une « histoire théorique » (Theoriegeschichte) passant au crible les discussions qu’a pu susciter, depuis le manifeste futuriste, la révolte des avant-gardes contre l’autonomisation de l’art dans la société bourgeoise. Son ouvrage s’inscrit ainsi dans la lignée de l’influente Théorie de l’avant-garde (1974) de Peter Bürger, traduite en français seulement en 2013, et qui analyse l’impulsion des avant-gardes à « dépass[er] l’art dans la pratique de la vie » [1]. Das lange Leben der Avantgarde mérite donc d’être présenté au public français, en espérant une traduction prochaine.
Wolfgang Asholt brosse un vaste panorama de mouvements, allant des avant-gardes historiques (futurisme, dadaïsme, constructivisme, Bauhaus, surréalisme ; p. 87-241) et des néo-avant-gardes (Abstract Expressionism, Beat Generation, situationnistes, Tel Quel, p. 243-371) aux diverses formes d’activisme artistique émergeant actuellement dans l’espace public (p. 373-427). Il se propose de retracer le processus d’élaboration d’un « projet avant-garde » (Projekt Avantgarde) qui traverserait les différents groupes, en examinant les formes historiques qu’a pu prendre la « protestation » avant-gardiste contre « l’institution art » [2]. Qu’ils soient politiques, artistiques et/ou théoriques, les multiples discours et pratiques se revendiquant de l’avant-garde partagent une même volonté de rupture d’avec l’ordre institué, afin que l’« imagination » puisse « reprendre ses droits », selon la formule d’André Breton [3].
Asholt suit l’évolution de ce « travail d’imagination » sous-tendant les différents mouvements avant-gardistes à travers le XXe siècle, toujours en rapport avec les situations historiques dans lesquelles s’est manifesté leur « imaginaire radical ». Concept forgé par Cornelius Castoriadis dans L’Institution imaginaire de la société (1975), l’« imaginaire radical » se situe « avant toute rationalité explicite » [4]. Il permet à Asholt d’approcher, autant que faire se peut, l’essor des avant-gardes, les mouvements visant à faire émerger des représentations destinées à transformer les perceptions individuelles et collectives : « Les possibilités de l’imaginaire mettent constamment en cause ce qui existe » (p. 61). Comprenant l’art comme fait social, Asholt s’efforce ainsi de saisir l’impact des programmes avant-gardistes dans la constitution de l’imaginaire social. Le recours aux travaux d’Arjun Appadurai, notamment ceux réunis dans Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (1996/2001), lui permet d’appréhender « la pluralité et la diversité artistique des mouvements » avant-gardistes (p. 61). Il s’agit ainsi d’analyser leur participation aux « mondes imaginés, c’est-à-dire [aux] multiples mondes constitués par les imaginaires historiquement situés de personnes et de groupes dispersés sur toute la planète » [5].
En suivant la chronologie des mouvements, l’ouvrage d’Asholt s’interroge sur les conditions de « coopération » entre art et politique (p. 239). Le succès ou l’échec des avant-gardes ne résideraient pas dans leur intégration institutionnelle – au travers de leur muséalisation par exemple –, mais dans leur capacité d’asseoir leur « travail d’imagination » dans la vie pratique et d’établir un lien au politique. Il ne s’agit pas de la production d’idées censées influer sur le monde social – les artistes avant-gardistes ne seraient pas « engagés » au sens sartrien du terme –, mais de transformer radicalement les pratiques qui le constituent : « L’objectif de ce projet est d’instaurer une relation radicalement nouvelle entre l’art et la vie ; d’une part, en voulant rendre obsolète […] le modèle d’autonomie artistique de la modernité (Moderne) ; d’autre part, en œuvrant, comme le précisait Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art, à la “réconciliation de l’avant-gardisme politique et de l’avant-gardisme en matière d’art et d’art de vivre dans une sorte de somme de toutes les révolutions, sociale, sexuelle, artistique” » (p. 10). Les mouvements dépendent donc largement des forces politiques et sociales avec lesquelles ils interagissent.
Ces questionnements constituent le nœud heuristique de l’ouvrage. Ils servent à situer les différentes théories de l’avant-garde dans la longue durée d’un projet transversal, qui structure les débats autour de la possibilité même de remettre en cause l’autonomisation de l’art dans la société bourgeoise.
L’ouvrage propose la première « histoire théorique » (Theoriegeschichte) de l’avant-garde, analysant les interactions entre pratiques artistiques et critiques. S’il s’agit bien d’écrire l’histoire d’une transmission « théorique », l’auteur met en évidence l’historicité des formes variées par lesquelles s’est exprimée l’aspiration radicale à transformer l’imaginaire social. Ce faisant, Asholt constate un processus de dévalorisation de la littérature au sein du « projet avant-garde » au cours du XXe siècle, menant à la supplantation du littéraire par les arts plastiques, notamment après 1945, avec l’avènement de l’expressionnisme abstrait et des néo-avant-gardes américaines. Ici, on peut néanmoins se demander si l’hétérogénéité caractérisant les œuvres des avant-gardes historiques – qui mêlaient pratiques littéraires, théâtrales, plastiques et cinématographiques, tout en intégrant des activités critiques – ne constituait pas déjà une manière de « limiter l’interprétation du fait littéraire à l’évidence de la disponibilité bourgeoise et à une fonction de légitimation et de maintien de la domination culturelle » [6] (Philippe Roussin), et ce, afin de mieux lui opposer des formes de coopération entre différents genres et pratiques artistiques. Car l’apport majeur de l’ouvrage réside précisément dans la valorisation du dialogue entre les genres qui s’est noué au sein des œuvres avant-gardistes. Transcendant les formes génériques traditionnelles, leurs expérimentations esthétiques participent de la volonté de transformer les possibilités de l’imaginaire social, que ce soit l’ « indifférence créatrice » dadaïste, l’écriture automatique des surréalistes ou la « dérive » situationniste.
Au lieu de saisir l’histoire de l’avant-garde comme un processus d’élaboration esthétique, il s’agit donc ici de dégager une posture transversale, analysant l’impact des mouvements sur l’imaginaire social et permettant ainsi de tracer d’autres lignes de rencontre. Et cela par le fait que le « projet avant-garde » agit simultanément sur les plans théorique et esthétique, aussi bien au travers des manifestes des avant-gardes historiques, des expérimentations urbaines des situationnistes autour de Guy Debord (p. 244-274) que des figures emblématiques de Tel Quel, notamment Philippe Sollers (p. 275-309).
La réception internationale du travail de Peter Bürger a révélé l’importance des questionnements soulevés par les avant-gardes historiques et leurs multiples successeurs dans l’après-guerre. La traduction américaine de la Théorie de l’avant-garde, parue en 1984, a suscité des débats, parfois des polémiques, entre Bürger et plusieurs historiens de l’art, parmi lesquels Benjamin Buchloh, Hal Foster, Rosalind Krauss et Yves-Alain Bois. Ces discussions, largement rapportées par la recherche anglo-saxonne, font ici l’objet d’une première présentation systématique, rappelant les contextes académiques et disciplinaires dans lesquels elles ont émergé (p. 348-371).
La réception de Bürger risque toutefois, comme l’évoque Asholt, d’occulter d’autres paysages théoriques qui se sont formés autour de l’avant-garde, et qui interrogent l’éthique du « travail d’imagination » des avant-gardes. Au lieu d’analyser la manière dont le « projet avant-garde » tente d’échapper à sa récupération capitaliste (par l’« industrie culturelle »), ces travaux s’intéressent à l’éthique sous-tendant les œuvres et déterminant la constitution de représentations imaginaires battant en brèche toute forme d’héritage artistique ou politique. Moins controversées, ces théories restent relativement méconnues. Qu’il s’agisse des chapitres dédiés au dadaïsme dans La Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk (1983) ou des écrits d’Henri Meschonnic, les théories éthiques insistent, chacune à leur manière, sur l’actualisation d’un ethos de rupture fustigeant des imaginaires constitués et établis. Pour Meschonnic, la rupture dadaïste est au cœur de la transformation d’une révolte esthétique en éthique : « L’art, non plus comme esthétique mais comme éthique, postulation de liberté ». En approchant « [l]es œuvres comme activité et pas seulement [comme] produit », c’est-à-dire dans leur « historicité radicale », Meschonnic suit « une pensée […] de la valeur comme réalisation et réinvention de la définition de ce que fait une œuvre » [7]. Dans une telle perspective, l’ethos des avant-gardes historiques entrerait en résonance avec le régime de temporalité caractérisant le « présentisme des installations et happenings, des actions momentanées » de l’activisme artistique (KunstAktivismus) du XXIe siècle (p. 81).
L’approche éthique permet en effet de (re)constituer plus concrètement les rapports imaginaires entre les différents moments, ouvrant ainsi la possibilité d’un projet transversal de l’« avant-garde ». C’est l’« impératif éthique » du surréalisme qui demeura pertinent pour les situationnistes (Michel Murat, cit. p. 203). En dépit du « déclin continu du surréalisme en tant que force révolutionnaire », on observe après la guerre, selon Debord, « l’extension de son influence très au-delà de son contrôle » (cit. p. 251). Cherchant à transformer l’expérience du monde urbain (et du monde social), la dérive situationniste s’efforce « de construire […] des ambiances collectives, un ensemble d’impressions déterminant la qualité d’un moment » (cit. p. 252). S’il est vrai que le situationnisme refuse la filiation esthétique dadaïste ou surréaliste en investissant l’espace urbain (la « psychogéographie » forgé par Debord), il n’en reste pas moins que leurs recherches d’« ambiances » et d’ « impressions » s’inscrivent elles aussi dans un ethos « présentiste », lequel revêt une dimension à la fois esthétique et politique. Et Debord de constater : « Dépasser l’avant-garde (toute avant-garde) veut dire : réaliser une praxis, une construction de la société, à travers laquelle, à tout moment, le présent domine le passé » (cit. p. 266).
Cela est d’autant plus vrai pour le dadaïsme, aussi bien dans ses « poèmes simultanés » que dans sa promotion de l’« instantanéisme » : « Les vraies œuvres Dada ne doivent vivre que six heures », proclamait-on ainsi au Salon des Indépendants, en février 1920. Occupant une place de choix dans l’histoire des pratiques avant-gardistes, le dadaïsme devient, chez Theo van Doesburg ou le Bauhaus, « un état d’esprit » (Hubert van den Berg, cit. p. 194). Son rôle ne se limite ni à influencer d’autres programmes avant-gardistes ni à proposer un programme politique. Le dadaïsme cherche plutôt à configurer un ethos qui se transmet à travers ses œuvres. L’ouvrage d’Asholt pose ainsi les linéaments d’une réflexion contrant les « gestes habituels de l’histoire littéraire » [8], invitant à repenser les relations entre théorie et praxis, ainsi qu’entre chronologie et ethos.
L’ouvrage retrace une cinquantaine d’années de recherche, le chemin d’une réflexion qui s’est nourrie entre Paris, Berlin, Münster et Osnabrück ainsi que pendant les rencontres de Cerisy. L’opus magnum que nous lisons aujourd’hui est l’aboutissement de cette recherche, visant à décloisonner les traditions philologiques et œuvrant au transfert conceptuel entre la France et l’Allemagne.
par , le 8 mai
– Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, tr. fr. F. Bouillot et H. Frappat, préface de Marc Abélès, Paris, Payot & Rivages, 2015 [2001].
– Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936) », dans id., Écrits français, présentés et introduits par Jean-Maurice Monnoyer, avec les témoignages d’Adrienne Monnier, de Gisèle Freund et de Jean Selz, Paris, Gallimard, 1991, p. 115-192.
– Paul Bernard-Nouraud, Une histoire de l’art d’après Auschwitz. 1 : Figures disparates, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2024.
– Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
– Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France (1983-1984), Paris, Gallimard/EHESS/Seuil, 2009.
– Wolfgang Iser, Das Fiktive und das Imaginäre. Perspektiven literarischer Anthropologie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991.
– Anne Tomiche, La naissance des avant-gardes occidentales. 1909-1922, Paris, Armand Colin, 2015.
Jonas Nickel, « À vos gardes toutes », La Vie des idées , 8 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Wolfgang-Asholt-Avantgarde
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[1] Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde (1974), trad. fr. J.-P. Cometti, Mercuès, Questions théoriques, 2013, p. 170.
[2] Ibid., p. 87.
[3] André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1979, p. 20.
[4] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 220.
[5] Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, tr. fr. F. Bouillot et H. Frappat, préface de Marc Abélès, Paris, Payot & Rivages, 2015 [2001], p. 71.
[6] Philippe Roussin, Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine, Paris, Gallimard, 2005, p. 40. Les analyses de Roussin portent plus largement sur les politiques littéraires des années 1920 et 1930.
[7] André Meschonnic, « Dada, on ne joue plus », Résonance générale, 1er septembre 2009, s. p., dernière consultation : 12/03/2025.
[8] Judith Lyon-Caen, La griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, 2019, p. 27.