Scientifique, logicien, et moraliste, William Stanley Jevons est l’un des premiers économistes à définir l’agent économique. L’économiste, se demande-t-il, doit-il décrire cet agent ou bien aider les personnes à faire des choix corrects ?
Scientifique, logicien, et moraliste, William Stanley Jevons est l’un des premiers économistes à définir l’agent économique. L’économiste, se demande-t-il, doit-il décrire cet agent ou bien aider les personnes à faire des choix corrects ?
William Stanley Jevons (1835 – 1882) est l’un des théoriciens – avec Léon Walras et Carl Menger – de la théorie marginaliste, qui donne naissance à l’école néoclassique. À travers ce développement, la pensée économique fait une avancée importante vers le modèle de l’agent économique et de la théorie de la valeur contemporains. Jevons a contribué de façon substantielle à créer le portrait de l’agent économique de l’économie orthodoxe. Même s’il n’utilise pas le terme « rationnel », dans sa Theory of Political Economy (1871), Jevons y décrit l’agent économique comme un individu qui poursuit son propre intérêt, et qui cherche à maximiser son propre plaisir en calculant les quantités de plaisir et douleur. Cet individu serait aussi capable de maximiser son propre plaisir en effectuant des choix aptes à atteindre cette fin.
Le portrait de l’agent économique que Jevons dépeint dans ses ouvrages montre toutefois sa position concernant la différence entre le modèle de l’agent économique et le comportement des êtres humains réels. Dans sa Theory, Jevons souligne que, dans certaines situations, les êtres humains raisonnent de façon systématiquement contraire à ce que sa théorie économique affirme ; et il offre aussi des conseils pour mieux raisonner. Cette optique pose ainsi une question plus large : le problème concernant le rôle que la science économique devrait occuper au sein de la société. L’économie devrait-elle se limiter à expliquer les phénomènes économiques, ou bien est-il également de sa responsabilité de fournir des indications sur la manière d’améliorer le comportement et les choix des êtres humains ? Jevons, comme nous le verrons, a opté pour la deuxième possibilité.
À notre époque, les théories d’éminents psychologues et économistes font écho aux doutes de Jevons sur la différence entre l’agent de la théorie économique orthodoxe et les êtres humains réels. Daniel Kahneman, psychologue et lauréat du prix Nobel d’économie en 2002, et son collaborateur Amos Tversky, ont élaboré une critique de cette représentation de l’agent économique qui a eu un impact majeur dans le domaine de l’économie, également reprise par l’économiste comportemental Richard Thaler (un autre lauréat du prix Nobel en 2017) et par le juriste Cass Sunstein dans le célèbre ouvrage Nudge (2008) [1]. En estimant que les êtres humains ne se comportent pas de façon si rationnelle que les agents abstraits de la théorie économique orthodoxe, ces psychologues et économistes ont considéré que les économistes devraient prodiguer des conseils pour améliorer leurs choix. Pour ces auteurs, de la même façon que pour Jevons, l’économiste doit donner des normes de comportement rationnel.
Cependant, la reconstruction du contexte historique de la théorie de Jevons révèle un autre élément important pour la question du rôle de l’économie dans la société : lorsque nous pensons que les personnes devraient suivre les conseils des économistes et s’approcher d’un modèle de comportement rationnel, il faut se rappeler que ces sujets ne sont pas des agents abstraits, mais des êtres humains en chair et en os, dans un contexte historique et des relations sociales concrets. Ce qui est le cas, d’ailleurs, y compris pour la personne qui crée le modèle de l’agent économique. Cette analyse laissera transparaître, derrière l’image à la fois de l’agent économique et de l’individu qui doit améliorer son comportement, des êtres humains bien concrets en faisant partie, pour le second, de la classe ouvrière, et, pour le premier, de la bourgeoisie.
Jevons naît à Liverpool le premier septembre 1835 [2]. Sa famille fait partie de la bourgeoisie entreprenante et cultivée. Le jeune Stanley, comme il est appelé dans le cadre familial, reçoit une éducation technique, à la Mechanics Institution High School de Liverpool ; éducation qui a probablement influencé sa vision de la recherche scientifique pour les années à venir [3]. En 1851, Jevons quitte Liverpool pour poursuivre ses études à Londres, où il devient étudiant à University College, une institution focalisée sur les études scientifiques et qui accueillait des étudiants de toute confession religieuse (à différence des anciennes universités anglaises.
En 1854, sans avoir terminé ses études, Jevons part pour Sydney, après avoir reçu une offre pour travailler auprès de l’Hôtel des Monnaies. Une fois arrivé en Australie, il commence à faire preuve d’une grande variété d’intérêts : il étudie la géologie et la géographie, fait des expériences de météorologie et mène une enquête sur la ville du Sydney du point de vue topographique aussi bien que sociologique [4]. C’est au cours de ces années que Jevons commence à s’intéresser également à l’économie politique. Sa volonté d’approfondir sa connaissance de l’économie politique le pousse, en 1859, à retourner en Angleterre, pour poursuivre ses études à University College. Ici il se concentre non seulement sur l’économie, mais aussi sur l’étude des mathématiques, de la philosophie et de la logique. Ses études se terminent en 1862.
En octobre 1863, Jevons rejoint Manchester pour commencer à travailler en tant qu’assistant à Owens College, une institution laquelle – comme University College – était ouverte à toute confession religieuse. C’est le début d’une longue carrière : il devient professeur de philosophie logique, mentale et morale trois ans après, et reste à Manchester treize ans. Après avoir obtenu son poste comme professeur à Owens College, Jevons épouse en 1867 Harriet Ann Taylor. S’ensuit une période très fertile dans la vie intellectuelle de Jevons. En 1871, il publie The Theory of Political Economy, œuvre qui grave son nom dans l’histoire de la pensée économique, et, en 1874, il publie The Principles of Science, qui reste – malgré le succès de la Theory – son ouvrage le plus complexe, un traité de huit cents pages sur la logique, les conditions et la méthode de la recherche scientifique.
Durant ses années à Manchester, Jevons s’intéresse aussi de plus en plus à la réforme sociale, touchant principalement la question de l’amélioration de la condition des classes ouvrières. À cette époque, Jevons écrit plusieurs articles, concernant, par exemple, la mortalité infantile et les conditions des femmes dans les usines, la législation du commerce des boissons alcooliques, les activités de loisir appropriées pour les membres des classes ouvrières, ou encore l’incitation à la création de bibliothèques publiques au profit desdites classes [5]. Le dernier ouvrage de Jevons, The State in Relation to Labour (1882), pose la question de l’intervention de l’État dans la société.
À partir de son arrivée à Manchester, la santé de Jevons devient de plus en plus fragile. Ce sont probablement ses problèmes de santé qui l’amènent, en 1876, à quitter Owens College pour accepter le poste de professeur d’économie politique à University College. Ses responsabilités à Londres étant moins lourdes, il se concentre sur ses recherches et sur son état de santé. La vie de Jevons se termine soudainement quelques années plus tard, en 1882, lorsqu’il se noie en se baignant à Galley Hill, une localité balnéaire près de Brighton, peut-être d’une attaque cardiaque. Il meurt à quarante-six ans, laissant sa femme et trois enfants.
Selon Jevons, les êtres humains, par nature, poursuivent le plaisir et évitent la douleur. Cette vision de la nature humaine reprend la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham [6]. Jevons présente sa théorie économique comme une « mécanique de l’utilité et de l’intérêt » [7] : les êtres humains suivent leur propre intérêt et cherchent à maximiser leur plaisir. Comme l’écrit Jevons, sa théorie est basée sur « un calcul de plaisir et de peine ; l’objet de l’économique est d’élever le bonheur au maximum en achetant le plaisir, pour ainsi dire, à la moindre dépense de peine » (p. 107). Jevons appelle ce calcul visant à maximiser le plaisir calcul de l’utilité (p. 109).
Pour que le calcul de l’utilité puisse véritablement prendre forme, il est toutefois nécessaire de traiter plaisir et douleur comme des quantités. Plaisir et douleur sont définis comme des grandeurs possédant deux dimensions : intensité et durée (p. 112). De cette façon, Jevons peut construire un graphique cartésien faisant figure sur l’axe des ordonnées l’intensité du plaisir et sur l’axe des abscisses sa durée. En outre, Jevons explique que l’intensité des sentiments de plaisir et de douleur est en continuelle variation. En supposant que les intervalles de temps où se produisent les variations des sentiments soient infiniment courts, Jevons utilise alors le calcul différentiel pour mesurer le plaisir et la douleur. Il dessine donc le graphique de la Figure II, où la courbe représente la variation continuelle du plaisir (p. 112-114).
Cette théorie entre en connexion avec le concept d’utilité, à travers lequel Jevons vise à déterminer la valeur des prix des biens sur le marché. Comme il l’écrit, « tout ce qui peut produire du plaisir ou prévenir de la peine peut posséder de l’utilité » (p. 120). Jevons définit l’utilité comme une grandeur pourvue de deux dimensions : la quantité et l’intensité de l’effet produit sur le consommateur (p. 126-127). L’utilité est aussi en variation continuelle en fonction de la quantité du bien possédé (p. 128-129). Selon Jevons, chaque portion du bien consommé cause un incrément de l’utilité, mais les différentes portions du bien possèdent des utilités différentes. Il définit donc le principe d’utilité marginale décroissante : chaque portion du bien produit moins d’utilité par rapport à la portion précédente (p. 130-133). Jevons dessine ainsi la fonction d’utilité dans la Figure IV, en la représentant comme une courbe décroissante pour donner la raison de la diminution de l’utilité au fur et à mesure que le bien est consommé. La valeur du bien est déterminée par le degré final d’utilité, c’est-à-dire par la dernière portion consommée du bien (p. 129-130).
Or, il est clair que la quantité de plaisir éprouvé par un individu quand le bien est consommé est cruciale pour la théorie économique de Jevons. Étant donné qu’elle « repose sur les lois de la jouissance de l’homme » (p. 121), la théorie de Jevons inclut ainsi un élément psychologique prépondérant. Pour cette théorie, il est fondamental que les individus soient capables d’évaluer leurs propres sentiments de plaisir et de douleur, ces sentiments étant la base des prix sur le marché. Comme l’affirme Jevons, « l’esprit d’un individu est la balance qui fait ses propres comparaisons et le juge final […] de quantités de sentiment » (p. 99). Les prix sur le marché expriment fidèlement les sentiments des consommateurs parce que les individus sont capables d’estimer exactement leurs propres sentiments ; et de choisir en conséquence (p. 98). Cet agent économique, capable de maximiser sa propre utilité, de prendre des décisions rationnelles sur la base d’une estimation correcte de ses sentiments et d’un calcul des plaisirs et des douleurs, correspond au modèle de l’individu abstrait de la théorie économique.
Le problème serait alors le suivant : est-ce que Jevons veut se limiter à décrire un agent qui n’existe que dans sa théorie économique ? Ou bien considère-t-il que les êtres humains se comportent effectivement de façon cohérente avec cette représentation ? Ces questions font émerger toute l’ambiguïté de la position de Jevons. En effet, dans sa Theory, Jevons affirme que « dans la science de l’économie, nous ne parlons pas des hommes tels qu’ils devraient être, mais tels qu’ils sont » (p. 120). Il revendique ainsi le pouvoir descriptif de sa théorie, qui devrait représenter le comportement des êtres humains en chair et en os.
La question est pourtant bien plus compliquée qu’il n’y paraît, car, même dans sa Theory, Jevons remet en cause certaines décisions et émet un doute concernant leur validité [8], ce qui interroge la portée descriptive de sa théorie. Selon Jevons, les décisions des agents économiques réels ne sont pas toujours les plus appropriées pour maximiser leur utilité. Jevons considère le cas suivant : « Théoriquement, nous devrions, par exemple, à chaque hausse de prix du sucre trouver chaque individu réduisant sa consommation d’une […] quantité limitée conformément à une loi régulière. En réalité, beaucoup de gens ne changent rien du tout à cette consommation » (p. 101). Les agents économiques sont censés savoir estimer la quantité d’utilité associée à leur consommation du bien, et néanmoins des facteurs externes peuvent intervenir et fausser leur capacité d’accomplir une estimation correcte. Leurs choix peuvent alors dévier par rapport aux choix prévus par la théorie économique, et ne conduisent pas à la maximisation de leur utilité. D’ailleurs, comme Jevons l’observe, les personnes peuvent raisonner bien ou mal, mais, le plus souvent, elles raisonnent mal [9]. Les agents dans le marché ne font pas exception.
En outre, selon Jevons, il existe des circonstances dans lesquelles les personnes raisonnent systématiquement mal. C’est le cas des décisions intertemporelles, où la consommation d’un bien doit être distribuée sur un laps de temps plus ou moins long. Jevons prend l’exemple d’un bien périssable. L’agent doit alors estimer la probabilité que le bien puisse être périmé durant cette période. Plus la probabilité que le bien expire est élevée, moins il faudrait en différer sa consommation. En principe, l’agent devrait être capable de calculer cette probabilité et d’agir en conséquence. Toutefois, comme le spécifie Jevons, un événement présent produit une impression très différente sur l’esprit d’un événement futur. Par conséquent, la considération d’un événement loin dans le temps fausse les calculs des individus (p. 143-146).
Lorsqu’il explique comment consommer un bien de cette sorte, Jevons admet clairement qu’il décrit, non pas le comportement réel des individus, mais plutôt quelle serait la meilleure façon de raisonner et de choisir face à un événement futur. Comme il l’écrit, « la répartition de commodité que nous décrivons est celle que devrait faire et que ferait un être parfaitement prévoyant. […] Mais l’esprit humain n’est pas constitué de cette manière parfaite : un sentiment futur a toujours moins d’influence qu’un présent » (p. 144). Quoique sa théorie économique ait la prétention de décrire les choix réels des êtres humains, Jevons montre ici que leurs calculs ne sont pas toujours conformes à cette théorie. De son côté, il n’hésite pas à prodiguer des conseils concernant la manière de faire des calculs exacts (p. 144-146). Ce qui semblait être une description du fonctionnement réel de l’esprit humain s’avère être une prescription de comment l’agent économique devrait se comporter. L’image de son agent économique fournit ainsi un modèle du comportement économique correct.
Les erreurs de raisonnement mentionnées par Jevons évoquent tout à fait les critiques récentes du modèle de l’agent économique formulées par Kahneman et Tversky, et par Thaler et Sunstein. Daniel Kahneman raconte sa réaction face à la représentation, dépeinte par Bruno Frey, de l’agent de la théorie économique orthodoxe : « ‘L’agent de la théorie économique est rationnel, égoïste et ses goûts ne varient pas.’ J’en fus abasourdi [10] ». Le choc de Kahneman était causé par le décalage entre cette représentation du comportement des individus et celle acceptée par les psychologues, selon lesquels il est évident « que les gens ne sont ni complètement rationnels, ni complètement égoïstes, et que leurs goûts sont tout sauf stables [11] ».
Selon Kahneman, les êtres humains réels ne ressemblent pas aux agents de la théorie économique. Les humains pensent, en fonction des situations, de deux façons différentes, appelées par Kahneman « Système 1 » et « Système 2 ». Le premier réfléchit rapidement et automatiquement, est intuitif, impulsif, et impatient, tandis que le deuxième est lent, attentif, prudent, capable de se concentrer, de faire des calculs complexes et de raisonner [12]. Pourtant, le Système 2 est aussi paresseux : les humains utilisent donc la plupart du temps le Système 1, ce qui les conduit systématiquement vers des erreurs de raisonnement [13]. Kahneman ne se contente d’ailleurs pas de décrire le comportement des Humains, mais prodigue aussi des conseils sur comment améliorer le processus décisionnel, en faisant en sorte que le Système 2 prenne le contrôle du Système 1 [14].
Thaler et Sunstein ont repris la théorie de Kahneman et Tversky pour élaborer leur position. Dans Nudge, ils distinguent deux « espèces » différentes : les Écôns, les agents parfaitement rationnels de la science économique, et les Humains, les êtres humains réels. Comme l’écrivent les deux auteurs, « contrairement aux écôns, les simples mortels commettent des erreurs, il faut s’y attendre » [15]. De leur côté, Thaler et Sunstein affirment qu’il est souhaitable de prendre en compte les biais de raisonnement des Humains afin de les pousser gentiment (nudge, en anglais) à prendre des décisions adaptées à une vie plus longue, saine et meilleure. En d’autres termes, il est bon d’aider les Humains faillibles à améliorer leurs choix. Cette position, que les auteurs appellent « paternalisme libertarien » [16], ouvre la voie à l’intervention de l’État dans les choix des individus, sous prétention que l’État connaîtrait mieux que les individus ce qui les rendrait heureux et heureuses. C’est l’idée, condamnée par Hayek dans La route de la servitude, selon laquelle l’intervention de l’État serait nécessaire pour orienter le comportement des individus vers le mieux ; plus récemment, cette position a été opposée par Gilles Saint-Paul, qui se fait partisan d’un libéralisme plus radical, n’admettant aucune limitation de l’État à la liberté individuelle [17].
Les cas analysés par Kahneman, Tversky, Thaler et Sustein, d’un côté, et par Jevons, de l’autre côté, sont très similaires. Le premier cas présenté en relation à Jevons, c’est-à-dire le cas des agents économiques qui ne changent pas leur consommation de sucre en fonction de la hausse du prix de ce bien, pourrait être expliqué sur la base de ce que Thaler et Sunstein appellent « biais du statu quo » [18] : les êtres humains ont tendance à rester dans la situation dans laquelle ils ou elles se trouvent déjà. Les personnes peuvent payer des abonnements à des revues qu’elles ne lisent jamais, ou maintenir les mêmes choix (même si ce sont des choix imprévoyants) sur le montant mis de côté dans leurs plans de retraite pendant des années [19]. Ces choix sont pris une fois au début, de façon plus ou moins réfléchie, et après deviennent difficiles à changer, de la même manière que le consommateur de Jevons qui continue de façon peu raisonnable à consommer du sucre malgré son changement de prix.
En outre, Kahneman souligne que certains mécanismes mentaux peuvent fausser l’estimation des probabilités. Il examine comment les décisions des agents peuvent être altérées par la netteté d’une image mentale, et comment de telles images influent sur l’estimation des probabilités. Kahneman remarque que « la représentation claire du résultat […] réduit l’influence de la probabilité dans notre évaluation de perspectives incertaines [20] ». Si une personne a une image mentale détaillée d’un phénomène, alors ce phénomène lui apparaîtra comme plus probable, même contre toutes les évidences liées à la théorie des probabilités. « La clarté et la facilité d’imagination renforcent le poids décisionnel », comme l’écrit Kahneman [21], conduisant les personnes à faire des choix complètement absurdes, comme choisir de tirer au sort une couleur dans une loterie en dépit d’une probabilité de gagner inférieure, juste parce que la couleur des balles (le rouge par exemple) fait une impression plus forte sur l’imagination. De son côté, Jevons affirme que les sentiments futurs ont moins d’influence sur l’esprit des individus, ce qui les empêche d’estimer correctement la probabilité associée aux événements à venir. Dans les deux cas, ce qui se passe, pour paraphraser Kahneman, c’est que le Système 1 agit sans réfléchir, et empêche le Système 2 de procéder au calcul rationnel des probabilités.
De plus, Kahneman, tout comme Jevons, donne des conseils sur la façon d’éviter de telles erreurs de calcul et de comportement, par exemple, lorsqu’il suggère de considérer une situation selon une perspective plus ample afin de calculer correctement les probabilités d’un événement [22]. L’objectif de Kahneman, comme celui de Jevons, n’est pas simplement descriptif, mais également prescriptif.
Les passages susmentionnés donnent l’impression que ces erreurs de raisonnement sont propres à tout être humain. Cependant, même si certaines erreurs (comme celles liées à l’estimation inexacte du poids des événements futurs) concernent effectivement tout le monde [23], Jevons considère que certains individus sont plus susceptibles de commettre des erreurs que d’autres. Il s’agit notamment des membres des classes ouvrières. Si les êtres humains raisonnent souvent mal, les membres des classes ouvrières raisonnent en effet encore plus souvent mal que les autres ; et leurs erreurs les mènent à des situations tout sauf désirables. Jevons observe à plusieurs reprises que les défauts moraux et intellectuels des membres des classes ouvrières sont la cause de leur pauvreté. Des mesures de réforme sociale sont donc indispensables. Cette façon de penser était d’ailleurs très répandue à l’époque de Jevons. On pourrait penser, par exemple, au discours lié aux Poor Laws du 1834, où les réformateurs mettent en place un système pour différencier les pauvres qui méritent l’aide de l’État de ces qui ne le méritent pas.
Jevons décrit souvent – de manière certes peu flatteuse – les traits typiques des membres des classes ouvrières. Comme il l’affirme dans The Coal Question, ces personnes manquent d’indépendance et de prévoyance. Leur ignorance et leurs vices, surtout en ce qui concerne la tendance à la consommation excessive d’alcool, doivent être corrigés par un système d’éducation général [24]. Les membres des classes ouvrières ne sont pas capables d’économiser et se retrouvent ainsi de plus en plus pauvres, à cause de leur intempérance [25]. Leurs activités de loisir sont vulgaires et leur « loisir » préféré est l’ivresse. Ces individus ont aussi la tendance vicieuse à se marier et avoir des enfants trop tôt, notamment avant de posséder des moyens suffisants pour subvenir aux besoins de ces derniers. Ils produisent ainsi une augmentation de la population que Jevons, sur la base du principe de la population de Malthus, condamne [26]. Cette tendance à se marier trop tôt est d’ailleurs une preuve supplémentaire de leur incapacité à prendre des décisions correctes pour le futur.
Comment la situation des classes ouvrières pourrait-elle être améliorée selon Jevons ? Ce dernier ne pense pas que la solution consiste à augmenter le salaire des travailleurs. Même avec une telle augmentation, l’intempérance des membres de ces classes les conduirait tout simplement à dépenser davantage, avec potentiellement même des effets plus négatifs [27]. La solution s’avère plutôt être, pour Jevons, de corriger les vices et les mauvaises habitudes (comme l’intempérance) de ces personnes, principalement à travers l’éducation [28]. Jevons suggère, par exemple, d’instituer des bibliothèques publiques, ou d’organiser des concerts de musique classique dans des quartiers pauvres [29]. Cela pousserait les membres des classes ouvrières à devenir plus cultivés et à apprécier des divertissements plus raffinés et moins dangereux pour eux et pour la société. Afin de réaliser cette amélioration, il est essentiel, selon Jevons, que les membres des différentes classes se mélangent, de manière que les membres des classes ouvrières puissent prendre exemple sur les membres de la classe moyenne. Ils pourraient ainsi acquérir leurs goûts et habitudes, largement préférables à ceux des classes ouvrières [30].
Ses textes sur la réforme sociale révèlent donc que, selon Jevons, les économistes devraient aider les personnes incapables de faire de bons choix à améliorer leurs décisions. Il y a des choix et des comportements qui sont préférables, même du point de vue des individus qui font tout le contraire, comme épargner de l’argent ou ne pas abuser de l’alcool. Les choix que Jevons considère comme optimaux sont également cohérents avec sa théorie économique. Il s’agit de choix que l’agent de sa théorie économique prendrait pour maximiser son utilité. La théorie économique de Jevons s’avère donc être tout autre qu’une théorie simplement descriptive. Cette théorie propose aussi un modèle prescriptif. L’économiste, aux yeux de Jevons, doit jouer un rôle éducatif, en aidant les individus qui raisonnent mal à prendre de meilleures décisions, sur la base du modèle de l’agent économique. Dans les termes de Thaler et Sunstein, l’économiste doit aider les individus à se comporter plus comme des Écôns que comme des Humains.
Comme nous l’avons vu, l’image de l’agent économique de Jevons, c’est-à-dire d’un agent parfaitement rationnel et maximisant son utilité par un calcul des plaisirs et des douleurs, a la prétention d’être à la fois descriptive et prescriptive : descriptive, dans la mesure où Jevons affirme traiter des êtres humains tels qu’ils sont ; prescriptive, car dès que les humains réels dévient de ce comportement, Jevons leur propose de le prendre comme modèle et de l’imiter. Cependant, l’analyse du rôle que Jevons donne à la réforme sociale restituée dans son contexte historique a montré que cet agent économique parfaitement rationnel, aussi bien que les individus qui devraient le prendre pour modèle, sont basés sur des êtres humains en chair et en os. Les personnes incapables de bien raisonner sont typiquement identifiées aux membres des classes ouvrières, tandis que le modèle à suivre ressemble au capitaliste indépendant et entreprenant de la classe moyenne.
Cette reconstruction du contexte historique dans lequel la théorie de Jevons se situe suggère que la question n’est pas très différente dans le cas des théories de Kahneman ou Thaler. Leurs critiques du modèle de l’agent économique, auquel les Humains ne se conforment pas forcément, ont la prétention d’être générales ; et il en est de même avec les conseils sur la façon d’améliorer leurs choix. Toutefois, l’espèce des Humains dont parlent Thaler, Sunstein et Kahneman semble aussi fictive que les Écôns de la théorie économique orthodoxe. Ces économistes naturalisent les comportements des agents, en faisant abstraction du contexte historique et social dans lequel les agents se trouvent [31]. De cette façon, ces économistes donnent l’illusion que leurs prescriptions aussi, tout comme leurs descriptions, concernent les êtres humains en général ; qu’elles sont neutres. Observer la théorie de Jevons nous rappelle que ces théories, dans leur versant descriptif ou prescriptif, sont toujours utilisées par des êtres humains en chair et en os, avec des valeurs influencées par les relations sociales et les conditions matérielles dans lesquelles ils et elles se situent [32].
par , le 17 juillet
Eleonora Buono, « William Stanley Jevons et l’invention de l’agent économique », La Vie des idées , 17 juillet 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/William-Stanley-Jevons-et-l-invention-de-l-agent-economique
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[1] Richard Thaler, Cass Sunstein, Nudge, Paris, Vuibert, 2022.
[2] Pour une biographie détaillée de Jevons, voir : Rosamond Könekamp, « Biographical Introduction », in Robert Denis Collison Black, Rosamond Könekamp (éd.), Papers and Correspondence of William Stanley Jevons, Vols. I-VII, London, Macmillan, 1972-1981, Vol. I, p. 1-5 ; Margaret Schabas, A World Ruled by Number : William Stanley Jevons and the Rise of Mathematical Economy, Princeton : Princeton University Press, 1990, chapitre 2.
[3] Voir John Maynard Keynes, William Stanley Jevons, dans E. Johnson, D. Moggridge (éd.), The Collected Writings of John Maynard Keynes. Essays in Biography, Vols. I-XXIX, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, Vol. X, p. 111 ; Black, « W. S. Jevons and the Foundation of Modern Economics », History of Political Economy, no 4, 2, 1972, p. 362-378, p. 369.
[4] Sur ce point, voir John Andrew La Nauze, « Jevons in Sydney », The Economic Record, no 17, 32, 1941, p. 31-45. Sur l’importance des études de Jevons en Australie, voir Michael V. White, « Jevons in Australia : A Reassessment », Economic Record, no 58, 1, 1982, p. 32-45.
[5] Ces articles sont maintenant rassemblés dans William Stanley Jevons, Methods of Social Reform and Other Papers, London, Macmillan, 1883.
[6] Jeremy Bentham, « An Introduction to the Principles of Moral and Legislation », dans J. H. Burns (éd.), The Collected Works of Jeremy Bentham, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 11.
[7] Jevons, La théorie de l’économie politique, Paris, Garnier, 2023, p. 105. Dorénavant, les citations de la Theory vont être intégrées dans le texte avec simple mention du numéro de page.
[8] Sur ce point, voir : Sandra Peart, The Economics of W. S. Jevons, London and New York, Routledge, 1996, p. 207-210 ; White, « Bridging the Natural and the Social : Science and Character in Jevons’s Political Economy », Economic Inquiry, no 32, 1994, p. 429-444, p. 439-441.
[9] Jevons, The State in Relation to Labour, London, Macmillan, 1910, p. 19.
[10] Daniel Kahneman, Système 1/Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012, p. 323.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. 29-30, p. 62 en particulier, mais en général voir la première section du livre.
[13] Ibid., p. 51-64.
[14] Voir par exemple la section Quelle politique en matière de risque ?, dans ibid., p. 402-410.
[15] Thaler, Sunstein, Nudge, p. 27.
[16] Voir Thaler, Sunstein, Nudge, p. 23-25, pour la position qu’ils appellent « paternalisme libertarien ».
[17] Pour ces positions, voir : Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, Paris : Puf, 2010 ; Gilles Saint-Paul, The Tyranny of Utility. Behavioral Social Science and the Rise of Paternalism, Princeton : Princeton University Press, 2011.
[18] Thaler, Sunstein, Nudge, surtout p. 27-28, p. 50-52.
[19] Ibid., p. 50-52.
[20] Kahneman, Système 1/Système 2, p. 394.
[21] Ibid., p. 395.
[22] Ibid., p. 407-409.
[23] Voir Peart, The Economics of W. S. Jevons, p. 54, où Peart affirme que la difficulté à prendre des décisions intertemporelles concerne même les membres de la bourgeoisie.
[24] Jevons, The Coal Question : An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of our Coal-mines, London, Macmillan, 1906, p. XLVII-XLVIII.
[25] Jevons, Methods, p. 6, p. 146, p. 172.
[26] Jevons, Methods, p. 172.
[27] Voir : Jevons, Methods, p. 205 ; Jevons, The State, p. 74.
[28] Jevons, Methods, p. 205.
[29] Jevons, Methods, p. 1-52.
[30] Jevons, Methods, p. 6-7, p. 18. Sur ce thème, voir Bert Mosselmans, William Stanley Jevons and the Cutting Edge of Economics, London and New York : Routledge, 2007, p. 100-104.
[31] Pour une remarque similaire, voir Harro Maas, « Letts Calculate : Moral Accounting in the Victorian Period », History of Political Economy, no 48 (annual suppl.), 2016, p. 16-43.
[32] Cette critique fait écho à celle avancée dans Mario J. Rizzi, Glen Whitman, Escaping Paternalism : Rationality, Behavioral Economics, and Public Policy, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, chapitre 8.