Les transformations survenues dans l’organisation des entreprises depuis vingt ans ont ébranlé l’identité du groupe des cadres. Le sociologue Eric Roussel révèle de manière originale les tensions vécues par ces professionnels.
Les transformations survenues dans l’organisation des entreprises depuis vingt ans ont ébranlé l’identité du groupe des cadres. Le sociologue Eric Roussel révèle de manière originale les tensions vécues par ces professionnels.
Recensé : Vies de cadres. Vers un nouveau rapport au travail, Eric Roussel, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2007, 265 p.
Les cadres forment un groupe social bien « français », si on peut s’exprimer ainsi, malgré ce que l’existence de termes apparemment synonymes dans d’autres langues pourrait laisser penser. Dans un ouvrage devenu classique [1], Luc Boltanski avait bien montré en quoi l’émergence de cette catégorie dans le monde professionnel français ne devait rien au hasard, mais reposait largement sur un travail actif de distinction de la part de ses membres. 25 ans se sont écoulés depuis la parution de cette étude, et les travaux s’intéressant à cette frange particulière du salariat ont connu ces dernières années un net regain. Nul doute que les transformations profondes de l’environnement économique [2] n’y sont pas étrangères, et à ce titre, les cadres sont sans doute aux premières loges pour observer et rendre compte de ces dernières [3]. Ainsi, comme il l’explique dans son dernier essai [4], Richard Sennett a choisi, dans ses recherches récentes, de s’intéresser aux cadres des grands groupes multinationaux qui seraient au cœur des injonctions contradictoires [5] de l’organisation économique qui se met en place depuis quelques années. On est ainsi frappé de voir, à la lecture de Vies de cadres, combien les observations d’Eric Roussel font écho aux affirmations du sociologue américain.
Formateur en sociologie du travail et des organisations au CNAM (Conservatoire national des Arts et Métiers) et chercheur au LESMA (Laboratoire de recherche en stratégie et marchés des produits agro-alimentaires), centre appartenant à l’école de gestion nantaise Audencia, l’auteur s’inscrit résolument dans la veine critique de Richard Sennett, tout en apportant un éclairage original sur cette question. Original d’abord par la démarche, puisque si Eric Roussel a réalisé un certain nombre d’entretiens auprès de cadres, il a choisi de centrer son travail sur six récits de vie qu’il traite d’une certaine manière comme autant d’idéaux-types de rapports au travail. Ensuite, parce que son analyse s’appuie beaucoup sur la philosophie, aussi bien par la méthode que dans les références théoriques, ce qui peut sembler étonnant étant donné le sujet traité, mais aussi la manière dont nombre de sociologues techniciens semblent avoir voulu prendre leurs distances avec cette discipline sœur au cours de la période récente [6].
Eric Roussel place ainsi la question de l’identité au centre de son analyse, et plus précisément encore la dialectique du Même et de l’Autre, qui se situerait selon lui au principe de la construction de cette identité d’une catégorie que l’hétérogénéité semble questionner. Une manière pour lui de compléter les angles morts et de prolonger l’abondante littérature consacrée à cette catégorie particulière de salariés depuis pratiquement le début du siècle précédent. Une production théorique dans laquelle l’auteur distingue trois moments : la mise en œuvre de l’ « ambiguïté congénitale » au cœur de l’identité de ce groupe, puis la prédominance des analyses marxistes, et enfin son intégration dans le champ de la sociologie des professions, même si quelques auteurs ont bien pointé l’érosion de cette catégorie de cadres, voire son « divorce » d’avec les entreprise [7]. Plutôt qu’une préfiguration de la condition de l’ensemble des travailleurs, les cadres incarneraient dans cette dernière perspective, celle dans laquelle Eric Roussel semble à certains égards s’inscrire, les cadres montreraient au contraire les contradictions qui sont au cœur de la relation de travail actuelle et se situeraient en quelque sorte à l’avant-garde de sa remise en cause. C’est donc la question de l’identité, et par là même celle du travail appréhendé comme un ensemble de temps et d’espaces de socialisation, qui s’avère centrale dans l’étude des cadres et de leurs trajectoires de vie selon Eric Roussel [8].
Dans la première partie de l’ouvrage intitulée « des cadres au travail », Eric Roussel décrit les changements intervenus depuis le début des années 1980 dans l’organisation générale de la production. Un ensemble de phénomènes qu’il qualifie de « recomposition des espaces extérieurs » et qui se traduit avant tout par un brouillage des positions, dans le sens spatial, mais aussi hiérarchique du terme. Cette insertion des entreprises dans « des espaces englobants toujours plus complexes » (p. 57) a eu logiquement des répercussions dans l’organisation interne de sa production.
Cette « recomposition interne des espaces » selon les termes de l’auteur, si elle concerne évidemment l’ensemble des salariés, a particulièrement affecté l’identité des cadres dans la mesure où elle a « banalisé leur rareté » (p. 68). Cette « banalisation » est à entendre d’un point de vue quantitatif, avec le gonflement des effectifs de cette catégorie [9], mais aussi symbolique, du fait de la technicisation de ce « métier », ainsi que, selon l’auteur, de sa féminisation. S’en est suivie une perte de certains des attributs positifs qui constituaient la valeur des cadres, aussi bien à leurs propres yeux qu’à ceux du reste des membres de la société. Si elle peut avoir des effets délétères sur la motivation de certains, cette évolution du statut des cadres accompagne cependant les évolutions du système capitaliste, et s’avère en particulier adaptée à ses nouvelles « exigences organisationnelle ».
Des exigences pratiques, qui consistent en une « modification des distances aux autres dans l’entreprise », et rhétoriques, à savoir l’évacuation des termes référant au pouvoir.
En somme, c’est bien une nouvelle figure d’autorité qui s’est établie du fait d’une baisse de la légitimité de la domination rationnelle-légale, symbole du modèle de bureaucratie bien décrit par Max Weber [10] Eric Roussel remarque au passage que l’aptitude à jouer des rôles multiples « sans en être le jouet » dont ce nouveau contexte a accru l’importance est inégalement distribuée parmi les cadres selon leur origine sociale, ce qui conduit parmi eux à un très large spectre de ressentis, allant d’une « extrême angoisse [à] la jouissance que peut procurer une jouissance de soi sur les autres » (p. 106). Cette idée est appuyée par l’examen attentif du quotidien des cadres actuels. Eric Roussel remarque en effet que celui-ci est « complexe et protéiforme », avec un « temps [qui] se rétrécit et s’accélère » du fait de l’intensification des pressions commerciales, elle-même résultant largement des progrès en matière de nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (NTIC).
Cette évolution a projeté sur le devant de la scène la figure du commercial, le « grand gagnant des transformations du monde de la production » (p.109), le travail par cellules de projet, dont les membres sont unis par une relation ambivalente, tendue entre coopération et concurrence, elle-même renforcée par l’invasion des évaluations de courte durée, qui provoquent chez les sujets concernés, selon Eric Roussel, un sentiment de « dépossession de soi ». L’auteur conclut ainsi cette première partie en revenant, sur un mode interactionniste, sur les différents « visages » que le cadre doit offrir à l’Autre au quotidien. Un visage qui est tour à tour celui de la soumission ou de la puissance, mais qui renvoie surtout au simulacre, nécessité par le besoin de « sauver la face ». En somme, le cadre serait d’abord un porteur de « masque », mais ce dernier peut à la longue se fissurer, l’auto-illusion cesser de fonctionner, quand le poids des contradictions devient trop lourd à porter.
C’est donc au « souci de soi » des cadres que l’auteur s’intéresse dans la seconde partie de l’ouvrage. Il examine dans un premier temps la manière particulière dont ces derniers traversent l’expérience du chômage. Un risque dont ils ne sont désormais plus à l’abri, mais face auquel ils conservent cependant leur différence vis-à-vis du reste des salariés. Les procédures de « reclassement » les concernant sont en effet spécifiques, mais à lire Eric Roussel, on a finalement le sentiment que la frontière passe finalement au sein même de la catégorie des cadres. Ainsi, tandis que suite à un licenciement, tous ou presque sont forcés de prendre conscience de leur interchangeabilité, certains font l’expérience du déclassement, voire d’une certaine humiliation, cependant que d’autres repartent dans l’illusion en considérant a posteriori leur éviction comme une « bonne affaire » – d’un point de vue financier, mais aussi expérientiel, car elle leur a permis de se reconvertir dans une situation plus confortable (à leur compte ou dans une entreprise plus petite). Tous ont cependant expérimenté un moment charnière de leur socialisation, une « conversion », pour reprendre le concept de Peter Berger et Thomas Luckman [11], de leur rapport à l’entreprise, opérée à travers un véritable parcours de « déconstruction-reconstruction ».
Eric Roussel s’intéresse ensuite à la « projection de soi » dans la carrière. En la matière, constate-t-il, l’incertitude est devenue la règle, et si certains affichent encore une morale du sacrifice, beaucoup ont adopté une « morale de l’utilitarisme » selon l’expression de l’auteur qui consiste schématiquement à acquérir un capital économique et symbolique dans le changement fréquent d’entreprise, autrement dit à démissionner avant d’être licencié. Mais cette mobilité professionnelle et spatiale implique également une certaine « liberté » familiale ; bref, un choix initial entre la construction d’une famille et celle d’une carrière. Vient ensuite la question de l’action collective. Là aussi, Eric Roussel constate une relative perte de spécificité des cadres par rapport au syndicalisme. Si la plupart perçoivent toujours une « incompatibilité taxinomique » entre leur statut de cadre responsable et l’engagement syndical, les membres de la « jeune » génération envisagent cependant un engagement de plus en plus radical face aux difficultés individuelles accrues auxquelles ils doivent faire face. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré au temps de travail, ou plus exactement au rapport que les cadres entretiennent vis-à-vis de ce dernier. Aussi difficile à mesurer qu’à définir en ce qui les concerne – l’auteur s’arrête ainsi sur une définition vague mais intéressante du travail comme d’un « don de soi en échange d’une rémunération » (p.209) –, le temps de travail introduit cependant des clivages assez marqués entre les cadres : entre partisans et opposants de sa réduction d’une part, et surtout entre femmes et hommes de l’autre. Ainsi, l’inégalité de répartition du travail domestique entre les sexes constitue un véritable « barrage » pour les femmes, les empêchant d’adopter un rapport rationalisé à leur temps professionnel, contrairement à la plupart de leurs collègues masculins ; et plus encore que ces derniers, elles doivent se « libérer » des contraintes familiales si elles aspirent à « faire carrière », comme l’ont montré déjà montré nombre d’enquêtes sur la question.
L’enquête d’Eric Roussel permet finalement de mettre en lumière un « angle mort » parmi les conséquences des changements économiques en cours. Une précarisation aussi difficilement observable que profonde : celle de l’identité des cadres. La nécessité renforcée de s’adapter aux désirs de l’autre rend en effet ces individus « absents à eux-mêmes » et les oblige à cultiver ce que l’auteur appelle une « rationalité pathique », faite d’acceptation et d’auto-illusion. Peu finalement ont l’assurance suffisante pour supporter ces renoncements à soi à peu de frais, et, si les cadres continuent sans doute à incarner un certain archétype du travailleur exigé par l’esprit actuel du capitalisme, l’auteur se demande finalement si, davantage qu’à leur diffusion dans l’ensemble des salariés, ce n’est pas davantage à un changement des normes qu’il faut finalement s’attendre, au vu du caractère manifestement intenable des présentes.
Cet article est publié en partenariat avec le site liens-socio sur lequel est paru une première version :
par , le 6 février 2008
Igor Martinache, « Vies de cadres », La Vie des idées , 6 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Vies-de-cadres
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[1] Les cadres. La formation d’un groupe social, éditions de Minuit, 1982
[2] Et que l’on pourrait, à grands traits un peu rapides, résumer par l’ouverture des frontières aux flux de marchandises et surtout de capitaux, l’avènement des firmes multinationales, l’essor des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), et l’installation, notamment en France, d’un chômage de masse durable
[3] Même si pour certains, comme Pierre-Michel Menger, ce sont les artistes qui préfigurent le mieux le travailleur de demain – voir de cet auteur Portrait de l’artiste en travailleur, Seuil, « La République des idées », 2003
[4] La culture du nouveau capitalisme, Albin Michel, 2006
[5] Qui s’adressent non seulement aux travailleurs, mais aux consommateurs et aux citoyens, ainsi que Sennett le souligne dans son ouvrage.
[6] Tel est notamment le diagnostic que dresse Philippe Corcuff en conclusion de la réédition de son ouvrage Les nouvelles sociologies, Armand Colin, 2007
[7] On peut citer parmi eux, bien que dans des perspectives différentes, Paul Bouffartigue – également auteur de la préface du présent ouvrage –, Les cadres, fin d’une figure sociale, La Dispute, 2001 ; Jean Lojkine, « Vers une précarisation des cadres ? » in François Michon et Denis Ségrestin (sous la direction de), L’emploi, l’entreprise et la société, Economica, 1990, ou François Dupuy (cf La fatigue des élites, Seuil, « La République des idées », 2005.
[8] De ce point de vue, on peut inscrire ce travail dans la lignée de ceux de Claude Dubar – cf. notamment La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Presses Universitaires de France, 2000.
[9] Une multiplication par huit entre 1950 et 1995. Pour la seule période 1990-2002, la part du groupe social « cadres et professions intellectuelles supérieures » dans la population active est passée de 10,7% à 14%.
[10] Voir le chapitre III d’Economie et société, Plon, 1995 [publication initiale : 1922]
[11] La construction sociale de la réalité. Traité de Sociologie de la Connaissance, Méridiens-Klincksiek, 1986 [parution initiale en 1966]