Recension Société

Verts paradis d’Afrique

À propos de : Guillaume Blanc, La Nature des hommes. Une mission écologique pour « sauver » l’Afrique, La Découverte


par , le 3 décembre


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L’histoire des parcs d’Afrique de l’Est met en scène des « gentlemen-experts » postcoloniaux désireux de recréer le « paradis terrestre ». Leur pseudo-écologie aristocratique doit être remplacée par une authentique écologie populaire.

Qui n’a jamais, ne serait-ce qu’enfant, regardé à la télévision un documentaire animalier où des lionnes nonchalantes veillent leurs lionceaux joueurs, sur fond de zèbres débonnaires, de gnous, de girafes, de gazelles et d’incontournables éléphants ? Seule la hyène subit un traitement critique, mais on accordera que cet animal, qui soigne si peu sa communication, l’a bien cherché. Quelques concessions sont faites à l’activité prédatrice, car il est difficile de nier que léopards, panthères et autres grands félins n’ont pas encore adopté un régime alimentaire compatible avec une émission de l’après-midi, mais l’évocation est souvent allusive. À peu de choses près, on se croirait dans la vision eschatologique d’Ésaï, quand le lion déambule enfin avec l’agneau. Le mercredi à la télévision, le Serengeti (parc national de Tanzanie) est une actualisation de l’Éden.

Les « experts-gentlemen »

C’est cette référence au paradis terrestre qui est effectivement mobilisée par les auteurs anglo-saxons pour légitimer la formation, en Afrique de l’Est, des grands parcs naturels dans la seconde moitié du XXe siècle. Un Paradis, cependant, dont la création se serait arrêtée au milieu du sixième jour, juste avant l’apparition d’un élément perturbateur : l’être humain. Le problème, c’est que ces espaces « sauvages » (wild) sont habités par des peuples – certes peu denses, puisqu’ils pratiquent l’agropastoralisme et la chasse. Leur éviction, jugée nécessaire par les conservationnistes, est l’origine d’une tragicomédie – certains aspects étant franchement burlesques – qui se perpétue encore aujourd’hui.

Les protagonistes, bien qu’ils ne fréquentent qu’épisodiquement le terrain, sont les « experts-gentlemen », pour reprendre la formule de Raf de Bont. Souvent nés et éduqués en métropole, généralement naturalistes, forestiers ou cinéastes, ils ont découvert adultes les immenses espaces des empires coloniaux. Charmés par cette nature qui contraste avec la médiocrité européenne, ils ont entrepris de convaincre les autorités impériales : il faut impérativement protéger la nature « intacte », « vierge », de ce que l’on n’appelle pas encore la bombe démographique. Car, au terme d’études souvent approximatives qui ne les empêchent pas d’être catégoriques, ils en ont la conviction : elle est en voie de disparition, sous la pression de paysans inconscients et ignares qui se multiplient.

Pour cela, à l’instar de ce qui s’est fait aux États-Unis, il faut créer des parcs qui préserveront la nature dans son état originel. Nos gentlemen redoutent l’heure fatidique de la décolonisation. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en effet, les empires vacillent. Pour relégitimer leurs mandats, les autorités métropolitaines se sont engagées dans un nouveau concept – le « développement » –, lourd de menaces pour la brousse. Pour des raisons politiques, elles ne sont guère désireuses de s’aliéner encore les populations. Vain calcul, d’ailleurs : ni la répression féroce contre les Mau-Mau au Kenya ni les politiques économiques trop tardives ne pourront empêcher l’échéance.

La politique de parcs naturels

Que vont faire les nouvelles élites africaines de leurs parcs ? C’est la divine surprise. Les Nyerere, Kenyatta, Obote ou Haïlé Sélassié Ier (quoique non colonisée, l’Éthiopie est confrontée à des problématiques similaires) ne se montrent pas hostiles. Soucieux à la fois de développement économique, de reconnaissance internationale et de renforcement du pouvoir central – leur pouvoir – sur des régions souvent périphériques et des populations différentes, ils voient bien les avantages qu’ils peuvent tirer de cette nouvelle politique des parcs naturels.

Le pacte se scelle lors d’une conférence qui se tient à Arusha en 1961. Les parcs sont sauvés et même appelés à se développer. Les gentlemen-experts se font fort d’obtenir des fonds internationaux, privés comme publics, et l’inscription dans les programmes de l’UNESCO, de la FAO ou du WWF. En outre, ils font valoir le potentiel touristique, susceptible d’apporter des devises.

À défaut de Westminster, la Tanzanie aura le Serengeti. Patrimoine culturel d’un côté, patrimoine naturel de l’autre, puisque les Noirs, affirment les néo-coloniaux, ne seraient pas encore « entrés dans l’histoire »… L’Éthiopie aussi se plie au jeu. Les Blancs veulent de l’ibex, de l’oryx et du walia ? On leur en donnera, y compris par la suite sous forme de « diplomatie du safari », avec de beaux trophées en perspective. Les bestioles iront illustrer billets et pièces commémoratives. En attendant, nos pieds-verts sont enchantés par cet accueil : les nouveaux gouvernements vont réaliser, mieux que l’Empire, leur rêve conservationniste.

Une étonnante zoo-ingénierie

Une fois obtenu l’accord politique, les vrais acteurs sont les directeurs de parcs. Ceux-là sont souvent des vrais produits de la colonisation, nés dans l’Empire en Inde ou en Ouganda – et non en métropole. Certains, comme John Blower ou Mervyn Cowie, ont même participé à la répression des Mau-Mau. En bref, ils connaissent la chicotte et ils apprécient la chasse ! Il faut un certain tempérament pour aller, seul « homme blanc », incarner le conservationnisme dans ces zones reculées où l’autorité du pouvoir central est ténue. La politique des parcs leur permet de se recycler en experts internationaux, puisque la faune africaine est désormais un « bien de l’humanité ». Ce sont les agents d’une politique qui tourne souvent à l’ubuesque.

Tandis qu’en s’appuyant sur des scouts souvent venus d’autres régions, dans la tradition du supplétif indigène des grandes heures de l’Empire, ils s’efforcent avec un succès tout relatif d’évincer les locaux, ils ouvrent des pistes et des équipements pour accueillir les touristes et développer l’économie des safaris. Prétendant à une gestion rationnelle, ils s’accaparent le droit de chasse, tant pour vendre des trophées que de la viande aux locaux. Car les populations d’animaux ne s’équilibrent pas nécessairement. Ici, le lion pullule ; là, l’éléphant.

Mais attention ! Leur chasse « scientifique » s’oppose au braconnage des habitants, maigre consolation pour les proies. Ils pratiquent une étonnante zoo-ingénierie, déplaçant de parc en parc là des éléphants, ici des lions ou des gazelles, pour recréer la « nature » originelle des gentlemen-experts et des touristes de luxe. Dans une opération digne des pieds nickelés, l’un d’eux, Ian Grimwood, part capturer les derniers oryx d’Arabie à Aden pour les réintroduire au Kenya ! Au terme d’un mois d’équipée, il a capturé quatre malheureuses antilopes, dont l’une ne survit pas à sa capture.

Dans la mise en place de ces parcs, les experts de terrain butent sur les stratégies des nationaux. Les autorités ne les soutiennent que mollement, du moins tant qu’elles ne voient pas l’intérêt de renforcer leur pouvoir. Les relations de ces fonctionnaires blancs imposés par la coopération avec leurs homologues locaux, supérieurs ou subalternes, sont souvent exécrables ; les scouts mal payés rançonnent les populations ou participent au trafic de viande et de trophées. Les populations locales résistent, des coups de fusil sont échangés, des villages brûlés, des troupeaux confisqués. Ou bien elles rusent, font mine de partir, puis reviennent.

Continuités historiques

À partir des années 1970, deux changements commencent à s’opérer : d’une part, une africanisation définitive de l’administration et, d’autre part, la reconnaissance (notamment à l’initiative de l’écologue Raymond Dasmann) du rôle des populations indigènes. C’est la fin du sixième jour : il faut bien admettre que l’homme (noir) fait partie de la création. La constitution des États modernes africains se poursuit – mais pas nécessairement au profit des animaux et des populations traditionnelles des parcs.

Guillaume Blanc nous offre une analyse plaisante de l’histoire des parcs d’Afrique de l’Est dans la période postcoloniale, en adoptant une approche inspirée de Karl Jacoby, fondée sur la trajectoire des types d’acteurs. Cependant, le contexte colonial/décolonial, fortement rappelé, risque de masquer des continuités plus profondes. La « bombe démographique » est un thème qui remonte à Malthus, lequel l’appliquait aux classes pauvres, en dehors de considérations racistes.

De même, l’accaparement de la chasse et l’éviction des populations au privilège des grands s’inscrivent dans une tradition aristocratique qui remonte à la Haute Antiquité, le terme paradeisia pouvant d’ailleurs signifier une réserve de chasse dans l’Empire achéménide, et l’on se souvient que c’est le combat de Robin des Bois, le personnage de Walter Scott. En France, la restitution du droit de chasse est un élément de la Révolution, qui a probablement accéléré la disparition de la grande faune.

De même, le paysan « inculte » (et son expulsion des forêts qu’il dégrade par la sur-prédation) est un motif récurrent dans la formation des administrations centrales modernes. C’est le fond de l’ordonnance de 1669 de Colbert sur les forêts. La création des parcs est-africains est l’expression, dans le contexte colonial/décolonial, d’un motif plus large. L’écologie a largement été instrumentalisée dans les rapports de pouvoir et continue de l’être. Aujourd’hui, l’enjeu est de promouvoir une écologie démocratique incluante, en alternative à l’écologie aristocratique. Y parviendrons-nous ? L’avenir nous le dira.

Guillaume Blanc, La Nature des hommes. Une mission écologique pour « sauver » l’Afrique, Paris, La Découverte, 2024, 336 p., 22 €, ISBN 9782348081743

par , le 3 décembre

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Photos : Parc de Serengeti, Tanzanie

Pour citer cet article :

Matthieu Calame, « Verts paradis d’Afrique », La Vie des idées , 3 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Verts-paradis-d-Afrique

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