Contre le néo-industrialisme vert et l’inefficacité des politiques climatiques, un sociologue et un économiste prônent une planification écologique à grande échelle, sur une base sociale et démocratique.
Contre le néo-industrialisme vert et l’inefficacité des politiques climatiques, un sociologue et un économiste prônent une planification écologique à grande échelle, sur une base sociale et démocratique.
Ces dernières années, la plupart des États occidentaux ont repris en main des outils de politique industrielle au nom de la transition écologique. L’Inflation Reduction Act de l’administration Biden (août 2022) ou le Net Zero Industry Act de l’Union Européenne (février 2024) mettent les ressources de la puissance publique au service du financement des infrastructures et technologies vertes – l’objectif affiché étant d’accélérer la transition vers la neutralité carbone en 2050.
Ce tournant dans l’histoire des politiques climatiques a très peu de chances de tenir ses promesses, affirment Razmig Keucheyan et Cédric Durand. Dans cet essai qui fait dialoguer recherche et actualité politique, le sociologue et l’économiste esquissent une contre-proposition de transition à grande échelle, aux accents sociaux et démocratiques : la « planification écologique ».
L’expression de « planification écologique » est peut-être déjà familière au lecteur français. Le signifiant s’est invité dans le lexique officiel dès l’été 2022, avec la création du Secrétariat Général à la Planification Écologique. Au regard de l’histoire, la résurgence du terme de planification est cependant très circonstancielle. Entre les années 1980 et 2010, il a presque été banni du vocabulaire politique en France ; on le soupçonnait d’affinité avec l’étatisme bureaucratique et autoritaire, dont l’URSS est l’emblème.
Ce compte rendu présente la critique du « néo-industrialisme vert » formulée par les auteurs, puis aborde quelques-unes des réflexions qui nourrissent leur conceptualisation de la planification écologique. Dans une dernière partie, je mets en perspective leur propos avec les débats politiques et intellectuels récents autour du « tournant réaliste » de la gauche sociale-écologique.
Synthétisant plusieurs publications d’économie politique de la transition écologique, C. Durand et R. Keucheyan relèvent les insuffisances des approches économiques qui inspirent le « néo-industrialisme vert » des années 2020. Cette politique publique prend principalement la forme de commandes, de subventions et de prêts garantis par l’État à des acteurs privés, afin d’attirer davantage d’investissements dans les secteurs bas-carbone. Or, à l’image des dispositions du Net Zero Industry Act de l’Union Européenne, les firmes jouissent le plus souvent de contraintes minimales dans l’utilisation des financements publics (p. 148-149). En plus d’accroître la concentration du capital, cette politique d’incitation laisse le secteur privé libre de décider des modalités de la transition vers la neutralité carbone.
L’exemple de l’industrie automobile est très parlant. En dépit du soutien public massif dont il bénéficie aux États-Unis et en Europe, le secteur a adopté des stratégies contradictoires avec les scénarios souhaitables de développement des mobilités alternatives (p. 148). Une étude récente souligne que les politiques de l’UE dans ce domaine évitent systématiquement d’empiéter sur les activités les plus lucratives des firmes (la production et vente des véhicules à moteurs à combustion et des SUV) (citée p. 28). D’après C. Durand et R. Keucheyan, le « néo-industrialisme vert » repousse à plus tard le défi crucial du « réagencement global des structures économiques », lequel ne peut être relevé sans bouleversement du statu quo et effort de coordination entre les secteurs industriels (p. 27).
Les auteurs critiquent également un courant d’économie néoclassique influent, représenté en France par l’économiste Christian Gollier, qui attribue une valeur monétaire aux ressources naturelles dans la modélisation économique. À la suite d’Antonin Pottier et d’autres, C. Durand et R. Keucheyan affirment que ce subterfuge entretient l’illusion d’une commensurabilité et d’une substituabilité entre écosystèmes et technologies humaines. Selon cette logique – à l’œuvre dans l’Inflation Reduction Act états-unien –, les émissions supplémentaires dans l’atmosphère pourraient être compensées sans dommages par les technologies de capture du carbone. D’après les auteurs, cette approche est particulièrement trompeuse : sans égard pour les fragiles équilibres de la biosphère, elle se préoccupe moins de la sauvegarde de l’habitabilité de la Terre que de l’efficience économique abstraite de l’action climatique (p. 82-94).
Les auteurs en concluent à l’inefficacité des mécanismes incitatifs et de monétarisation des ressources naturelles pour diriger la bifurcation écologique et sociale. En contraste, la planification écologique est présentée comme un meilleur système d’allocation des ressources que le marché régulé.
Le modèle de planification écologique de C. Durand et R. Keucheyan se fonde sur plusieurs réflexions originales. J’en présenterai trois : le « calcul écologique », le « gouvernement par les besoins » et les « commissions de post-croissance ».
Le calcul écologique suit une piste ouverte par le « calcul en nature » d’Otto Von Neurath, un des premiers théoriciens de la planification moderne au XXe siècle. Contradicteur de Friedrich Hayek, O. Neurath a plaidé pour un modèle de planification dans lequel des indicateurs des ressources « réelles » remplacent les mesures monétaires. Calculer en nature, pour O. Neurath, c’est raisonner à partir des besoins sociaux, des contraintes techniques de la production, de la disponibilité de certaines matières premières, de la fragilité des écosystèmes critiques pour la survie de l’humanité, etc. – c’est-à-dire à partir de données incommensurables et diverses (p. 108).
Tout le problème du calcul écologique est de collecter des données fiables et de définir de bons indicateurs. À cet égard, C. Durand et R. Keucheyan voient d’un bon œil les formes de « comptabilité écologique » au grain fin qui ont été développées ces dernières années. Ils discutent notamment du Comprehensive Accounting in Respect of Ecology (CARE), élaboré par une équipe de chercheurs d’AgroParisTech et de l’Université Paris-Dauphine. Ce modèle propose un inventaire détaillé des échanges métaboliques – production de déchets, émissions de GES, prélèvements de ressources, etc. – entre une organisation et son environnement. Selon les auteurs, cette mise en application du calcul en nature pourrait à l’avenir encourager la création d’un « service statistique d’information écologique centralisé » à l’échelle nationale (p. 137).
Puisqu’il élargit le spectre de l’analyse au-delà des grandeurs monétaires, le calcul écologique projette la politique économique dans une autre dimension. Depuis cette perspective, la planification écologique accorde la part belle au mécanisme de l’arbitrage, par lequel besoins, capacités productives et contraintes naturelles sont mis en balance à travers des délibérations démocratiques.
Le « gouvernement par les besoins » répond à l’impératif d’associer le plus grand nombre dans ce processus d’arbitrage. Dans des dispositifs de démocratie directe se déployant à l’échelle locale, des citoyens auraient l’opportunité de débattre des priorités économiques en rapport avec les connaissances scientifiques sur les écosystèmes. Première étape dans l’élaboration du plan, ces activités de délibération participeraient à redéfinir les préférences collectives de consommation dans la confrontation avec l’information sur les limites planétaires. Elles permettraient également de partager dans le plan une connaissance des besoins sociaux réels, qui échappe ordinairement aux gouvernants. La planification tirerait donc parti d’un grand cycle de concertation populaire, se résolvant dans une « hiérarchisation politique des besoins » (p. 232).
Pour concevoir les institutions politiques du plan, les auteurs sont sensibles à certains traits de la planification chinoise post-années 1970 et de la planification française de l’après-guerre. Le point commun entre ces deux expériences est d’avoir favorisé les échanges entre niveaux de gouvernance et l’implication de différentes parties prenantes dans des commissions. Ainsi la synthèse générale de la planification écologique serait assemblée grâce au travail de commissions pluripartites, se saisissant des conclusions des délibérations décentralisées. À la suite d’un vote du texte par l’Assemblée nationale, ces « commissions de post-croissance » – comme les auteurs les nomment – seraient chargées d’actionner les grands leviers budgétaires et réglementaires du plan (p. 222-223). Cette méthode de fabrication du plan représente un progrès démocratique pour les auteurs, puisque la politique économique serait le fruit de plusieurs phases de délibération et d’expérimentation à divers échelons (p. 237).
La planification écologique que C. Durand et R. Keucheyan appellent de leurs vœux demeure assez idéal-typique. Leur travail consiste à extraire, à partir d’analyses théoriques et historiques, quelques traits généraux susceptibles d’être combinés sous différentes formes dans un projet réel de planification. Leur propos s’apparente à un exercice spéculatif, dont le but est d’ouvrir des pistes de réflexion. Ce n’est pas là un défaut de l’ouvrage : que l’on songe aux circonstances exceptionnelles qui entourent la naissance de la planification en France dans l’après-guerre, le design final comporte forcément une part de contingence historique. C’est sans doute pour cette raison que la question de la faisabilité et de la mise en application de leur modèle n’est pas abordée de front.
On peut néanmoins essayer de discuter quelques implications politiques de la proposition de planification écologique à partir de ce qu’indiquent les auteurs. La planification écologique passerait pour un dispositif assez exceptionnel dans l’histoire des politiques publiques. Devant le montant des investissements requis, il semble clair qu’elle engagerait l’économie nationale sur un sentier de dépendance de plusieurs décennies. Façonnant en profondeur les systèmes de production et de consommation de demain, elle définirait les conditions de long-terme d’un nouveau consensus social et politique. Les auteurs précisent qu’aucune couche sociale, pas même les classes populaires et moyennes, ne sera épargnée (p. 75). Vaste projet collectif s’inscrivant dans une temporalité longue, la planification est-elle une stratégie afin d’établir un nouveau contrat social autour de l’impératif de la protection de l’environnement ?
Si l’hypothèse est correcte, C. Durand et R. Keucheyan rejoignent la conversation intellectuelle autour du « tournant réaliste » de la gauche européenne. Ils participent de ce courant de chercheurs et de personnalités de gauche qui invitent, devant l’intensification des tensions géopolitiques, des événements climatiques extrêmes et des crises socio-économiques, à réfléchir plus explicitement en termes de stratégie, d’intérêt et de pouvoir politique. De façon notable, les auteurs soulignent que tout projet de planification est suspendu à la constitution d’une « force politique hégémonique » – c’est-à-dire à la formulation d’une offre politique à laquelle adhérerait une masse critique de la population (pp. 247-250).
Dans l’ouvrage, cette perspective « réaliste » se manifeste surtout à travers la discussion de la relation entre planification écologique et économie de guerre. Une telle analogie – qui avait été popularisée par le député LFI François Ruffin en 2020 sous l’expression d’« économie de guerre climatique » – dessine les contours d’une intervention très volontariste de l’État dans l’économie pour organiser sur un temps court la réponse à l’urgence climatique, selon un principe de sécurité nationale. Sans souscrire à cet imaginaire apocalyptique, C. Durand et R. Keucheyan reconnaissent une certaine proximité entre planification écologique et état d’exception. La planification ouvrirait une « période spéciale », au cours de laquelle la construction rapide d’une infrastructure écologique placerait sous contrainte des secteurs économiques entiers, en exigeant de la population des sacrifices de consommation à court terme (p. 161-162).
Ce n’est pas le moindre des mérites de Comment bifurquer que d’ancrer fermement ces débats dans un horizon libéral et démocratique. Mais l’intérêt de l’ouvrage réside sans doute dans le déplacement qui est opéré : la bifurcation est envisagée non seulement comme une « question politique », mais aussi comme une « question technique ». Au fil des pages, on conçoit tout le sens qu’il y a à se pencher sur la machinerie d’un plan (modèles économiques, techniques de comptabilité, d’ingénierie délibérative, systèmes de gouvernance du plan, concepts juridiques, etc.). À suivre C. Durand et R. Keucheyan, l’issue du combat contre le dérèglement climatique et les injustices sociales dépendra autant d’un rapport de force politique que de la boîte à outils des planificateurs.
par , le 18 avril
Étienne Goron, « Vers le plan vert », La Vie des idées , 18 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Vers-le-plan-vert
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