La philosophie peut-elle dire ce qu’est l’amour ? Dans un ouvrage court et argumenté, Francis Wolff s’essaie au jeu de la définition, montrant que l’amitié, le désir et la passion délimitent l’amour autant qu’il s’en nourrit.
À propos de : Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait, Fayard
La philosophie peut-elle dire ce qu’est l’amour ? Dans un ouvrage court et argumenté, Francis Wolff s’essaie au jeu de la définition, montrant que l’amitié, le désir et la passion délimitent l’amour autant qu’il s’en nourrit.
À l’instar d’Émile Durkheim qui choisit de faire de l’acte individuel qu’est le suicide un objet sociologique, Francis Wolff observe les voies singulières de l’amour pour prendre celui-ci comme objet philosophique. Les dernières lignes de son ouvrage soulignent en creux l’originalité de sa réflexion : l’amour est, dans la littérature, le motif d’un grand nombre d’histoires, « chants déchirants, comédies irrésistibles, tragédies bouleversantes », mais « de toutes ces histoires réelles ou imaginaires, la philosophie n’a rien à dire (je souligne) ».
Alors que tant d’auteurs évoquent le sentiment amoureux afin de se complaire dans les tourments de leur moi et la jouissance de leurs émois, F. Wolff se livre à un exercice de pensée argumentative passionnant de bout en bout.
S’interroger sur l’amour, c’est d’abord se demander s’il peut être défini. Ne serait-il pas un sentiment essentiellement variable, anthropologiquement et historiquement ? Bien que l’époque soit rétive à définir, F. Wolff se propose de saisir, sinon une essence intangible, du moins une musique de fond. Tâche exigeante tant l’idée est répandue que « le vague du concept ajoute au charme de la chose » (p. 17), et aussi parce que l’amour se dit en plusieurs sens. Que l’on songe à la fréquente tripartition entre philia, eros et agapè, soit amitié, désir et amour du prochain, dont on peut se demander s’ils relèvent d’une catégorie commune. Nous en reparlerons.
Définir l’amour, nous dit l’auteur, « c’est formuler ce qu’il est, lui, et qui le distingue de tout ce qui n’est pas lui » (ibid.), c’est rechercher la clarté de l’idée et non la beauté de l’apophtegme, tel celui que popularisa Lacan : « Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Dans une perspective définitionnelle, est-il heuristique de déterminer à quel genre appartient l’amour ? On pourrait le penser en se plaçant sous la tutelle d’Aristote. Mais, chez ce dernier, la définition implique la connaissance du genre dont il est question. Or, en l’espèce, on ne sait pas à quel genre appartient l’amour. Cette méthode, parfaite pour exposer une définition connue, ne vaut donc guère pour une définition inconnue. Faute donc de pouvoir ainsi identifier le genre d’être dont relève l’amour, est-on capable de déterminer ses conditions nécessaires et suffisantes ?
F. Wolff montre que ni la définition conative de l’amour, par les actions qu’il nous fait faire, ni sa définition affective, par les sentiments qu’il nous fait éprouver (p. 20), n’évitent de laisser « échapper des cas d’amour indiscutables au sens le plus étroit, l’amour de l’amoureux » (p. 21). Les conditions que posent ces définitions ne sont donc ni nécessaires ni suffisantes. Faut-il alors chercher un point d’appui solide dans la notion de prototype ? On sait qu’en parlant d’ « air de famille », Wittgenstein décrit des individus qui n’ont peut-être aucun caractère commun, mais qui semblent tous apparentés [1]. Ne peut-on pas, s’interroge l’auteur, dire de même que « les différentes amours des amoureux sont plus ou moins apparentées, sans avoir rien de commun entre elles » (p. 23) ? Cette théorie de la référence est, selon F. Wolff, indirectement confirmée par les travaux de psychologie cognitive sur la catégorisation naturelle d’Eleanor Rosch [2]. Nous ne catégorisons pas les choses en procédant « par leurs bords », mais par le centre prototypique d’une notion, « lequel rassemble le plus de traits caractéristiques selon l’usage que nous en faisons dans la langue naturelle » (p. 24). Dès lors, si un trait vient à manquer, la définition du concept n’est pas invalidée. On pourrait ainsi, à propos de l’amour, énumérer ce qui le caractérise comme prototype et rendre compte de toutes les amours possibles, « à proportion de leur éloignement du centre de la cible » (p. 25). On en déduirait que l’amour serait « le désir de faire du bien à l’aimé et la joie éprouvée en sa présence, tout en admettant qu’il y a des cas où l’une de ces conditions […] ne serait pas remplie » (p. 26).
Et pourtant, malgré l’apparente cohérence de ce type d’approche, F. Wolff lui oppose un inconvénient rédhibitoire : il se rencontre des cas où aucune des deux conditions mentionnées n’est présente, et où pourtant il nous semble bien qu’il y a amour. Qu’on pense seulement aux grands amoureux jaloux, tels Atalide dans Bajazet ou Othello. Ainsi, si la méthode par conditions nécessaires et suffisantes est trop exigeante, celle par prototype est trop indulgente : « Les bords sont indistincts » (p. 28).
Il nous faut donc revenir aux composantes de l’amour précédemment énoncées : amitié, désir et passion. Aucune d’entre elles ne peut assumer la fonction de prototype, mais elles constituent à la fois des bornes externes au concept et des tendances internes [3]. F. Wolff nomme ces dernières l’amical, le désirant et le passionnel, afin de les distinguer des bornes externes homonymes :
L’amour a une dimension amicale ou désirante mais amitié et désir demeurent des bornes externes à l’amour. (p. 35)
Quant à la passion, il faut qu’elle « se colore d’amitié ou de désir pour qu’on parle d’amour » (p. 37) : elle en est également une borne externe [4]. La conclusion de l’auteur est donc que « l’amour se distingue, et même s’oppose, affectivement ou conativement, à chacune des trois composantes prises à part mais résulte pourtant de la fusion de ces tendances » (ibid.). L’amour est donc un triangle avec trois bornes externes auxquelles correspondent trois tendances internes.
Dès lors, l’amour conceptuellement complet est « la somme algébrique des trois tendances » (p. 38). En outre, on est en mesure de rendre compte de la variabilité infinie des formes d’amour en l’expliquant « par la variabilité quantitative et qualitative des trois composantes » (ibid.). Enfin, on peut dessiner les frontières de la carte : les amours défectives, soit « l’amour sans amitié, ou sans passion, ou sans désir » (p. 41). D’où la très convaincante définition proposée par F. Wolff :
L’amour est la fusion instable, en proportion variable, d’au moins deux des trois tendances centrifuges, l’amicale, la désirante, la passionnelle. (p. 47)
Cette définition, autorisant « une variation infinie des amours singulières, répond ainsi à l’objection nominaliste » (ibid.).
Mais elle a bien d’autres mérites. Tout en présentant les vertus de la méthode par prototype (« un concept est plus ou moins instancié selon qu’il réunit plus ou moins de caractéristiques », ibid.), elle permet, comme la méthode par conditions nécessaires et suffisantes, de délimiter clairement ce qui est amour et ce qui ne l’est pas : « Tout point hors de la carte du Tendre ou confondu avec un de ses sommets » (p. 48).
Il n’en reste pas moins que ces composantes, amitié, désir, passion, sont « ontologiquement hétérogènes » (p. 60). Cela signifie qu’elles ne peuvent jamais complètement fusionner (à la différence de l’omelette, comme le note avec humour F. Wolff), ce qui explique l’instabilité de l’amour. Rien de surprenant : « L’amitié est une relation, la passion, un état, le désir, une disposition » (ibid.). Et ces composantes n’ont pas même provenance :
L’amitié vient du monde de la socialité humaine, dont elle est la réalisation affective élémentaire ; la passion vient du monde des émotions, elle est l’affect sous sa forme obsédante, trop humaine ; le désir est lointainement issu du monde des besoins naturels (l’accouplement) dont il est l’expression proprement humaine. (p. 69)
En d’autres termes, l’amour contient les trois dimensions essentielles de l’homme comme être vivant (désir), comme agent (passion), et comme être social (amitié).
Cet ouvrage de F. Wolff n’est pas une excursion sur un sentier de traverse. Il contribue puissamment à éclairer la démarche d’un philosophe de premier plan, occupé à dire de quoi le monde est fait, tout en proposant une anthropologie générale, que beaucoup de nos contemporains, y compris parmi les anthropologues, se refusent à envisager, faute de croire à l’existence de son objet [5].
par , le 20 octobre 2016
Alain Policar, « Une nouvelle carte du Tendre », La Vie des idées , 20 octobre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Une-nouvelle-carte-du-Tendre
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[1] Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein note qu’entre les individus réunis sur une photo de famille, il n’y a peut-être aucun caractère commun, même si l’un ressemble fortement par tel trait à un autre, qui, lui, ressemble à un troisième par un autre trait, le même que celui par lequel il ressemble un peu moins à un quatrième. Pourtant, ils semblent tous apparentés : « C’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s’entrecroisent » (Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 67, Gallimard, 2004.
[2] Eleanor Rosch, « Natural Categories », Cognitive Psychology, no 4, 1973, p. 328-350.
[3] F. Wolff parle de tendances internes parce qu’aucune de ces caractéristiques ne peut jouer le rôle de genre dont l’amour serait une espèce.
[4] « S’il y a du passionnel dans l’amour, la passion n’est pas l’amour, elle en est une borne externe » (p. 37).
[5] Je fais ici référence aux culturalistes pour qui la détermination culturelle des activités définit l’homme plus sûrement que sa prétendue nature, celle-ci n’existant que comme objet de l’anthropologie physique. Comme l’écrivait Dan Sperber, « si l’anthropologie est l’étude de la spécificité générique de l’homme, il faut bien admettre que les anthropologues sont des gens bizarres. Ils ont en effet consacré un demi-siècle à tenter de montrer que leur discipline n’avait pas d’objet » ; voir « Contre certains a priori anthropologiques » in E. Morin et Piatelli-Palmarini (dir.), L’unité de l’homme, Seuil, 1974, p. 491.