Recensé : Juliette Rennes, Femmes en métier d’hommes, cartes postales 1890-1930, Bleu autour, Saint-Pourçain-sur-Sioule, 2013, 217 p., 29 €.
Dans un bel ouvrage illustré de format carré (22 sur 22), Juliette Rennes donne à voir, à travers la présentation et l’analyse de 314 cartes postales issues pour la plupart de sa collection personnelle, les réactions contrastées que suscita, au tournant du XIXe siècle, la pénétration des femmes dans des univers professionnels jusque là exclusivement masculins.
Docteur en sciences politiques après une formation littéraire, l’auteure, actuellement enseignante-chercheuse à l’EHESS, poursuit depuis plusieurs années des recherches en histoire et sociologie du genre et des professions, portant une attention particulière aux controverses autour des demandes d’égalité en droit. Elle a notamment publié en 2007 chez Fayard Le Mérite et la nature. Une controverse républicaine, l’accès des femmes aux professions de prestige, 1880-1940, tiré de sa thèse. Femmes en métier d’hommes, préfacé par Michelle Perrot, pionnière de l’histoire des femmes et du genre [1], exemplifie cette étude remarquée, et offre à un large public la possibilité de découvrir, par l’image, un parcours d’émancipation.
La carte postale, média de la belle Époque
C’est précisément au moment où les premières diplômées de l’enseignement supérieur demandent l’accès à des professions jusqu’alors réservées aux hommes que fleurit la production de cartes postales. Entre 1900 et 1914, plusieurs centaines de milliers en sont ainsi imprimées chaque année. Véritable média à un moment où les photographies de presse sont rares et de qualité médiocre, ces cartes postales mettent en scène des travailleurs urbains et ruraux dans leur activité professionnelle comme dans leurs luttes (grèves, meetings, manifestations et émeutes), et se font l’écho des préoccupations du temps. Le courrier étant relevé et distribué au moins trois fois par jour dans les grandes villes, elles sont alors, dans tous les milieux sociaux, le support de messages divers et variés. L’âge d’or du premier féminisme correspond donc à l’âge d’or de la carte postale. Ce qui donne à la démarche de Juliette Rennes toute sa pertinence.
À la Belle Époque, des éditeurs créent des séries de cartes comme « La femme émancipée » ou « La femme de l’avenir » présentant sur un mode grivois autant que burlesque des femmes militaires de tous grades, des gardes-champêtres, des maîtres d’armes, des journalistes ou des députées, aux poitrines généreuses, comprimées dans des costumes inadaptés à leur morphologie, ou bien revêtues de tenues affriolantes contrastant avec les casques et képis dont elles sont coiffées. De l’inadéquation du costume professionnel aux formes féminines se déduit l’inaptitude des femmes à occuper ces fonctions. Le regard et le sourire mutins de ces émancipées, jurant avec le sérieux des fonctions qu’elles incarnent, viennent signifier au destinataire de la carte (pour le rassurer ?) que tout ceci n’est qu’un jeu, une mascarade.
La difficile conquête des professions de prestige
Au moment où les femmes revendiquant l’accès au barreau se heurtent à l’opposition farouche du conseil de l’ordre des avocats, également hostile à l’entrée des étrangers et des naturalisés, l’éditeur Jules Royer publie une série intitulée « La femme avocat ». Une actrice flanquée d’un poupon y incarne une avocate devant interrompre à plusieurs reprises sa plaidoirie pour allaiter, changer et calmer le fruit de ses entrailles. La chevelure bouclée et rebelle dépassant de la toque vient renforcer l’idée que la femme, irrémédiablement placée du côté de la nature et non de la culture, ne saurait être juriste.
Ces représentations fantaisistes sont habilement mises en regard avec la carte photo éditée à la demande de Jeanne Chauvin, deuxième femme docteur en droit de France, et première à demander l’inscription au barreau en 1897. Elle y pose dans une tenue qui contraste avec celles de ses doubles parodiques : manches longues et robe ample masquant les formes, cheveux tirés sous une toque sobre. Si les résistances les plus vives se sont manifestées autour de cette profession, c’est probablement parce qu’elle était un tremplin pour les carrières politiques auxquelles la femme, qui n’avait pas encore accès au statut de citoyen actif, ne pouvait prétendre.
Les femmes médecins se heurtèrent, elles aussi, aux réactions hostiles du corps médical. L’autorisation de devenir externe ne leur fut accordée qu’en 1881, et le concours de l’internat des hôpitaux de l’Assistance publique ouvert qu’en 1885, contre l’avis du doyen de la faculté de médecine de Paris, des médecins et des chirurgiens des hôpitaux. Et il fallut toute l’opiniâtreté du docteur Madeleine Pelletier, malheureusement à peine évoquée dans l’ouvrage, pour que l’internat des asiles soit ouvert aux femmes en 1903. Moins moquée que l’avocate dans la mesure où la femme était traditionnellement associée au soin, la doctoresse fournit cependant aux éditeurs de cartes l’occasion d’évoquer sur un mode obscène les gestes intrusifs qu’elle pourrait être amenée à accomplir sur ses patients masculins. Tandis que d’autres, pour mieux souligner son incompétence, la caricaturent en aimable magicienne préparant des breuvages fantaisistes.
Les éditeurs n’ont pas négligé les femmes qui ont un nom. Et les portraits de comédiennes, d’artistes, d’écrivaines ou de journalistes célèbres, photographiée ou dessinées, circulent sous forme de cartes : le peintre Rosa Bonheur, la violoniste Marie Hall, la journaliste Séverine, Colette, Anna de Noailles et Sarah Bernhardt. Traitée avec déférence, la femme de science apparaît sous les traits de Marie Curie, prix Nobel de physique et de chimie, qui fut à plusieurs reprises victime de campagnes de presse haineuses à tonalité antisémite, bien qu’elle soit née dans une famille catholique. Ce que la droite conservatrice ne pouvait accepter, c’est qu’une femme occupe une chaire à la Sorbonne et dirige un laboratoire de recherches, qui plus est une femme engagée à gauche, libre-penseuse et polonaise de naissance.
Lorsque sa liaison avec le physicien Paul Langevin fut rendue publique, les attaques des partisans de l’Action française redoublèrent tandis le peuple de gauche exprimait sa déception de ne pas voir leur héroïne se conformer à l’image de sainte laïque véhiculée, entre autres, par les cartes la représentant : celle d’une femme savante, épouse et mère exemplaire. Une image précisément utilisée par les partisans de l’émancipation féminine pour contrer l’argument majeur des opposants au travail des femmes : l’impossibilité de mener de pair carrière et maternité. Argument qui apparaît dans une série de cartes montrant des maris aux prises avec les travaux domestiques sous le regard méprisant d’épouses vaquant à des occupations plus nobles : une inversion des rôles tellement inimaginable qu’elle ne peut être traitée que sur un mode cocasse.
Les travailleuses, entre tradition et modernité
Les femmes du peuple travaillant à l’usine, à la mine, aux champs ne font, quant à elles, l’objet d’aucune moquerie. Les cartes, croquis ou photographies, montrent au contraire la difficulté des postures, la dureté des conditions de travail, et témoignent de la force musculaire des femmes, dévoilant le rôle important qu’elles jouent dans la modernisation et le développement industriel du pays.
C’est aussi avec un certain respect que sont photographiées les travailleuses de la mer, les bergères corses, les résinières. Les parqueuses d’huître, les pêcheuses de crevettes ou de moules, les porteuses de poissons, posant avec leurs instruments de travail, en jupes courtes ou pantalons, sont présentées aux touristes comme une curiosité locale, mais qui ne remet pas en cause la division sexuelle du travail, ces activités leur étant dévolues de longue date.
Les commentaires des expéditeurs, relevés et analysés tout au long du livre par J. Rennes, sont cependant peu amènes : ils expriment un dégoût à peine voilé pour la virilité de leurs poses et de leur tenue. Mépris du touriste bourgeois pour cette figure, presque exotique, de la femme du peuple.
Un traitement particulier est réservé aux femmes cochers ou chauffeurs d’autotax qui suscitent incrédulité et hilarité. Les accessoires de la profession, le fouet, les rênes, la maîtrise des gestes techniques et mécaniques qu’implique la conduite du fiacre hypomobile puis automobile, représentent une véritable atteinte à l’ordre « naturel » des sexes. « Les chaufferesses gagnant leur vie dans l’exercice de leur métier paraissent aussi invraisemblables que les femmes astronomes et les femmes ingénieurs », peut-on lire dans le Figaro du 5 août 1905. Soit elles sont présentées comme dénuées de toute féminité, hommasses, dans leurs uniformes disgracieux, soit au contraire elles dévoilent abruptement leurs charmes, à la faveur d’une collision qui les met cul par dessus tête. Dans tous les cas, on cherche à faire rire à leurs dépens.
La conquête de l’image
Enfin, Juliette Rennes suggère que les femmes ont joué un rôle actif dans ce jeu des représentations. Non seulement les femmes célèbres et reconnues ou les militantes féministes comme Nelly Roussel, mais aussi des femmes plus humbles comme ces colleuses d’affiches, ces colporteuses de journaux, ces travailleuses de la mine et de la mer déjà évoquées, qui, par leur pose et leur regard fier, expriment la volonté de maîtriser leur image et leur destin.
Et que dire de l’extraordinaire Juliette Caron, seule femme à exercer le métier de charpentier, selon la légende accompagnant les cartes qu’elle concevait et colportait elle-même ? Habillée d’un tailleur de velours côtelé, coiffée d’une casquette et chaussée de bottines hautes à talons plats, elle nous apparaît frêle, gracieuse et forte, fixant l’objectif d’un air de défi.
En se réappropriant leur image, ces pionnières, qu’elles occupent une profession « de prestige » ou une profession manuelle, ont donc fait de la carte postale autre chose qu’un outil de dérision : le vecteur de revendications.