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Recension Société

Une histoire de la « follie »


par Mathieu Trachman , le 5 mai 2008


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Les folles prêtent plus souvent à rire qu’elles ne donnent à penser : c’est tout l’intérêt de l’ouvrage de Jean-Yves Le Talec que de prendre au sérieux le personnage de la folle dans le cadre d’une sociologie de la sexualité et de la culture.

Recensé : Jean-Yves Le Talec, Folles de France, Repenser l’homosexualité masculine, La découverte, 2008, 336 p., 22€.

Les folles prises au sérieux

Le livre se présente d’abord comme une histoire de la follie, qui retrace la manière dont le personnage de la folle est apparu et a pris ses traits caractéristiques. C’est en premier lieu par rapport au genre et à la sexualité que la folle semble devoir être définie : homme efféminé et homosexuel, la folle opère une double transgression par rapport à la masculinité et à l’hétérosexualité. Mais la définition proposée par J.-Y. Le Talec est aussi culturelle : en insistant sur le camp, cette présentation de soi fondée sur la dérision et l’exagération, la follie apparaît comme un choix sexuel, mais aussi comme une culture à part entière.

La figure de la folle

La première ligne, celle de l’homosexualité et de l’efféminement, fait débuter l’histoire de la follie au dix-huitième siècle : le quartier des Tuileries, lieu de drague et de pratiques homosexuelles, semble être la première scène où apparaissent des hommes aux manières féminines, dont les désirs se portent plutôt vers les personnes de même sexe. Mais c’est surtout entre les années vingt et trente du siècle dernier que l’usage du terme se répand : à travers les discours moraux et médicaux, la follie est présentée comme une perversion fondée sur une attirance pour les personnes de même sexe et un certain goût pour l’exagération et l’excès, comme une maladie qu’il faut soigner. A la suite de Foucault, Jean-Yves Le Talec opère une généalogie des discours sur la follie, en insistant sur la psychologisation de l’homosexuel au début du siècle, mais aussi sur la « volonté de guérir » qui anime ces médecins : ainsi, en guise de remède au dérèglement qu’il vient d’identifier, un des auteurs propose le scoutisme (on peut se demander si l’immersion dans les activités des jeunes scouts constitue bien une réponse adéquate).

Le camp constitue le second élément qui permet de cerner la spécificité de la follie : les pages de Jean-Yves Le Talec sont éclairantes pour saisir cette notion complexe, qui constitue à la fois une manière d’être jouant sur l’efféminement, une théâtralité assumée, une incongruité revendiquée, mais aussi une stratégie culturelle fondée notamment sur un langage à double sens, compris par les seuls initiés, qui crée une culture du secret dans un contexte largement hostile. Si les pratiques homosexuelles et les inversions de genre étaient l’objet d’une répression et d’une stigmatisation, les folles n’étaient pas seulement des individus pathologisés, mais usaient du secret et de l’excès comme stratégies de résistance : le partage entre le normal et l’anormal, la prise en charge médicale et morale de ceux qui s’écartent des normes hétérosexuelles ne produit pas seulement une mise à l’écart des folles et des fous, mais aussi des pratiques qui composent avec la stigmatisation, et concourent finalement à la constitution de la follie. Le camp apparaît alors comme le revers d’une stigmatisation qui produit finalement des pratiques spécifiques, des manières d’être, un humour, un argot qui permet de ne pas réduire les folles à des victimes. Marlène Dietrich dans les films de Sternberg, le jeu de Rock Hudson, modèle de l’hétérosexuel dont l’homosexualité était pourtant connue par son entourage, sont des exemples d’une esthétique camp qui joue à la fois sur la théâtralisation du genre et la dissimulation des pratiques sexuelles.

On voit que la question de la définition est centrale : qu’est-ce qui permet de penser dans un même ensemble Marlène Dietrich et Michou, Jean Cocteau et Zaza Napoli ? La notion de figure est l’innovation théorique qui permet de penser la follie comme un espace dans lequel les homosexuels se positionnent. Même si les folles sont parfois des personnages de spectacle, la figure n’est pas la représentation : il ne s’agit pas seulement de prendre en compte les images qui représentent la follie, mais bien les individus qui se présentent comme folles, ou qui incarnent une certaine follie. La figure se distingue également de la catégorie : alors que Foucault, dans son histoire de la sexualité, avait insisté sur l’homosexuel comme nouveau personnage apparu à la fin du dix-neuvième siècle, dans le cadre du discours psychiatrique, Jean-Yves le Talec propose de considérer la follie comme un « espace définitionnel ». C’est-à-dire qu’il y a moins une folle que des folles, qui agencent les traits de la follie (efféminement, homosexualité, camp) de manière variée, en accordant à chacun des éléments une importance variable. En second lieu, c’est par rapport à la figure de la folle que va se définir l’identité homosexuelle : ni groupe déterminé, ni représentation culturelle, la figure de la folle est une des manières de penser l’homosexualité et de se penser comme homosexuel.

Dans cette histoire de la follie, il ne s’agit donc pas de construction historique de l’homosexualité, mais de la constitution des identités gaies au travers de discours, de pratiques. Dans un contexte où, comme la récente enquête sur la sexualité des Français vient de le rappeler, le choix de l’homosexualité succède le plus souvent à des pratiques et plus largement à une socialisation hétérosexuelles, et où la tolérance de principe ne doit pas masquer le rejet que subissent les homosexuels [1], la figure de la folle permet de saisir comment se constitue une identité gaie, entre revendication d’une spécificité et stigmatisation. Elle pose finalement trois questions qui parcourent l’ouvrage : la question de la subjectivation (comment la figure de la folle participe-t-elle de la constitution d’une subjectivité homosexuelle ?), celle de la politisation (comment les folles sont-elles des acteurs politiques dans les luttes homosexuelles ?), celle de la récupération (comment la figure de la folle est-elle reprise et mise en scène dans un cadre hétérosexuel ?).

Faire la folle

La figure de la folle est d’abord une figure imposée : certains individus homosexuels ou efféminés sont catégorisés comme folles, et font face à une identité qu’ils ne revendiquent pas nécessairement, plus largement la figure de la folle doit être comprise dans une logique de stigmate qui peut toucher tous les hommes qui s’écartent d’une norme de virilité, au même titre que la prostituée pour les femmes [2]. Mais elle peut être également l’objet d’une réappropriation : les bals de Paris, à la Belle Époque, sont l’occasion pour nombre d’hommes d’afficher leur homosexualité et leur efféminement ; les folles sont liées au monde du spectacle ou de l’art : Jean Cocteau et son entourage partagent ainsi un même goût pour le dandysme, une certaine frivolité, et l’affichage de leurs préférences sexuelles.

Cependant l’émergence progressive d’une volonté de reconnaissance de l’homosexualité, à partir des années 1950 ne coïncide pas avec une valorisation de la follie : c’est un des aspects les plus intéressant du livre que de montrer comment le stigmate de la folle, d’abord présent dans un cadre hétérosexuel, est mobilisé par les gais eux-mêmes. L’histoire de l’homosexualité au vingtième siècle peut être ainsi lue comme celle d’une dissociation progressive des pratiques homosexuelles et de l’efféminement, comme la valorisation progressive d’une distinction entre homosexualité et hétérosexualité fondée sur une préférence sexuelle et non sur une inversion de genre : pour les homophiles d’Arcadie (Mouvement créé en 1954 qui revendique plus de respect pour les homosexuels) comme pour une partie des militants gais des années soixante-dix, la folle devient une figure repoussoir, d’un point de vue stratégique de promotion d’une identité sexuelle dans l’espace public, et d’un point de vue personnel, la virilité étant de plus en plus valorisée chez les gais. Même si les folles ne disparaissent pas, la figure de la folle est dévalorisée au profit de la figure du clone : un corps musclé, une moustache ou une barbe, une attitude virile remplacent l’efféminement et le travestissement.

Une enquête ethnographique sur des individus qui se considèrent comme folles vient compléter cette histoire et permet de passer de l’analyse du stigmate à celle des modes de subjectivité contemporain de la follie : entre l’autodéfinition comme folle et la représentation de la follie, la figure de la folle est aujourd’hui investie par des gais qui en actualisent certains traits. Jean-Yves Le Talec note que la follie semble moins de ce point de vue une identité qu’une sensibilité, qui oscille entre la revendication de l’efféminement et les stratégies de défense contre le stigmate et la violence. Se reconnaître comme folle, c’est donc aussi « faire la folle », et les deux types repérés montrent bien que l’investissement dans l’espace public et la revendication d’une visibilité est déterminante : pour la folle artiste, il s’agit de reprendre les figures du travestissement en jouant sur le décalage entre la scène et la vie privée, le fait d’être l’objet de moquerie et la possibilité de faire rire. Pour la folle militante, l’investissement du rôle de folle correspond à la constitution d’une identité politisée, la revendication d’une certaine radicalité contre des normes hétérosexuelles.

« Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! »

La politisation de l’homosexualité dans les années soixante-dix passe par une critique de la norme hétérosexuelle : ce n’est pas seulement l’intolérance vis-à-vis de l’homosexualité qui est dénoncée par des groupes comme le FHAR (Le Front homosexuel d’action révolutionnaire, fondé en 1971), mais encore l’imposition de modes de vie hétérosexuels normatifs. Dans cette configuration, la pertinence politique de la follie fait problème : alors que l’heure est à la revendication et à l’action, les jeux du camp, de l’implicite et du double sens semblent pauvres ; alors qu’il s’agit de rompre avec une norme hétérosexuelle, la féminité exacerbée des folles ressemble fort aux stéréotypes sexistes… Comme le montre Jean-Yves Le Talec, c’est précisément cette ambivalence qui permet de penser la politisation de la follie : celle-ci ne consiste pas vraiment en une proposition d’alternatives, mais en une reprise subversive des normes de l’hétérosexualité.

L’exemple des Gazolines, les folles du FHAR, éclaire l’usage politique du camp et de la follie : critiquées à l’intérieur du groupe lui-même, accusées d’avoir contribué au délitement du mouvement, les Gazolines apparaissent pourtant comme une remise en cause d’un modèle gai dominant, qu’il soit celui d’une radicalité politique qui promeut le modèle du clone (qui met en avant des attributs virils : musculature imposante, pilosité abondante notamment), ou celui d’une homosexualité « présentable ». Le slogan des Gazolines, « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! », vaut peut-être moins pour l’alliance célébrée entre Marx et la libération sexuelle que pour le décalage ironique qu’il fait subir à un discours marxiste alors dominant. Le choix de tenues vestimentaires extravagantes, trouvées dans des friperies, inverse les rôles de genre qui caractérisent les tenues hétérosexuelles, mais s’oppose également à une homosexualité de bon goût, qui affiche des tenues de marque plutôt que des paillettes. Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, fondées à Paris dans les années quatre-vingt-dix, reprennent cette stratégie dans le cadre de la lutte contre le sida [3]. C’est probablement le fait de rendre visible des stéréotypes, d’exacerber les différences sur un mode ironique que réside la force et la fascination qu’exercent les folles. Si la follie peut faire rire, il s’en faut finalement de peu pour que les folles dérangent.

Récupérations polymorphes

La pertinence politique de la follie n’empêche pas la récupération de la figure de la folle : l’intégration de cette figure dans des spectacles dont le but est d’amuser plutôt que de troubler, son rôle de stigmate montre que la figure de la folle est susceptible d’appropriation qui semblent très éloignées de la force subversive des Gazolines. L’essentiel n’est pourtant pas de distinguer la « bonne » de la « mauvaise » follie : d’une certaine manière, dès l’origine, la follie est récupération, des stéréotypes de la féminité, du stigmate transformé en objet de fierté. Il s’agit plutôt de montrer comment la figure de la folle s’inscrit dans un cycle de création, d’assimilation, puis de réappropriation où se jouent les rapports entre hétérosexualité et homosexualité, et la place qu’il est possible de donner aux homosexuels dans l’espace public.

Sur ce point l’analyse que propose Le Talec de la pièce de Jean Poiret, La cage aux folles (1973), est remarquable. La réception de la pièce par les gais est ambiguë : si certains condamnent la caricature faite de l’homosexualité par Poiret et Serrault, d’autres remarquent que le couple formé par Zaza et Albin est plutôt sympathique, surtout lorsqu’il est mis en regard avec la famille catholique traditionnelle qu’il accueille. La pièce d’Alain Marcel, Essayez donc nos pédalos (1979), se veut une réponse gaie à La Cage aux folles qui ne se réduit pas à l’aspect comique du travestissement, mais met en scène d’autres aspects de la vie des gais (le transsexualisme, les rapports de pouvoir entre gais). La critique de la pièce de Jean Poiret semble pourtant manquer de points d’appui, précisément parce que la figure de la folle est un jeu sur les caricatures : il semble difficile de dénoncer une caricature alors même que la follie peut être comprise comme une manière de pousser les stéréotypes à la limite : revendiquer une follie « naturelle » ou « authentique » semble en contradiction avec les jeux du camp.

Le cycle de récupération et d’assimilation de la figure de la folle décrit dans l’ouvrage est donc particulièrement intéressant, parce qu’il montre à quelles conditions la follie peut devenir une représentation destinée à un large public, comment elle s’inscrit dans un espace marchand qui la diffuse en altérant sa signification. Là encore, c’est la position transversale de la follie par rapport à l’homosexualité et l’hétérosexualité qui fait question : entre la représentation simplifiée qui fait de la folle un ressort comique hors de toute problématique homosexuelle et la constitution progressive d’un marché gai, notamment avec une presse destinée à un public homosexuel, qui valorise plutôt une homosexualité masculine virile, la figure de la folle est à la fois mobilisée et repoussée. C’est donc moins la caricature en tant que telle qui est critiquable que le contexte où elle est jouée : faire la folle n’a pas le même sens dans un cadre homosexuel ou hétérosexuel. La récupération des folles est toujours partielle, et laisse des points d’appui à de nouveaux modes de subjectivation, à de nouveaux usages critiques.

A partir de la figure de la folle, Jean-Yves Le Talec ouvre ainsi une histoire de la subjectivité gaie sans réduire celle-ci à une seule modalité : la follie apparaît comme une possibilité d’identification, un choix à la fois personnel et stratégique dans un contexte de stigmatisation. L’homosexualité masculine est présentée comme un espace pluriel et finalement comme un espace de lutte entre plusieurs figures. Au moment où l’enquête sur la sexualité en France souligne l’hétérogénéité de l’homosexualité, qui rassemble des individus aux profils sexuels et sociologiques très divers, penser l’homosexualité masculine en terme de figures permet de revenir sur les liens entre hétérosexualité et homosexualité : comme le montre la transversalité de la follie, celles-ci ne sont pas des communautés distinctes et homogènes, mais des modes de subjectivations qui se définissent les uns par rapport aux autres, et empruntent les uns aux autres. Quelles sont les figures du lesbianisme, de l’hétérosexualité ? Le livre de Jean-Yves Le Talec est un premier pas vers une sociologie des figures du genre et des sexualités.

par Mathieu Trachman, le 5 mai 2008

Aller plus loin

 L’enquête sur la sexualité : www.enquetecsf.net

 Le site des Sœurs de la perpétuelle indulgence : www.lessoeurs.org

Pour citer cet article :

Mathieu Trachman, « Une histoire de la « follie » », La Vie des idées , 5 mai 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Une-histoire-de-la-follie

Nota bene :

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Notes

[1Cf. Nathalie Bajos, Nathalie Beltzer, avec la collaboration d’Agnès Prudhomme, «  Les sexualités homo-bisexuelles : d’une acceptation de principe aux vulnérabilités sociales et préventives  », in Nathalie Bajos, Michel Bozon, Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008. Voir www.enquetecsf.net.

[2Cf. Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, trad. fr. L’harmattan / Bibliothèque du féminisme, 2001.

[3Voir www.lessoeurs.org.

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