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Mohamed Ali VS Joe Frazier

Recension Histoire

Une élévation par le corps

À propos de : Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle, Éditions de l’EHESS


par Loïc Artiaga , le 6 mars 2023


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Le corps a longtemps été le point de cristallisation de la haine raciale. Nicolas Martin-Breteau montre comment les Africains-Américains ont su s’en ressaisir pour en faire le lieu d’affirmation d’une force collective.

C’est un livre attendu que Nicolas Martin-Breteau publie aux Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Avec Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle, l’historien rend accessibles les matériaux et conclusions de sa thèse (2013). Cet ouvrage prend place, avec quelques autres (on pense par exemple aux travaux récents de Yann Descamps ou de Hakim Oualhaci et bien entendu à Loïc Wacquant [1]), dans une bibliographie francophone qui nourrit la connaissance des pratiques corporelles américaines. Celle-ci est nécessaire pour comprendre ce que représente le sport à l’époque contemporaine, tant les États-Unis jouent dans ce domaine un rôle clef. À partir du cas de Washington, la capitale fédérale, Nicolas Martin-Breteau y contribue dans trois directions : il donne une perspective de longue durée à la question de la place du sport dans les luttes sociales, trop souvent traitée à partir des années 1950-1960 ; il s’intéresse à la fabrique d’un sport noir, là où l’historiographie se concentre plutôt sur les cas de discrimination dans les compétitions majeures ; enfin il interroge l’histoire du sport africain-américain via les stratégies d’élévation de la race et de quête de respectabilité, autrement dit en la situant dans les débats politiques qui structurent et polarisent les paroles minoritaires noires. Le livre progresse en trois temps : 1890-1930 (les premiers programmes africains-américains d’élévation par le sport et l’avènement du New Negro), 1920-1950 (l’invention d’une tradition sportive spécifique et l’évolution vers des positions militantes), pour enfin questionner la seconde moitié du XXe siècle, lorsqu’une lecture matérialiste et structurale des formes de domination réoriente l’investissement des pratiques sportives (séparatisme, mais aussi atténuation du rôle du sport dans les luttes politiques).

Mettre fin à la domination des corps

Nicolas Martin-Breteau expose le nœud initial : la dimension corporelle de la haine raciale subie par les Africaines-Américaines. Elsa Dorlin l’a montré [2] : les groupes définis comme minoritaires, interdits de recours à la violence, subissent une domination qui s’exerce en premier lieu sur les corps. Pour les Noirs américains, les réponses sont multiples, de la résistance non violente au choix de l’auto-défense. Nicolas Martin-Breteau montre comment dans ce contexte naît une stratégie d’élévation corporelle, « faisant de la virilité, de la féminité, et plus généralement de la vitalité, de la beauté et de la dignité du corps noir des enjeux cruciaux de leurs luttes de libération » (p. 15). Ainsi le sport et, plus largement, la performance physique participent de l’affirmation d’un corps « digne » pour des populations stigmatisées, exclues de la conversation publique légitime. À l’inverse des stéréotypes sur les qualités « naturelles » du corps noir qui viendraient expliquer la place de choix occupée par les athlètes africaines-américaines au plus haut niveau des compétitions, Nicolas Martin-Breteau raconte leur lente conquête du terrain sportif dans un cadre racialisé, a priori taillé pour le triomphe du corps athlétique blanc.

Débordant en amont, après Jacquelyn Dowd Hall, les chronologies qui questionnent généralement le mouvement pour les droits civiques à partir du milieu des années 1950 (arrêt de la Cour suprême Brown v. Board of Education, 1954, et le boycott des bus de Montgomery, 1955-1956), Nicolas Martin-Breteau propose une perspective convaincante qui cherche à la fin du XIXe siècle les racines de l’engagement sportif africain-américain. Son enquête repose sur un important dépouillement d’archives, qui permet à la fois de comprendre la mise en place de structures d’encadrement et d’éducation spécifiques, comme les black Young Men and Women Christian Associations, et de saisir l’évolution des conceptions et représentations des pratiques sportives au sein des élites africaines-américaines. Car à partir des années 1890, un débat passionnant s’impose, que restitue ce livre. En réponse au « préjugé racial » pensé comme un trait psychologique, il s’agit, pour les Africains-Américains, de faire la preuve de la dignité noire et ainsi d’espérer éduquer le regard blanc. La tenue du corps est une « forme non verbale de prise de parole », le sport une voie nouvelle d’élévation de la race, permettant d’incorporer un « caractère » et de viser la perfection morale, physique, intellectuelle. En somme, la transformation de soi apparaît à l’époque comme la façon la plus sûre de changer, en retour, le regard des autres. Cette stratégie du racial uplift, réponse à la contre-révolution raciste et suprémaciste de la fin du XIXe siècle, a été partagée par des réformistes comme Booker T. Washington ou Martin Luther King, mais également par des militants radicaux, comme W.E.B. Du Bois ou Marcus Garvey.

Un corps noir athlétique

Corps politiques met en lumière des militantes et les structures nombreuses – établissements éducatifs, universités, journaux, clubs – qui occupent le terrain sportif dès la fin du XIXe siècle, écartant une histoire focalisée sur les stars des stades. On peut reprocher à l’auteur son réflexe biographique, qui le pousse à détailler la vie d’acteurs et d’actrices de l’ombre du sport africain-américain, sans toujours viser la synthèse. Centrale, la figure de Edwin B. Henderson est mobilisée tout au long de la démonstration, ce qui permet à l’historien de mesurer les évolutions du débat, au sein des élites africaines-américaines, sur la place à consacrer au sport, à son apprentissage et à sa pratique. Le livre s’intéresse aussi aux divisions de genre (chapitres 2 et 3) et à la façon dont la stratégie d’élévation de la race accorde plus volontiers une place aux femmes autour que sur les terrains. L’entre-deux-guerres est ainsi l’époque des reines de beauté et des « belles de matchs », tandis que s’élabore une éducation nouvelle, qui croisent pour les jeunes filles correction et élévation de soi : « façons de marcher, de monter et descendre les escaliers, de se pencher, de s’asseoir ‘comme des actrices’, mais aussi de prendre soin des cheveux, du front, des yeux, de la bouche, du menton, des oreilles, des dents, du cou, des épaules, des bras, des mains, du buste, du ventre, de la taille, des hanches, des cuisses, de la peau » (p. 119). La posture correcte est « un travail de tous les jours » peut affirmer Maryrose R. Allen, directrice du département d’éducation physique pour les femmes de l’université Howard, la « Harvard noire » de Washington.

Dans la lignée des pratiques sociales et mémorielles qui ont assuré la perpétuation des premières structures athlétiques anglo-européennes, le sport noir parvient à inventer sa propre « tradition », avec ses rencontres phares. Opposant Howard et Lincoln, l’université africaine-américaine de Philadelphie, le « Football Classic » devient après la Première Guerre mondiale un temps fort du calendrier sportif africain-américain, parvenant à rassembler quelques dizaines de milliers de spectateurices. Déjà quelques critiques apparaissent, auxquelles feront écho des positions plus largement partagées dans la seconde moitié du siècle : ainsi pour W.E.B. du Bois, la compétition, spectacle navrant, détourne les élites noires des véritables luttes. Mais chez le juge William H. Hastie et les professeurs d’anthropologie physique et de médecine W. Montague Cobb et Charles Drew, trois intellectuels noirs aux avant-postes du mouvement pour les droits civiques, la fortification de soi est nécessaire pour devenir un « leader de la race ». La trajectoire de ces hommes, formés à différentes pratiques physiques, prouve combien la réussite sportive est un atout majeur dans l’ascension au premier plan de figures africaines-américaines.

Déségrégation sportive

Si Washington est un terrain particulièrement intéressant, c’est qu’à la fois capitale du monde libre et capitale fédérale, la ville concentre et révèle les tensions politiques du pays. Truman (1945-1953) et Eisenhower (1953-1961) confirment la volonté de l’État fédéral de faire de la ville « la vitrine de relations raciales apaisées » (p. 198), mais la municipalité, contre les intentions du Congrès, cherche à préserver la ségrégation des espaces de loisirs. « Au moment où éclatait la Seconde Guerre mondiale, le système récréatif de Washington était […] coupé en deux, entre des lieux accessibles à tous et d’autres racialement ségrégués », gérés par la municipalité. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) s’engage dans une lutte contre la ségrégation, comparée par les militantes aux pratiques nazies. Nicolas Martin-Breteau montre comment cette lutte qui aboutit en 1954 par la déségrégation de ces espaces permet de s’affranchir des chronologies habituelles du combat contre la ségrégation raciale, qui font au contraire de 1954 un point de départ, lorsqu’est admis le caractère inconstitutionnel de la ségrégation scolaire.

Après la Seconde Guerre mondiale, un consensus s’installe dans la société américaine, qui considère le sport comme moyen de démocratisation sociale, avec quelques athlètes noirs comme ambassadeurs. Adulé par la classe moyenne africaine-américaine, le grand joueur de base-ball Jackie Robinson s’oppose au séparatisme social prôné par Malcolm X. À Washington, des institutions comme le Pigskin Club, rassemblant fonctionnaires fédéraux, avocats, commerçants, etc., militent pour la déségrégation de l’équipe locale de football professionnel, tandis que les ligues majeures s’ouvrent aux joueurs racisés (1947 pour le base-ball, 1950 pour le basket-ball). Le sport, « performance démocratique totale », permet « de penser concrètement l’avancée d’un progrès racial » (p. 263). Mais les années 1960-1970, avec l’essor du mouvement Black Power, offrent un renouvellement des termes du débat. Pour les plus radicales et les plus radicaux, la politique de « l’élévation de la race » est jugée réactionnaire, considérée comme une « accommodation » à la suprématie blanche. C’est que le racisme est désormais pensé comme une structure, et l’attrait des classes moyennes noires pour le sport comme un artifice dérisoire pour intégrer à tout prix le monde blanc. « Notre preuve [que le préjugé racial est faux] n’accomplit rien » conclut le sociologue marxiste Oliver C. Cox, l’enjeu est la maîtrise du pouvoir. Dès lors, quelle place accorder au sport dans les luttes ? Les campus apparaissent comme des lieux majeurs d’expression de la contestation, avec, en renfort, des figures de premier plan comme Mohammed Ali, invité pour une conférence à l’université Howard en 1967. L’année est celle d’une « révolution athlétique », et des étudiants sportifs s’opposent à leur administration et à leurs entraîneurs blancs pour demander la fin de la discrimination sur les campus. L’année suivante, les débats gagnent la scène sportive internationale.

Les Jeux de Mexico sont marqués par des actions célèbres, comme les poings gantés brandis par John Carlos et Tommie Smith sur le podium du 200 mètres. La question du sport comme « nouveau commerce d’esclaves » et espace de domination symbolique des Africaines-Américaines, est posée, comme est questionné le « mythe » consistant à faire du sport un moyen pour éduquer la jeunesse racisée des quartiers pauvres. On repère ici des termes qui nourrissent le débat sur la question du sport et des minorités dans les années qui vont suivre.

Le travail de Nicolas Martin-Breteau montre comment la séquence 1890-1960, largement occultée par l’historiographie ou balayée par les mouvements militants plus tardifs, participe à transformer de façon décisive la question du sport chez les Africaines-Américaines. Il offre également, à travers la question sportive, une synthèse des approches savantes qui ont permis de penser le corps et la question noire (Oliver C. Cox, Nathan Hare notamment [3]), peu mobilisées dans les travaux francophones sur les pratiques corporelles. On comprend l’inversion qui s’opère progressivement dans les représentations sociales : d’abord jugés inaptes pour le stade, les « Brown Supermen », dès lors qu’ils excellent sur les terrains après un investissement collectif de longue haleine, sont jugés inférieurs intellectuellement.

Depuis la parution du livre en 2020, le mouvement sportif a été gagné par la vague « Black Lives Matter ». Le travail de Nicolas Martin-Breteau permet de saisir ces événements récents dans une temporalité longue et de comprendre la grande variété des formes et conceptions de l’engagement sportif. Ici, le sport apparaît comme un matériau d’une richesse inédite, et comme un lieu d’observation de premier plan pour qui veut comprendre les luttes pour l’émancipation et l’imaginaire politique que constitue le corps noir athlétique.

Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2020, 386 p., 25 €.

par Loïc Artiaga, le 6 mars 2023

Pour citer cet article :

Loïc Artiaga, « Une élévation par le corps », La Vie des idées , 6 mars 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Une-elevation-par-le-corps

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Notes

[1Yann Descamps, «  “Am I Black Enough for You   ?” Basket-ball, médias et culture afro-américaine aux États-Unis (1950-2015)  », Thèse de doctorat, Sorbonne Paris Cité, 2015, Akim Oualhaci, Se faire respecter : Ethnographie de sports virils dans des quartiers populaires en France et aux Etats-Unis, Rennes, PUR, 2017, Loïc Wacquant, Corps et âme : carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Agone, 2000  ; Loïc Wacquant, Voyage au pays des boxeurs, Illustrated édition., Paris, La Découverte, 2022.

[2Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Éditions de la Découverte, 2017.

[3Oliver C. Cox, Caste, Class, & Race : A Study in social Dynamics, Doubleday, 1948  ; et Nathan Hare, The Black Anglo-Saxons, New York, Marzani & Munsell, 1965.

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