En reconstituant la trajectoire du terme « pute » depuis le XIIe siècle, Dominique Lagorgette met au jour les logiques d’oppression langagière à l’œuvre dans nos sociétés.
En reconstituant la trajectoire du terme « pute » depuis le XIIe siècle, Dominique Lagorgette met au jour les logiques d’oppression langagière à l’œuvre dans nos sociétés.
Dominique Lagorgette livre avec Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate, une analyse remarquable qui transcende les frontières de la linguistique pour proposer une véritable archéologie du pouvoir inscrit dans la langue. Cette spécialiste reconnue des violences verbales et des transgressions langagières, qui n’a cessé au fil de ses publications de déterminer les mécanismes de l’oppression linguistique, entreprend ici un travail de déconstruction historique et sociale d’un terme qui cristallise des siècles de stigmatisation.
Loin de se contenter d’une simple étude lexicographique, Dominique Lagorgette offre aux chercheurs qui s’intéressent aux sexualités des outils d’analyse indispensables pour comprendre la portée politique des mots qu’ils emploient. Son approche révèle comment le langage participe activement à la construction et à la perpétuation des rapports de domination, démontrant que chaque usage du terme « pute » notamment véhicule et renforce des structures oppressives séculaires. Cette recherche constitue ainsi un jalon essentiel pour toute réflexion critique sur les enjeux contemporains du travail du sexe et les mécanismes de stigmatisation qui l’entourent.
Structuré en quatre parties – « Aux origines du mot pute », « Les mots du travail du sexe au fil du temps », « Les réactions au nom », et « L’extension du domaine du mot pute : Putain ! Viarge ! et consorts » – l’ouvrage retrace méthodiquement la trajectoire d’un mot devenu l’un des stigmates les plus puissants de la langue française. Cette architecture permet à l’autrice de déployer une approche diachronique rigoureuse, embrassant onze siècles d’histoire linguistique dans l’aire du français d’oïl.
La première partie de l’ouvrage révèle la complexité étymologique du terme. Dominique Lagorgette expose avec prudence les différentes hypothèses concernant l’origine des mots « pute » et « putain », soulignant l’absence de consensus scientifique définitif (p. 33-37). Son analyse révèle la double fonction originelle du terme. D’abord adjectif qualifiant de manière péjorative des concepts ou des objets, le terme investit rapidement le domaine de la qualification morale des personnes, conçue comme un caractère héréditaire, pour devenir un « terme axiologique » par excellence. L’autrice observe que le passage « d’un sens concret à un sens abstrait semble donc avoir émergé assez tôt, la saleté physique objective étant associée à une saleté morale subjective » (p. 45). Cette évolution sémantique traduit des dynamiques patriarcales où les femmes perçues comme déviantes sont systématiquement marginalisées par le langage même. L’analyse des corpus médiévaux révèle que, dès le XIIe siècle, le substantif « pute » cristallise cette logique de stigmatisation en l’appliquant spécifiquement aux femmes selon une double condamnation morale et économique. Ne possédant jamais de valeur neutre ou positive, il renvoie simultanément aux « femmes de mauvaise vie et de mœurs légères » et à une profession, établissant dès l’origine cette confusion délibérée entre moralité et activité économique qui caractérise encore aujourd’hui les représentations du travail du sexe.
La deuxième partie, « Les mots du travail du sexe au fil du temps », déploie brillamment l’analyse en retraçant l’évolution historique de ce champ lexical. Dominique Lagorgette ne se limite pas au féminin et prend soin d’évoquer les termes réservés aux hommes et aux personnes transgenres (p. 81-82), tout en révélant que le stigmate de la prostitution demeure spécifiquement associé aux femmes. L’emprunt au vocabulaire étranger (anglais, turc, portugais) témoigne de la circulation internationale de ces stigmates, mais aussi de leur adaptation aux contextes culturels spécifiques (p. 91).
L’autrice établit un lexique précis qui offre une vue d’ensemble saisissante de l’étendue du phénomène. Son analyse révèle comment, par le procédé de la métonymie, le champ lexical de la prostitution investit massivement la langue : termes évoquant les déplacements ou des lieux précis, mais aussi des positions avec le terme d’« horizontales », prénoms aux diminutifs péjoratifs tels que Catherine, qui devient catin, les références aux personnages sacrés détournées, ou encore titres de politesse subvertis comme « dame d’amour ». Le bestiaire mobilisé est particulièrement riche – noms d’oiseaux, animaux domestiques, sauvages, de sous-bois, exotiques, aquatiques et gibier – ces comparaisons animalières éloignant systématiquement les femmes de l’humanité (p. 145). Cette cartographie lexicale révèle l’ampleur inquiétante du phénomène, la quasi-totalité du vocabulaire féminin semble contaminée par ces connotations. Comme le souligne l’autrice, il serait peut-être plus simple de lister les termes désignant les femmes qui ne renvoient pas également à la prostitution ou aux mœurs dites légères (p. 145). Cette observation met en évidence la violence symbolique exercée par la langue, qui fait de chaque femme une prostituée potentielle dans l’imaginaire collectif.
L’autrice démontre ainsi comment cette prolifération lexicale participe d’une stratégie de contrôle social, chaque époque développant ses propres variantes selon ses préoccupations morales spécifiques.
La troisième partie, consacrée aux « réactions au nom », constitue sans doute l’apport le plus novateur de l’ouvrage. Dominique Lagorgette s’appuie sur un corpus impressionnant de sources littéraires, juridiques et religieuses pour démontrer comment l’usage du mot s’est consolidé dans les discours moralisateurs. Les textes religieux et les codes juridiques du Moyen Âge utilisent systématiquement des termes apparentés à « pute » pour désigner les femmes accusées de sorcellerie ou de débauche, révélant la dimension politique de cette stigmatisation.
Dans le chapitre « Des mots à risques » (p. 191), elle révèle la tension contemporaine entre le « bannissement des bouches bien nées et bien élevées » et le « besoin d’exprimer spontanément des émotions vives » (p. 191). L’autrice montre comment ces termes interdits sont paradoxalement « requis pour humilier autrui en le dégradant par la parole » tout en étant euphémisés dans les médias par des formules comme « p*** » (p. 194). Cette analyse des stratégies de censure révèle « l’apparence sociale de l’ennemi » que l’on cherche symboliquement à changer (p. 192-193). Ces mécanismes de prohibition partielle maintiennent la charge transgressive du mot tout en préservant les apparences morales de la société.
L’analyse des représentations culturelles et littéraires révèle la permanence et l’adaptation de ces stéréotypes (p. 198-199). C’est là l’un des apports les plus précieux à notre sens de l’ouvrage, car Dominique Lagorgette offre aux lecteurs un véritable panorama culturel. En prenant pour supports d’analyse livres, films et chansons, elle constitue de facto un corpus qui transforme l’ouvrage en guide intellectuel pour tout chercheur (p. 194-199). En tissant ainsi les liens entre évolution sémantique et production artistique, l’autrice démontre avec brio comment la langue façonne nos perceptions et nos croyances en somme comment le sens de ces mots s’ancre dans l’imaginaire collectif et se perpétuent dans l’atmosphère culturelle.
Même si l’ouvrage foisonne de références, dans cette troisième partie, l’autrice met en lumière la manière dont le terme a pu être progressivement censuré. À cet égard, elle nous invite à lire ou relire Les Lettres anglaises de l’Abbé Prévost, la correspondance de Madame de Sévigné, les Rhapsodies du poète Pétrus Borel, la pièce La Putain respectueuse de Jean-Paul Sartre — aujourd’hui publiée sous le titre La P… respectueuse en raison de l’interdiction d’employer le mot dans les titres —, ou encore le film culte de Jean Eustache, La Maman et la Putain, dont la bande-annonce de la version restaurée masque le mot « putain » du titre d’un rectangle rouge sur lequel est inscrit « CENSURE ».
Enfin Dominique Lagorgette démontre de manière particulièrement convaincante que le stigmate s’étend bien au-delà des travailleuses du sexe pour devenir une insulte genrée visant toutes les femmes qui transgressent les normes patriarcales. Cette extension révèle la fonction réelle du terme à savoir un instrument de contrôle exercé sur le corps et la parole des femmes, indépendamment de leur rapport effectif au travail du sexe.
Puisque l’ambition de l’ouvrage est de retracer toute l’histoire du mot, l’autrice examine dans la quatrième partie les initiatives contemporaines de déconstructions du stigmate, en présentant les mouvements féministes et les associations de travailleuses du sexe qui revendiquent l’usage du terme comme forme d’agentivité. Ces démarches de réappropriation visent à recontextualiser le mot pour dénoncer l’hypocrisie morale et les violences institutionnelles, s’inscrivant dans une logique de retournement du stigmate qui transforme l’injure en outil de revendication politique (p. 245-252). Dominique Lagorgette analyse également les résistances à cette réappropriation, particulièrement dans les milieux conservateurs ou abolitionnistes, posant la question cruciale de savoir si le stigmate peut être complètement dissocié du mot ou s’il reste irrémédiablement marqué par son histoire d’oppression. Cette interrogation révèle toute la complexité des enjeux contemporains autour de la resignification des termes oppressifs, c’est-à-dire la transformation du sens des mots par leur réappropriation. Enfin l’autrice montre comment ces débats reflètent des conceptions divergentes de la prostitution et des rapports de genre, chaque position défendant une vision spécifique de l’émancipation féminine.
L’extension contemporaine du terme à travers des néologismes comme « putaclic » témoigne de la vitalité persistante du stigmate dans l’ère numérique. Lagorgette analyse ces nouvelles formes d’usage qui perpétuent les mécanismes de disqualification morale tout en s’adaptant aux contextes technologiques contemporains. Cette évolution révèle que les locuteurs demeurent au cœur du changement linguistique, capable à la fois de reproduire et de subvertir les structures oppressives héritées.
En définitive, Dominique Lagorgette nous livre dans cet ouvrage tous les apports de la recherche linguistique sur cette question. Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate s’impose donc comme un ouvrage de référence qui dépasse largement son objet d’étude initial. Si nous devons exprimer un regret, c’est celui de ne pas avoir eu accès à cette synthèse magistrale pendant nos recherches doctorales [1], tant l’autrice réussit à combler une lacune scientifique majeure. En effet, la force de son analyse réside dans sa capacité à révéler comment un simple mot cristallise des siècles de croyances, confirmant que « toutes les expressions renvoyant aux femmes peuvent aussi renvoyer aux prostituées » (p. 9) et révèle l’ampleur du système de stigmatisation qui traverse la langue française. L’approche diachronique permet de comprendre comment s’enracinent et se perpétuent les violences symboliques, mais aussi comment elles peuvent être contestées et subverties.
L’ouvrage de Dominique Lagorgette pose indéniablement la première pierre d’un édifice théorique et méthodologique appelé à se développer. En ouvrant ce champ de recherche sur l’archéologie linguistique des stigmates genrés, l’autrice trace des perspectives qui appellent de futurs approfondissements.
par , le 19 septembre
Samantha Pratali, « Une archéologie linguistique du stigmate », La Vie des idées , 19 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Une-archeologie-linguistique-du-stigmate
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[1] Samantha Pratali, Droit et prostitution du XVIIe siècle à nos jours : interactions entre pouvoir national et local. Étude à partir des archives départementales des Bouches du Rhône, Université d’Aix-Marseille, 2020.