Recensé : Ghislaine Lydon. On Trans-Saharan Trails : Islamic Law, Trade Networks, and Cross-Cultural Exchange in Nineteenth-Century Western Africa. (New York, NY : Cambridge University Press, 2009)
La bataille qui a ravagé la Libye ramène une nouvelle fois dans l’imaginaire occidental ces deux rives bordant la bande tempérée d’Afrique du Nord, refuge de nombre d’empires, de pouvoirs coloniaux, d’anciens rois et autres despotes. Du Nord, de l’autre côté de la Méditerranée, viennent les forces de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord et de la Ligue Arabe qui, malgré un manque récent d’objectifs clairs et d’efficacité, se sont refait une contenance dans le cas de la Libye derrière la bannière du « droit de protéger ». Privées du soutien inconditionnel de leurs alliés, les forces militaires traditionnelles d’Europe, de Grande Bretagne et de France ont tout de même réussi, avec l’aide des États-Unis, à réaffirmer leur rôle sur le plan militaire en permettant aux monarchies du Conseil de coopération du Golfe d’affirmer quant à elles leur emprise sur la scène politique arabe pour éliminer leur ennemi juré, Kadhafi, dernière survivance de la génération de Nasser. Mais la plus grande surprise a peut-être été l’émergence improbable du Qatar, pays aussi riche et tenace qu’il est minuscule, en tant que nouvelle puissance africaine prête à doubler son capital et le pouvoir culturel d’al-Jazeera d’un aventurisme militaire impliquant des ripostes à coups de F-16, des envois d’armes et le déploiement terrestre de ses forces spéciales nationales [1].
Suite à la dénonciation du génocide et aux menaces pesant sur la ville de Benghazi, quoi de plus naturel qu’une intervention de la communauté internationale pour protéger le peuple libyen ? Puisque les événements de Libye s’interprétaient aisément comme un nouvel épisode du printemps arabe, il devenait si facile de restreindre l’identité libyenne à la sphère arabe, pour alors présenter les Africains du pays comme des étrangers. La dissociation entre la Libye et l’Afrique a d’ailleurs été particulièrement utile à ceux qui cherchaient à isoler le régime de Kadhafi. En effet, malgré le fait que les interventions répétées de Kadhafi dans ce domaine depuis son arrivée au pouvoir en 1969 aient souvent eu des conséquences désastreuses, il n’en restait pas moins un membre actif et légitime de l’ordre politique du continent [2], en partie grâce à un soutien accordé de longue date aux mouvements révolutionnaires africains. On en veut pour preuve les gestes de soutien d’États comme l’Afrique du Sud, ainsi que les appels maladroits à la médiation, aux cessez-le-feu et à la solidarité lancés à intervalles réguliers par l’Union Africaine jusqu’à la chute de Tripoli [3].
Reconquérir les liens entre la Libye et l’Afrique
L’effacement des liens entre la Libye et l’Afrique n’est certainement pas une nouveauté historique. En effet, Louis Faidherbe, célèbre gouverneur français du Sénégal au XIXe siècle, décrivait déjà le désert du Sahara comme un « grand espace vide », malgré ses connaissances sur la région et ses contacts fréquents avec les peuples du Sahara occidental [4]. C’est bien l’idée aussi répandue qu’erronée, notamment dans la presse anglo-saxonne, que loin d’être des villes portuaires menant des activités commerciales dynamiques avec les autres rives du désert, les oasis du sud de la Libye constitueraient les derniers bastions aux confins d’une terre désolée et impossible à traverser, qui explique la surprise suscitée par la découverte de la vaste population africaine du pays. Ainsi la première prouesse de l’ouvrage remarquable de Ghislaine Lydon est bien de remplacer l’image déformante du désert comme large barrière par le trope du désert comme véritable océan vivant.
Le livre de Lydon offre à la fois une histoire braudélienne du Sahara et une contribution sérieuse à l’histoire des institutions économiques empruntant ses méthodes aux économistes politiques Timur Kuran et Douglas North [5].
Mais avant de se lancer dans cette étude historique et économique, Lydon présente une réflexion tout à fait opportune sur les sources et les méthodes nécessaires à l’élaboration de l’histoire du Sahara. Cet ouvrage, comme quelques-uns avant lui et on l’espère de nombreux autres par la suite, réfute de façon très solide l’hypothèse selon laquelle il ne resterait aucune source écrite provenant des sociétés d’Afrique médiévale et du début de l’ère moderne, voire que les Africains de cette époque auraient été illettrés [6]. Elle admet que les africanistes de la génération précédente, n’ayant pas les compétences nécessaires à la compréhension de textes écrits soit en langue arabe soit dans des langues africaines utilisant le même alphabet, ont souvent basé leur travail sur des techniques pour l’élaboration d’une histoire orale. Elle reconnaît de même les limites des travaux d’arabisants se limitant à une analyse textuelle. Lydon recommande quant à elle aux historiens de l’Afrique de combiner ces deux techniques, ce qu’elle a fait elle-même en « [reliant] de manière systématique l’oral à l’écrit » (p. 46).
Le désert comme zone d’échanges culturels
Grâce à la combinaison des documents écrits et oraux sur le Sahara occidental auxquels elle a eu accès, Lydon peint un portrait saisissant de cette société, d’avant l’ère commune à la fin du XIXe siècle. Elle peut ainsi montrer comment l’idée d’un Sahara vide permettait aux étrangers de diviser clairement le continent entre une sphère arabe et islamique nord-africaine et une Afrique sub-saharienne bantou, même si cela s’avérait au final plus déroutant qu’éclairant. Le récit de Lydon, agrémenté de détails riches comme la description de crocodiles parcourant le désert, détaille avec soin les réseaux politiques, culturels et commerciaux fonctionnant en symbiose d’un bout à l’autre du Sahara, et montre avec force de détails à quel point ces interactions culturelles avaient une influence sur les sociétés du nord comme du sud. Elle explique ensuite que dans la mesure où les marqueurs de race comme bidan (blanc) et sudani (noir) sont représentatifs de la culture et de la politique de la période où ils ont été utilisés pour la première fois, les historiens qui font la part belle au paradigme étranger-natif finissent en fait par falsifier l’histoire et légitimer certaines voix pour en marginaliser d’autres (p. 6-7).
Enfin, dans son étude des marchands Tikna de Wad Nun, Lydon révèle des détails historiques restés jusqu’alors dans l’oubli, faute d’avoir reconnu l’existence du désert comme zone d’échanges culturels [7]. Lydon met en lumière les liens de sang et de culture tissés d’un bout à l’autre du désert ; ce sont par exemple les marchands de Wad Nun qui ont amené le tajine marocain et la coutume du thé aux peuples du Sahara et du Sahel. De même, les Tikna de Wad Nun ont appris à parler des langues africaines comme le songhaï, le bambara et le wolof. Ils ont également adopté les griots, les ombrelles de cérémonie et les tissus de couleur indigo. Il était courant de se marier avec quelqu’un venant de l’autre côté du désert, autant en raison de l’esclavage pratiqué à l’époque que pour faciliter la création d’alliances politiques. Ainsi à partir du XIe siècle, plus aucun groupe ne pouvait prétendre à une hégémonie incontestée sur le désert ni même sur une seule de ses rives. Et c’était bien par les caravanes des marchands qu’arrivait le changement social, de sorte qu’il n’est possible de comprendre bon nombre de pratiques essentielles à l’analyse des cultures présentes de chaque côté du désert qu’en prêtant attention à la longue tradition des emprunts d’un bout à l’autre du Sahara [8].
L’économie écrite de la foi
Mais à être trop ambitieux, cet ouvrage pourtant si nécessaire à toute vraie compréhension du Sahara finit parfois par manquer de clarté dans ses arguments. Ainsi, si Lydon présente de nombreux détails percutants sur le commerce saharien et la vie des marchands, ce n’est que dans les derniers chapitres du livre que le lecteur peut vraiment prendre la mesure de l’argument novateur et inventif de l’auteur sur la relation entre droit islamique et commerce. Même les lecteurs les plus courageux risquent donc de ranger l’ouvrage sur leur étagère avant que Lydon n’ait eu le temps de développer pleinement sa thèse, ce qui est fort dommage puisque la théorie de l’ « économie écrite de la foi » mérite vraiment le détour [9].
Lydon combine en effet les idées de Pierre Bourdieu et de S. D. Goitein pour expliquer que l’adoption généralisée du papier et de l’alphabétisation a augmenté l’efficacité économique des réseaux commerciaux musulmans et juifs en activité dans le Sahara. Dans une autre digression très pertinente, Lydon souligne avec adresse la manière dont les marchands musulmans de Wad Nun ont réussi à intégrer des marchands juifs dans leurs réseaux commerciaux [10]. Mais le nœud de l’argument de Lydon tient au fait que l’alphabétisation et l’utilisation de contrats écrits aient permis non seulement une meilleure transmission de l’information d’un bout à l’autre du désert, mais aussi des progrès notables dans la gestion des questions de confiance. Pour les croyants, la signature d’un contrat était en effet un moyen de lier les deux parties devant Dieu, même si en droit malikite ce contrat ne pouvait pas directement servir de preuve dans un tribunal, où seul le témoignage oral de la signature d’un accord avait valeur légale. De plus, suite à l’adoption de l’arabe ou de l’hassanya, lingua franca aux fortes influences arabes, dans le Sahara occidental, et à l’adoption du code juridique islamique pour la rédaction de contrats plus fiables, il devenait possible de faire appel à des spécialistes du droit islamique dans l’arbitrage de conflits commerciaux. C’est l’avènement de cette classe d’arbitres impartiaux qui a ensuite permis une vaste expansion du commerce dans la région.Lydon montre qu’à mesure que l’accès au papier et à l’alphabétisation s’est développé au XVIIIe et au XIXe siècles, les activités commerciales des caravanes musulmanes se sont faites plus intenses dans les régions sahariennes. L’auteur se propose également d’expliquer l’affirmation de Timur Kuran selon laquelle les réseaux commerciaux occidentaux et islamiques n’auraient pas eu le même succès à l’époque [11]. D’après Lydon, les peuples du Sahara, comme beaucoup d’autres dans le monde islamique, disposaient d’une « économie écrite de la foi sans avoir de foi dans l’écrit [12] ». Ainsi si les sociétés sahariennes se caractérisaient par un fort degré d’alphabétisation, une large adoption des innovations liées au papier et d’un vocabulaire juridique islamique permettant plus d’efficacité dans les transactions commerciales, l’interdiction d’utiliser des contrats écrits sans témoins oraux comme preuve légale en cas de conflit commercial limitait nécessairement la portée des réseaux commerciaux. Il s’agissait là d’un désavantage sérieux par rapport aux réseaux commerciaux européens qui reconnaissaient la validité de l’écrit sans requérir l’appui de témoignages oraux. Mais alors que l’étude de Lydon s’arrête juste avant le début du XXe siècle, elle n’en suggère pas moins que les réseaux commerciaux dont elle parle ont ensuite réussi à s’adapter et continuer à prospérer pendant la période coloniale.
Dans l’ensemble, l’ouvrage de Lydon offre une contribution sérieuse à l’étude du Sahara, rappelant le dynamisme des réseaux commerciaux qui dominent depuis toujours un désert tout sauf vide. Elle peint également un tableau fascinant du changement historique et de l’évolution des institutions sociales et économiques, qui devrait couper court une fois pour toutes à l’idée de l’inertie des sociétés précoloniales des régions d’Afrique au nord, au sud et à l’intérieur même du Sahara.
Article d’abord publié dans Booksandideas.net. Traduit de l’anglais par Emilie L’Hôte avec le soutien de la Fondation Florence Gould.