Recensé : Ferguson, Niall, Charles S. Maier, Erez Manela and Daniel J. Sargent, eds., The Shock of the Global : The 1970s in Perspective, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass. and London, England, 2010
Au moment même où les années 1970 s’éloignent dans nos mémoires individuelles, les historiens commencent à les recréer en faisant le récit d’un certain nombre d’événements. À ce passé figé dans des textes, devenu statue de sel pour ceux qui regardent derrière eux, il est difficile d’insuffler une nouvelle vie. Mais les auteurs de The Shock of the Global, eux, y parviennent en découvrant dans les années 1970, la décennie qui obligea les Américains à réexaminer la place qu’ils occupaient dans le monde, les antécédents de la mondialisation actuelle.
Ce livre est une contribution à la généalogie de la société mondialisée de 2008, envisagée dans une perspective américaine. Sur les 23 auteurs ayant contribué à ce volume, 20 sont installés aux États-Unis et les trois autres sont en Australie et au Royaume-Uni. Les articles, issus d’une conférence organisée à Harvard sur « Les années 1970, années de la mondialisation », sont sérieux, intelligents et bien écrits.
Les origines de la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd’hui ?
Dans une perspective américaine, les années 1970 sont évidemment la décennie-clé dans la marche vers la mondialisation. C’est en effet au cours de cette période que la prise de la direction du monde libre par les Américains après 1945 fit place à un sentiment de menace et de malaise dans un monde soudain fragilisé, et que les dirigeants américains cherchèrent à prendre de nouvelles initiatives pour restaurer la stabilité. Les accords monétaires de Bretton Woods, conclus après la Seconde Guerre mondiale, devinrent lettre morte. Les mouvements de devises et de capitaux menèrent à la fin de la convertibilité du dollar en or en 1971. La fixité des taux de change entre les devises européennes et le dollar fut abandonnée en 1973. Les contrôles sur les mouvements de capitaux aux États-Unis cessèrent en 1974. Et enfin il y eut le grand choc, qui fut moins un choc mondial qu’une offensive menée par un cartel de pays exportateurs de pétrole contre les pays consommateurs, qui prit la forme d’une multiplication par quatre des prix en 1973-1974, en réponse à la dévalorisation du dollar, monnaie dans laquelle ces prix étaient fixés. Tout cela eut pour résultat une crise de l’économie mondiale, la plus grave depuis les années 1930. L’étendue de ses effets souligna l’unification du système économique mondial, sa dépendance à l’égard du pétrole, et les limites de la puissance américaine.
La réaction américaine fut de souligner l’interdépendance mondiale et de prendre des initiatives qui donnèrent naissance à un certain nombre de réalités qui sont aujourd’hui considérées comme des éléments caractéristiques de la gouvernance mondiale. L’expansion de la Communauté européenne avec l’entrée du Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande en 1973 semblait indiquer l’existence d’un concurrent sur les marchés mondiaux qui pouvait aussi contribuer à coordonner l’économie mondiale. Mais aux yeux des Américains, le rôle accordé aux Européens ne pouvait être qu’un rôle secondaire, alors même que Henry Kissinger annonçait que 1973 était l’année de l’Europe. Il déclara au Congrès américain que « les États-Unis avaient des intérêts mondiaux et des responsabilités mondiales. [Leur]s alliés européens ont des intérêts régionaux. » C’est Kissinger qui fit les premières propositions qui menèrent à la convocation du premier sommet des dirigeants occidentaux organisé par le président Giscard d’Estaing à Rambouillet, du 15 au 17 novembre 1975. Participèrent à ce sommet le président Gerald Ford, le chancelier Helmut Schmidt, les premiers ministres Harold Wilson, Aldo Moro et Takeo Miki. Les discussions portèrent essentiellement sur les questions économiques, même si Kissinger envisagea un élargissement des discussions à plus long terme, ce qui aboutit à la répétition des sommets qui caractérise le monde actuel.
Les résultats non prémédités du choc mondial
Dans un excellent chapitre intitulé « Les États-Unis et la mondialisation », Daniel Sargent affirme que les choix des Américains dans les années 1970 furent plutôt subis que voulus, et il conteste l’analyse de ceux qui, comme Giovanni Arrighi et David Harvey, voient la mondialisation comme « une modification délibérée des formes de l’hégémonie américaine » [1]. Les États-Unis, selon lui, n’avaient aucune vision stratégique à long terme, même si leurs choix assurèrent l’avenir d’une mondialisation financière fondée sur les marchés. Ce type de diagnostic n’est pas sans rappeler la formule britannique proverbiale du XIXe siècle selon laquelle l’Angleterre s’était retrouvée à la tête d’un Empire « dans un moment de distraction ». Elle reconnaît l’existence d’un acteur, mais lui attribue seulement une conscience limitée des conséquences de ses actes. La première allusion à la mondialisation dans le New York Times, Henry Kissinger parlant d’une nouvelle société mondiale, le développement des créances hypothécaires, la croyance de Ronald Reagan en Armageddon et en un second avènement du Christ sont présentés comme les signes accompagnant la naissance difficile de la nouvelle société mondialisée que nous connaissons aujourd’hui. Cela revient à envisager la mondialisation comme un jeu continuel entre des événements et des réactions à ces événements, la politique, les théories et les événements mondiaux, tout cela obéissant ou échappant au contrôle des êtres humains, selon les cas. Faire de la mondialisation le résultat non prémédité d’un choc mondial est aussi une manière assez commode pour le plus puissant de ses acteurs de ne pas être responsable de tous les avantages qui fondent sur lui, lorsqu’il défend sa position à travers une succession imprévisible d’événements.
Les illusions du « présentisme »
La vision américaine des années 1970 du point de vue de la mondialisation de l’économie telle qu’elle apparaît aujourd’hui est à la fois instructive et nécessairement limitée. La place dans l’opinion mondiale de la crise financière de 2008 est telle que beaucoup de contributions s’intéressent implicitement aux facteurs qui ont mené à ces événements. Les historiens qualifient souvent une telle démarche de « présentisme », dans la mesure où elle nous empêche d’accorder la place qui leur est due à des éléments fondamentaux de l’époque analysée, comme la Guerre froide, la course aux armements nucléaires, les problèmes du Tiers monde et du développement.
Même l’idée de choc, aussi utile qu’elle puisse être pour corriger la tendance à parler de la mondialisation comme d’une orientation de l’histoire implacable et nécessaire, n’est devenue à la mode qu’à cause de la crise financière de 2008. Il est donc assez amusant de voir Ferguson, dans son introduction intitulée « La crise, quelle crise ? », affirmer que la vision répandue de la décennie 70 comme une décennie de crise n’est pas corroborée par les données chiffrées. Peut-être la crise n’était-elle qu’une vue de l’esprit des universitaires anglophones, ayant de plus en plus de mal à se faire payer compte tenu du déclin des ressources financières. Peut-être s’est-il agi plus d’une « perception de crise » ou d’un « métarécit » que d’une réalité. Bien sûr, aucune règle n’interdit à un livre de démontrer le contraire de ce que son titre laisse attendre. Mais l’autre titre envisageable, « L’Illusion du choc mondial des années 1970 » n’aurait peut-être pas le même impact. La reconnaissance assez saugrenue par Ferguson du point de vue sélectif des universitaires anglophones pose un problème d’interprétation beaucoup plus général. Si les intérêts personnels et les points de vue des historiens professionnels peuvent aboutir à une compréhension déformée de l’époque dans lequel nous vivons, que penser alors de l’effet cumulé des conceptions et des préjugés de toute une série d’intellectuels publics, de faiseurs d’opinions, de grands personnages publics et des médias en général, qui ont contribué à façonner l’esprit d’une époque ? Que penser alors de la culture de masse ? Que penser alors, vraiment, de la vie des idées ?
Plutôt un choc culturel ?
Les événements des années 1970, comme l’augmentation du prix du pétrole et ses répercussions, furent peut-être des événements économiques et politiques par leur origine et leurs conséquences, mais leur intégration dans la vie quotidienne et le discours public en tant qu’événements mondiaux fut un phénomène culturel ; en tant que choc mondial, cet événement ne peut être compris que par un changement de longue durée de l’opinion publique, en Occident en priorité, mais aussi peu à peu à l’échelle mondiale, changement qui fait de la catégorie de planétaire, ou de global, le cadre général des ambitions collectives et des angoisses du monde contemporain. Une approche culturaliste de ce type est défendue dans un des meilleurs articles de ce volume, celui de la chercheuse australienne Glenda Sluga. Son article, « La transformation des institutions internationales : choc mondial et choc culturel », souligne le rôle des Nations unies et l’influence de U Thant et de Philippe de Seynes. Elle fait aussi allusion au Canadien John Wendell Holmes qui déclara à l’Académie américaine des Sciences politiques en 1977 que les Américains avaient un problème avec une ONU mondialisée parce qu’ils se prenaient pour les propriétaires du globe. Le chapitre que consacre Rebecca Sheeham à la musique rock dans les années 1970 fournit un autre antidote contre l’économisme et aborde la façon dont le Pentagone s’intéressa au rôle des marchés culturels dans l’affirmation de la position de l’Amérique. C’est au cours de cette période que Coca-Cola lança la campagne publicitaire la plus réussie de tous les temps, avec son groupe de personnes de toutes races chantant la paix sur le flanc d’une montagne. Mais cette réussite était fondée sur l’exploitation d’un tournant culturel identifié dix ans plus tôt par Marshall Mc Luhan (qui n’est jamais mentionné) lorsque celui-ci parla de « village planétaire », tournant que celui-ci avait lié à une révolution dans les techniques de communication.
En défense de la longue durée
Le problème que pose ce livre, c’est qu’on ne peut vraiment faire tenir cette profonde évolution dans une période d’une dizaine d’années. Ferguson le reconnaît pour l’économie en comparant utilement les années 1970 avec les années 1960 et les années 1980, mais c’est encore plus vrai dans le domaine culturel parce qu’on a affaire, comme je l’ai expliqué dans mon livre The Global Age [2], à un bouleversement fondamental dans lequel la catégorie de « planétaire » a supplanté celle de moderne comme motif fondamental de notre époque. Dans une perspective de longue durée, il est indispensable de replacer les années 1970 dans une période qui commence au moins à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le véritable choc pour la conscience collective, ce furent les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945, événement commenté par des penseurs de renommée mondiale comme Raymond Aron et Karl Jaspers. Arnold Toynbee avançait déjà le terme de « postmoderne » pour exprimer ce changement. Il était souvent question d’une ère « nucléaire » ou « atomique ». Le grand bouleversement fut de reconnaître que la modernité était autant une force d’autodestruction que de progrès, et on commençait à parler de la postmodernité comme la dissolution du moderne. Il est symptomatique des limites de ce livre qu’on ne trouve une rapide allusion au postmoderne que dans le bref épilogue de Thomas Borstelmann.
Ce profond changement culturel ne passa d’ailleurs pas inaperçu sur le moment. Les recherches sur la réalité sociale et culturelle des années 1970 ont fourni une base solide permettant d’affirmer qu’un profond changement de valeurs et de conceptions était alors en cours. Le livre Silent Revolution [3] de Ronald Inglehart en est un excellent exemple, que les auteurs de ce volume ignorent, ainsi que les autres livres du même auteur. Si les historiens veulent nous dire à quoi ressemblait le passé récent, ils feraient bien de prendre en compte la façon dont l’époque se voyait elle-même. Les analyses sociologiques, auxquelles les dirigeants nationaux empruntent souvent la matière de leurs discours, sont une source sûre. Le tournant vers le « planétaire » se manifeste d’abord dans le discours, et c’est par là que son étude doit commencer. La prise de conscience du fait que la planète est la maison menacée de notre espèce ne se limite pas aux États-Unis.
Le reste du monde a toujours refusé de faire partie de ce « globe of globes » qu’était l’Amérique pour Walt Whitman. L’histoire de ce qui est maintenant l’engagement planétaire des États-Unis a commencé avec la fondation d’un Nouveau monde, et les États-Unis n’ont jamais vraiment compris que le monde qu’ils avaient laissé derrière eux continuait à avoir une existence propre. Et la mondialisation telle que le président Clinton l’a défendue, c’est-à-dire une lutte visant à contrôler le cours de l’histoire, est toujours ambivalente à l’égard de l’indépendance des autres. Cette manière de voir les choses empêche de comprendre que la mondialisation peut se passer de l’Amérique.