Plusieurs responsables politiques français dédaignent l’archéologie quand elle concerne leur pays, alors qu’elle y est très populaire. D’où vient ce curieux mépris teinté d’ignorance ?
Plusieurs responsables politiques français dédaignent l’archéologie quand elle concerne leur pays, alors qu’elle y est très populaire. D’où vient ce curieux mépris teinté d’ignorance ?
« Je préfère mettre de l’argent dans la restauration du patrimoine plutôt que de creuser un trou pour creuser un trou », déclarait Rachida Dati en avril 2025, comme le rappelle ce livre. Pareille vulgarité a choqué, venant de la ministre qui préside aujourd’hui aux destinées d’une archéologie en plein essor. Depuis une trentaine d’années, les recherches préventives, menées en amont des aménagements du territoire, ont contribué à réécrire de vastes pans de l’histoire de notre pays depuis un million d’années. Ces aménagements se multiplient, alors que, tous les kilomètres, un site archéologique est susceptible de livrer des informations précieuses sur une ou plusieurs étapes de notre histoire.
Depuis 2001, une législation encadre cette activité préventive, en définissant ses opérateurs publics — l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) aux côtés de plusieurs collectivités territoriales — et privés — quelques entreprises agréées. Cette loi précise aussi les modalités de contrôle de ces fouilles par le ministère de la Culture ainsi que leur financement, assuré par les aménageurs solvables. En parallèle, sur des lieux non menacés, se déroulent des programmes de recherche, moins nombreux et subventionnés par l’État pour leur intérêt scientifique. Le coût total reste bien modeste : à peine 0,01 % du PIB national pour découvrir, étudier et faire connaître ces pans d’histoire qui passionnent un public toujours plus large.
En dénigrant cela, la ministre s’inscrit dans une rhétorique bien connue : celle de la simplification administrative brandie pour justifier une moindre vigilance envers notre patrimoine enfoui. Face à ces attaques répétitives de divers responsables, les quelque cinq mille archéologues français se mobilisent périodiquement, partagés entre la colère et la lassitude. C’est également par leur mobilisation qu’ont été conquises, de haute lutte, les avancées tardives de 2001, comme le rappellent deux figures majeures de ce combat : Jean-Paul Demoule et Alain Schnapp. Jean-Paul Demoule, professeur émérite en archéologie protohistorique, fut le premier président de l’INRAP, tandis qu’Alain Schnapp, professeur émérite en archéologie grecque, a été le premier directeur de l’Institut national d’histoire de l’art.
Acteurs de Mai 68 et grands témoins des dernières décennies, les deux auteurs sont aussi d’érudits historiens de leur discipline [1]. Ils montrent dans cette chronique méticuleuse que le désintérêt des gouvernants de notre pays pour son patrimoine remonte à loin. Alors qu’en 1548, Anne de Montmorency, gouverneur du Languedoc, protégea par une ordonnance les monuments antiques de sa province, François Ier, dont il était proche, ne relaya pas la décision. Dès 1515, pourtant, le pape Léon X avait créé à Rome un office chargé de cette protection, d’abord confié au peintre Raphaël. Le royaume de Suède institua le sien en 1630, mais Louis XIV n’en fonda pas en France, malgré la proposition de Roger de Gaignières, antiquaire obstiné. Colbert fonda toutefois l’Académie des inscriptions et belles-lettres au début d’un siècle qui vit la curiosité des antiquaires s’ouvrir à l’archéologie naissante.
En 1799, les nouvelles sources qu’elle procurait furent pleinement prises en compte dans le plaidoyer — resté lui aussi sans effet — par lequel Pierre Legrand d’Aussy défendit l’idée d’une organisation nationale des fouilles. Il plaida aussi pour une section préromaine dans le nouveau musée des Monuments français, mais celui-ci ferma ses portes en 1816. Le musée du Louvre n’ouvrit jamais les siennes aux antiquités nationales, et ce patrimoine fut relégué, sous Napoléon III, dans le musée qu’il fit créer à Saint-Germain-en-Laye. Cette mise à l’écart, loin du centre parisien, contraste avec la place que l’archéologie nationale occupe dans les grands musées des autres capitales européennes. Celles-ci abritèrent très tôt des institutions universitaires puissantes, tandis qu’en France la discipline demeura, tout au long du XIXe siècle, essentiellement bénévole. Ce ne fut d’ailleurs pas à ses praticiens, mais à des architectes peu nombreux que furent confiées, à partir de 1830, les missions enfin officielles de protection des « monuments historiques ».
Paradoxalement, à partir des campagnes militaires en Égypte et en Grèce, l’archéologie française à l’étranger fut constamment encouragée. Depuis la création, en 1846, de l’École française d’Athènes, cet essor se traduisit par la fondation de nombreux instituts, principalement consacrés à l’étude du monde méditerranéen antique et des premières grandes civilisations du Proche-Orient.
Demoule et Schnapp désignent ce tropisme exotique sous le nom de « complexe de Pausanias », en référence aux reproches que le géographe du IIᵉ siècle après J.-C. adressait à ses concitoyens grecs, plus fascinés par les merveilles lointaines que par leur propre héritage. Ce goût pour le lointain, fréquent chez les élites en tout temps et en tout lieu, les pousse souvent à se chercher des origines ailleurs. Des rois de France s’en sont inventé à Troie, tandis que la noblesse d’Ancien Régime se disait issue des Francs, vainqueurs des Romains, eux-mêmes conquérants des Gaulois — considérés, eux, comme les ancêtres du Tiers-État. Après la défaite de Sedan, ces derniers, bien que vaincus, finirent par trouver une place dans un roman national teinté de honte face à ces débâcles successives.
Les Gaulois furent alors perçus comme des barbares civilisés par le génie romain, et cette vision — détournée ensuite par le régime de Vichy pour justifier la collaboration avec l’occupant — alimenta l’idée d’une mission civilisatrice dans les colonies. Dès le début du XXᵉ siècle, celles-ci bénéficièrent d’ailleurs d’une administration archéologique qui fit défaut à la métropole jusqu’en 1964.
À tous ces écartèlements identitaires — qui jouèrent, et agissent encore, dans ce que les auteurs qualifient de « névrose nationale » — se sont ajoutés des facteurs épistémologiques : le primat de l’écrit dans la culture, autrefois très littéraire, des élites françaises ; la fascination pour les vestiges les plus monumentaux ; le désintérêt pour les plus modestes, pourtant au fondement de l’archéologie des pays d’Europe du Nord, où l’héritage gréco-romain reste discret, voire absent.
En dépit de son sous-développement, l’archéologie nationale prospéra lentement durant la première moitié du XXe siècle, portée par quelques grands chercheurs et universitaires, s’appuyant sur le réseau des sociétés savantes et tirant parti d’une législation balbutiante, qui soumettait enfin les fouilles à autorisation, afin de limiter les pillages. À partir de 1945, la France commença enfin à combler son retard, grâce à l’engagement de nouveaux professionnels et bénévoles. Avec les Trente Glorieuses, l’aménagement débridé du territoire multiplia les destructions, face auxquelles s’improvisa, dans quelques cas emblématiques — comme celui du port grec de Marseille —, une « archéologie de sauvetage ». Peu à peu, l’opinion publique y fut sensibilisée, sous l’impulsion de nouvelles générations militantes, dont celle des deux auteurs.
À partir de là, Demoule et Schnapp nous offrent des témoignages de première main sur les longs efforts collectifs de conviction auxquels ils contribuèrent activement dès leurs années d’étude. Chacun fut d’ailleurs l’auteur d’un rapport parmi les dizaines commandés sur l’archéologie par le ministère de la Culture depuis 1975. En un récit haletant, le livre retrace les mobilisations professionnelles et l’indifférence officielle à laquelle elles se heurtèrent, comme l’attestent tous ces rapports restés lettre morte.
Sont également relatées les rares opportunités politiques qui s’ouvrirent, notamment en 2000, lorsque s’enclencha le processus qui aboutit à la loi de 2001 sur l’archéologie préventive et à la création de l’INRAP. Cet établissement public resta toutefois sous-doté en main-d’œuvre — tout comme les services de l’État compétents en archéologie. Néanmoins, l’INRAP œuvre de manière spectaculaire — à travers ses découvertes, ses expositions et ses publications — pour populariser l’archéologie nationale, y compris auprès des aménageurs, la plupart convaincus que leurs efforts financiers sont récompensés par une telle moisson de connaissances.
Cela ne dissuada pas le législateur d’instaurer, en 2003, une mise en concurrence risquée des opérateurs publics avec des entreprises privées peu contrôlées, faute de personnel dans les services de l’État, et sans tirer les leçons des échecs de l’archéologie commerciale à l’étranger. Ainsi, l’archéologie s’exerce encore en France dans un cadre fragile, constamment menacé par les démagogues. Les auteurs concluent par un appel pour mettre fin à cette précarité.
Cet appel mérite d’être amplement relayé par d’autres praticiens des sciences sociales, qui savent ce que l’on doit à l’archéologie de ces dernières années et à sa fonction critique — s’appliquant aux sources textuelles comme aux mythes identitaires [2]. Signe de maturité, ses résultats semblent aujourd’hui moins faciles à instrumentaliser qu’autrefois par les régimes hypernationalistes [3]. Ne serait-ce pas aussi ce rôle démystificateur qui effraie certains aujourd’hui ?
par , le 21 novembre
Boris Valentin, « Trous de mémoire », La Vie des idées , 21 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Trous-de-memoire
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[1] Voir notamment Alain Schnapp, La Conquête du passé, Paris, La Découverte, 2020 ; Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens. Le mythe d’origine de l’Occident, Paris, Seuil, 2014.
[2] Voir notamment Jean-Paul Demoule, La France éternelle, une enquête archéologique, Paris, La Fabrique, 2014.
[3] Voir par exemple Laurent Olivier, Nos ancêtres les Germains : les archéologues français et allemands au service du nazisme, Paris, Tallandier, 2012.