La remise en cause de l’européocentrisme a changé les manières de faire l’histoire : c’est aux connexions entre les récits qu’il faut désormais prêter attention, dans une vision élargie et devenue globale.
La remise en cause de l’européocentrisme a changé les manières de faire l’histoire : c’est aux connexions entre les récits qu’il faut désormais prêter attention, dans une vision élargie et devenue globale.
Depuis la fin des années 1990, les histoires qui s’affichent « globales » se sont multipliées, dans le monde académique anglophone tout d’abord, puis partout ailleurs. Au-delà de l’apparent consensus éditorial, répondant à la fois aux pratiques historiennes et à la curiosité publique, la question demeure de savoir de quoi il retourne exactement. L’histoire globale est-elle fondamentalement différente de ce qu’on a longtemps appelé ou que l’on appelle l’histoire internationale, l’histoire mondiale, l’histoire transnationale ? Ne serait-ce qu’une nouvelle tentative des historiens et des historiennes de s’adapter à un monde qui change, à une actualité qui rencontre à chaque instant la « mondialisation » ou la globalisation ?
Sebastian Conrad, professeur d’histoire globale à la Freie Universität de Berlin, est spécialiste d’histoire intellectuelle et a notamment travaillé sur l’Allemagne et le Japon. Ses éclairages sur les liens entre le nationalisme allemand et la mondialisation ont largement renouvelé l’histoire nationale [1]. Et c’est en praticien confirmé de l’histoire globale qu’il a proposé, en 2016, l’ouvrage What is Global History ?, analyse remarquée du phénomène historiographique et de ses multiples ramifications (une première version avait été publiée en allemand dès 2013) [2]. Aujourd’hui traduit en français, l’ouvrage permet de dresser un panorama qui demeure très actuel des promesses et des apories de l’histoire globale. Didactique, appuyé sur des exemples éclairants qui montrent bien les apports de telle ou telle enquête et ses inscriptions historiographiques, Qu’est-ce que l’histoire globale ? apparaît comme une sorte de guide de voyage dans les méandres de l’histoire globale.
Depuis le tournant du siècle, la prise en compte des phénomènes de mondialisation dans le champ académique s’est accompagnée d’une remise en cause de l’européocentrisme et du seul modèle de l’État-nation. Il est dans ce contexte devenu nécessaire, nous rappelle Sebastian Conrad, de sortir d’une vision étroitement nationale du passé, de proposer une histoire plus inclusive, qui prenne en compte les interactions, les circulations, les échanges qui constituent le monde moderne. Sans angélisme, il souligne d’emblée que l’histoire globale n’est qu’une perspective, un « dispositif heuristique » (p. 17), permettant de poser de nouvelles questions à des objets qui peuvent également être envisagées autrement. D’emblée aussi, il devance une critique traditionnellement adressée aux historien.nes du global, soupçonnés d’approche surplombantes et/ou totalisantes. Pour Conrad, le projet n’est pas de faire l’histoire du monde dans son entièreté, mais bien plutôt d’analyser les intersections entre des processus mondiaux et des affaires locales. De ce point de vue, l’histoire globale se distinguerait de l’histoire mondiale (ou d’une des acceptions de ce terme au moins), souvent pratiquée sans connexion avec les histoires nationales, ou sans ancrage dans des terrains bien définis.
Conrad affine d’ailleurs les tentatives de définition par la comparaison avec d’autres approches. Le deuxième chapitre est ainsi consacré à cette histoire mondiale, dont Hérodote, Simia Qian ou Ibn Khaldun sont présentés comme des précurseurs. L’auteur rappelle que le genre gagne en considération à partir du XVIe siècle, et s’impose parallèlement à l’hégémonie européenne sur le reste du monde au XIXe siècle. Mais au-delà de cette frise chronologique, ce qui est notable dans la généalogie de l’histoire mondiale, c’est qu’elle renvoie non pas à un monde, mais à des visions du monde qui ont changé suivant les époques et les lieux. Or faire l’histoire de ces rapports au monde entre aussi dans l’agenda de l’historien.ne du global.
Pour mieux cerner l’objet, l’historien revient sur les connexions et les différences avec d’autres « approches concurrentes », de l’histoire comparée au post-colonialisme, en passant par la théorie des systèmes-mondes ou celle des modernités multiples. Tenter de dépasser les perspectives nationales n’est en effet pas le monopole de l’histoire globale. De l’histoire comparée, dynamisée par l’histoire connectée qui met l’accent sur les circulations de choses, de personnes et d’idées, l’historien dit bien qu’elle est une part de l’histoire globale. De même que l’histoire transnationale, qui élargit les perspectives de l’histoire nationale, en donnant de nouveaux cadrages, a beaucoup en commun avec l’histoire globale. Loin des postures théoriques sclérosantes et des barrières sous-disciplinaires, l’auteur souligne combien toutes ces approches se nourrissent les unes des autres, s’enchevêtrent, et sont souvent des idéal-types dont l’histoire, en pratique, se joue.
L’objectif du livre n’est pourtant pas de dire que tout est dans tout. Pour l’auteur, il est important d’identifier des concepts et des cadres spécifiques à l’histoire globale. Ainsi insiste-t-il sur la centralité du concept d’intégration, qui postule qu’une société ne peut être comprise isolément. Il tente également de spécifier l’espace et au temps dans lesquels cette histoire globale se déploie. L’historien rappelle l’importance de la construction de cadres spatiaux adaptés à l’échelle d’analyse, en prenant l’exemple de l’histoire du guano. L’idée est de dessiner un cadre non pas a priori, mais qui se constitue en fonction des lieux où mène l’objet d’enquête : des côtes péruviennes aux îles du Pacifique, puis en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, dans ce cas, c’est une géographie adéquate qui détermine l’espace considéré, plus que des découpages ou des frontières pré-établies. L’échelle du temps est aussi à reconsidérer en fonction de l’objet, même si le temps long a souvent été privilégié par les historien.nes du global. Ce qui compte pour Conrad, plus que l’intervalle de temps choisi, c’est la capacité à rendre compte de la synchronicité des événements, d’identifier des moments où les connexions se font.
Tout en affinant la définition de l’histoire global, Conrad prend au fil de l’ouvrage de la distance avec les contenus pour analyser les positionnements des historien.nes du global, engageant à questionner les modalités de l’écriture, les perspectives, les points de vue. Plus proche de l’essai que du manuel, cette partie est extrêmement stimulante. Même si ces questions sont aujourd’hui bien connues (en tout cas plus évidentes que lors de la parution de la première édition il y a dix ans), on appréciera ici l’élégance du style de Conrad et sa capacité à entraîner les lecteurs dans le fil de sa pensée, en proposant simplement et sans jargon des analyses parfois complexes. Ainsi, comme il le rappelle, parler du monde ou même des mondes se fait toujours à partir d’un lieu, souvent de l’Europe, et très souvent en anglais. Comment, dans cette mesure, prétendre au global ? Comment équilibrer les voix, sans tomber dans le différencialisme, le relativisme culturel, ou n’être que dans une démarche compensatoire ? On le sait, les concepts maniés en sciences sociales sont souvent impuissants à rendre la diversité des points de vue ou des modes de connaissances. Ils n’en demeurent pas moins indispensables. L’écho aux constats de Chakrabarty est ici très présent [3]. D’autant plus que les opérations sont complexes et les points de vigilances nombreux. Ce n’est pas l’européocentrisme qu’il faut traquer, mais différentes formes d’européocentrismes, celui du point de vue et celui de l’objet.
Ainsi, les historien.nes continuent, parfois inconsciemment, à formuler leurs questionnements dans l’idée d’évaluer le rôle dominant de l’Europe, même pour le mettre en question. Et quoi qu’il en soit, l’idée qu’il y aurait une histoire purement africaine, purement chinoise ou purement européenne est fragile, voire dangereuse. Quant aux réflexions autour des concepts de civilisation ou de récit national, souvent plébiscitées par le grand public, ce sont aussi des pièges. Dans la lignée de cette réflexion, l’auteur s’interroge, à l’issue de sa réflexion, sur la réalité du caractère inclusif de l’histoire globale, certes ouverte au monde, mais dont la langue, les financements, les lieux de production et les questionnements sont globalement issu des États-Unis et de l’Europe. Le cosmopolitisme affiché de l’entreprise a ses limites, et en prendre conscience, à défaut d’avoir des remèdes efficaces, est un premier pas.
Dresser un bilan tout en suggérant des pistes et des perfectionnements possibles n’est pas le moindre des atouts de ce livre important, qui n’est ni un plaidoyer ni une critique. Son utilité, tant pour les étudiant.es que pour un public plus large, est manifeste, et sa traduction en français bienvenue. Parmi les nombreux essais sur l’histoire de l’histoire globale, il se distingue clairement par sa dimension pédagogique, son refus d’une posture hagiographique et un positionnement critique toujours étayé sur des exemples [4].
Certes, on pourrait pointer d’autres questionnements propres à la pratique de l’histoire globale, revenir sur la lancinante questions des sources et de l’établissement des corpus, et les biais que comporte toute entreprise généralisante de ce point de vue. On pourrait aussi questionner les modalités du récit historique. Il serait sans doute instructif d’avoir l’avis de Sébastian Conrad sur quelques tendances actuelles de l’écriture de l’histoire globale, très présentes dans l’édition française : sommes de dates, dictionnaires ou encyclopédie qui globalisent tout en fragmentant l’histoire dans leur forme. Après le succès de l’Histoire mondiale de la France, paru en 2017, histoires du monde, histoires mondiales et histoires globales (de la Seconde Guerre mondiale, des révolutions, des socialismes, de la France coloniale pour ne donner que quelques exemples) se sont imposées comme une forme de vulgarisation des connaissances historiques.
Une autre interrogation d’ordre historiographique, liée à cette forme d’écriture, concerne l’auctorialité et le fonctionnement du collectif. Quelle plus-value à cette écriture collective ? Quelle réalité du travail collectif en histoire globale ? Si le bon sens implique que les échelles du global entraînent de nécessaires collaborations, les récits qui en découlent demeurent en question.
Plus encore, et concernant également la question des auteurs, ou plus précisément des autrices, il serait sans doute pertinent, parallèlement au constat du déséquilibre entre l’Europe et les États-Unis d’une part, et le reste du monde d’autre part, pointé par Conrad, d’interroger aussi la relative discrétion des historiennes dans le champ de l’histoire globale. Pourquoi s’écrit-elle, ou du moins se revendique-t-elle, plus couramment au masculin [5] ? Autant de questions ouvertes qui montrent, quoi qu’il en soit, la vitalité d’un champ aux contours – heureusement – encore flous, et donc ouvert aux nouvelles expériences de recherche et d’écriture.
par , le 16 novembre 2023
Hélène Blais, « Tous les récits du monde », La Vie des idées , 16 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Tous-les-recits-du-monde
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[1] Sebastian Conrad et al. eds., Globalgeschichte : Theorien, Ansätze, Themen, Frankfurt am Main and New York, 2007 ; The Quest for the Lost Nation : Writing History in Germany and Japan in the American Century, Berkley, University of California Press, 2010 ; Globalisation and the Nation in Imperial Germany, Royaume-Uni, Cambridge University Press, 2010 ; German Colonialism ; A short History, Royaume-Uni, Cambridge University Press, 2011 ;
[2] Sebastian Conrad, What is Global History ? Princeton, Princeton, University Press, 2016 (édition originale : Globalgeschichte : Eine Einführung, Munich, 2013)
[3] Dipesh Chakrabarty. Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique. trad. par O. Ruchet et N. Vieillescazes, Paris, Éd. Amsterdam, [2000] 2009.
[4] Akira Iriye, « The Internationalization of History », American Historical Review, February 1989 ; Annales HSS, “Une histoire à l’échelle globale”, 56ᵉ année, N. 1, 2001 ; Benedikt Stuchtey/Eckhardt Fuchs (dir.), Writing World History 1800-2000, Oxford, 2003 ; Revue d’histoire moderne et contemporaine sur « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? » coordonné par Caroline Douki et Philippe Minard, numéro spécial, 54-4 bis, 2007 ; Bruce Mazlish and Ralph Buultjens (dir.), Conceptualizing Global History, Boulder, CL, Westview Press, 1993 ; Dominic Sachsenmaier, Global perspectives on global history. Theories and approaches in a connected world, Cambridge, New York, 2011 ; Maxine Berg, eds, Writing the History of the Global. Challenges for the twenty-First Century, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; André Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le « tournant global » des sciences sociales, Paris, La Découverte, 2013 ; Diego Olstein , Thinking history globally, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2015 ; DRAYTON Richard, MOTADEL David, « The Future of Global History », Journal of Global History, 13, 2018, p. 1-21
[5] De manière saisissante, l’appareil de notes de l’ouvrage, qui offre un panorama très complet des productions en histoire globale, ne permet d’identifier qu’une poignée d’autrices (Lynn Hunt, Jane Burbank, Antoinette Burton...). Ceci est à nuancer bien entendu, notamment pour ce qui concerne le champ de l’histoire globale du genre.
Mais sur les autres thématiques, les historiennes demeurent en retrait. Parmi quelques exceptions notables, citons Gabrielle Hecht, Being Nuclear, Africans and the Global Uranium Trade, Boston, MIT, 2012 ou Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide, Paris, Seuil, 2021.