Recension Histoire

Scruter l’empire, trancher l’histoire

À propos de : Sylvain Destephen, 542. La fin de l’Antiquité, Puf


par , le 17 novembre


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Traditionnellement fixée à 476, la fin de l’Antiquité se laisse difficilement marquer par une date unique pour une histoire « en tranches ». Sylvain Destephen propose l’an 542, marqué par guerres, peste et mutations impériales. Un travail de contextualisation qui met en avant la période mal connue de l’Antiquité tardive.

On fait traditionnellement s’achever l’Antiquité en l’an 476, identifié à la chute de l’Empire romain. Or, si cette date est bien marquée par la déposition du dernier empereur sis en Italie [1], achevant l’établissement de royaumes germaniques dans tout l’Occident méditerranéen, elle n’est pas celle de la fin de l’Empire, dont l’existence se poursuit tout autour du bassin oriental – et qui reprend même possession de Rome et de l’Italie sous le règne de Justinien (527-565). Plus encore, on peine à voir dans quels domaines cette date marquerait un tournant si majeur qu’il faille la considérer comme la fin d’une ère. À ce constat, Sylvain Destephen répond par une proposition alternative, avançant pour marquer la fin de l’Antiquité la date de 542, tout en précisant qu’elle vaut surtout pour l’espace méditerranéen et les régions directement connectées à l’Empire romain tardif.

L’année 542 présente en effet un concentré d’événements. Certains sont représentatifs de transformations majeures en cours, d’autres marquent la fin de certaines tendances, d’autres encore suscitent de nouvelles dynamiques. Comme toute tentative visant à définir une date charnière entre deux époques, ce choix peut être discuté. Néanmoins, l’étude d’une année trouve avant tout son intérêt dans la possibilité d’évoquer tout un monde à un moment de son devenir.

La fin de l’expansion romaine

L’auteur excelle à présenter un événement, à donner les précisions nécessaires pour le rendre intelligible, à retourner en arrière pour l’inscrire dans une évolution de moyen ou long terme, à en dégager les implications ultérieures. De ce fait, cet ouvrage sur l’année 542 constitue une bonne initiation à la période relativement méconnue de l’Antiquité tardive, qui s’étend du IIIe ou IVe siècle au début du VIIe siècle dans tout le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient. Les événements traités ici permettent de couvrir principalement les aspects militaires, politiques, religieux et démographiques.

Sur le plan militaire et géopolitique, cette année 542 marque le début de l’enlisement de l’entreprise de conquête des royaumes germaniques lancée en 532 par l’empereur Justinien, depuis Constantinople. Dès 534, l’Afrique du Nord ayant été soumise, l’empereur ordonne de prendre le royaume italien des Ostrogoths  ; en 542, ceux-ci tiennent encore la région située entre le Pô et les Alpes et mettent sérieusement à mal les armées impériales. Dans le même temps, le royaume franc poursuit son expansion. En 536, les Francs obtiennent la Provence des Ostrogoths pour prix de leur neutralité. En 542, ils conduisent une expédition contre les Wisigoths jusqu’à Saragosse, qui leur permet d’acquérir des reliques, à défaut de territoires. Ce moment marque donc l’échec partiel mais définitif de la tentative de restaurer l’Empire romain en Occident, en même temps qu’il consacre le royaume franc comme principale puissance régionale.

En Orient, 542 est la troisième année d’une guerre relancée par l’Empire perse sassanide. Sur ce front, l’absence d’événements marquants est tout aussi significatif : le rapport de forces entre les deux empires étant équilibré, leur frontière commune consolidée par des réseaux de forteresses et leurs sphères d’influence stabilisées, les succès de part et d’autre restent toujours limités et l’enjeu des combats se trouve réduit à la recherche de butin et au contrôle de quelques royaumes caucasiens.

Les mutations de l’empire

Sur le plan politique, l’année 542 marque aussi la fin d’une vaste tentative de rénover l’Empire romain. Cette année-là meurt le juriste Tribonien, maître d’œuvre de la rédaction du Corpus Juris Civilis, vaste synthèse du droit romain commandée par Justinien dès son avènement, et rédacteur de ses très nombreuses lois qui visaient à réformer le gouvernement de l’Empire, y compris en impliquant l’Église. Dans le même temps, l’arrêt de la nomination de consuls consacre l’achèvement du long processus de concentration des pouvoirs par l’empereur, qui dès lors monopolise même la prérogative d’offrir des jeux fastueux au peuple de la capitale. Cette date peut donc être considérée comme un symbole de la transformation progressive du pouvoir impérial romain depuis le IVe siècle : un pouvoir qui revendique l’héritage des empereurs précédents mais cherche à le récapituler de manière sélective et à l’adapter  ; un pouvoir qui assume aussi son caractère autocratique, justifié en particulier par la responsabilité de l’empereur vis-à-vis de Dieu.

Cette responsabilité vis-à-vis de Dieu nous amène aux événements religieux de l’année 542, qui peut être considérée comme une étape marquante dans des processus de long terme. Dans la christianisation de l’empire tout d’abord : si les cultes traditionnels sont en principe interdits depuis la fin du IVe siècle, c’est Justinien qui conduit une politique agressive pour en éradiquer les derniers vestiges. En 542 justement, il confie au moine Jean d’Éphèse la mission d’évangéliser les campagnes reculées de l’ouest de l’Asie Mineure, au besoin en employant la manière forte. La figure de Jean d’Éphèse constitue elle-même un cas intéressant qui justifie que l’auteur y consacre tout le chapitre 3 : opposé, en tant que miaphysite [2], à la ligne officielle de l’Église impériale sur la manière de formuler l’articulation entre la divinité et l’humanité du Christ, victime des persécutions lancées contre son courant à partir de 536, son choix manifeste toute l’ambiguïté de la politique de Justinien qui tente de rétablir l’unité de l’Église par la force et les pressions, mais aussi par la persuasion et la cooptation d’opposants de premier plan. Ce choix de l’empereur montre aussi que ce conflit théologique, qui dure depuis le Ve siècle et a conduit à la formation de clergés dissidents, n’empêche pas un consensus sur la plus grande partie des articles de la foi chrétienne. Ce consensus relatif justifie de confier à un miaphysite compétent une mission religieuse. Dans le même sens, en 542, Justinien accepte que des miaphysites mettent en place les structures de l’Église dans les royaumes voisins des Ghassanides (à l’est de la Syrie-Palestine) et de Nubie. 542 est enfin la date de la mort de Césaire, évêque d’Arles, dont le parcours illustre bien l’intégration de l’Église à la vie politique autant que la relative autonomie de ses élites, dans les royaumes germaniques aussi.

Enfin, l’année 542 est celle de la première vague de la peste noire qui frappe le Moyen-Orient et le bassin méditerranéen jusqu’au milieu du VIIIe siècle. L’auteur insiste sur ses vastes conséquences démographiques (quoiqu’il reconnaisse l’impossibilité de les évaluer), économiques, militaires (impossibilité d’envoyer des renforts en Italie et enlisement sur le front oriental, les deux adversaires étant touchés), voire politico-religieuses (interprétation comme un signe de la colère de Dieu qui pousse Justinien à réagir et alimente les critiques contre la politique impériale). On passerait alors d’un monde (trop) plein d’hommes à un autre où les États seraient affaiblis par le déclin démographique et productif, mais où les individus bénéficieraient de la diminution de la pression sur les ressources et de la hausse du coût de la main-d’œuvre.

Comment découper l’histoire ?

Voilà donc résumé à grands traits ce en quoi l’année 542 apparaît comme un concentré d’événements significatifs dans plusieurs domaines. Pour autant, si l’auteur montre que cette année fut marquante et que son étude met en lumière des évolutions importantes, les raisons qui l’incitent à la choisir pour clore la période antique restent largement implicites, faute d’une caractérisation claire de ce que sont l’Antiquité et le Moyen Âge, et de ce qui les sépare – c’est-à-dire des changements fondamentaux entre qui pourraient nous fonder à voir dans la distinction entre ces deux « périodes » plus qu’une simple convention.

Au début du Ve siècle, le monde méditerranéen est structuré par des cités polarisées autour de villes relativement importantes, où dominent les petites exploitations paysannes le plus souvent libres, où s’affirme une culture gréco-romaine christianisée qui s’exprime en différentes langues. Les deux grandes puissances restent l’Empire romain et l’Empire sassanide, qui exercent tous deux une influence certes variable au-delà de leurs frontières. L’empereur romain peut encore prétendre assurer un rôle de protecteur sur la plus grande partie de l’Église. Au VIIIe siècle, ce monde est politiquement et économiquement plus fragmenté et moins urbanisé ; les grands empires ne sont plus les mêmes. L’Église est à la fois éclatée en une multitude de hiérarchies ecclésiastiques indépendantes et concurrencée sérieusement par l’islam. Les références culturelles autant que les structures de production, de domination et de gouvernement se diversifient. Ces changements se font progressivement, avec des points d’inflexion différents selon les espaces : ainsi, l’établissement des royaumes germaniques accélère le déclin urbain en Occident à partir du milieu du Ve siècle alors que les villes restent florissantes en Orient. Peut-on néanmoins identifier un moment décisif à l’échelle du bassin méditerranéen, voire au-delà  ?

L’irruption de la peste noire en 542 ne peut que difficilement constituer ce point de bascule. Ses effets démographiques et économiques de long terme sont encore mal établis, faute d’une synthèse sérieuse de multiples études régionales. Surtout, si elle met certainement à mal les populations et les États, elle ne paraît pas avoir provoqué par elle-même de transformations structurelles. Quant aux diverses conséquences à court terme évoquées par l’auteur, seule la baisse de la population ne peut être expliquée sans recourir à la peste [3]. Au regard des grands changements que nous venons d’énumérer pour caractériser le passage de l’Antiquité au Moyen Âge, bon nombre de ceux mis en avant dans l’ouvrage peuvent donc paraître d’importance secondaire. De plus, les événements de 542 sont souvent plus illustratifs que décisifs. L’entreprise ne convainc donc qu’en partie, et d’autres arguments tout aussi solides peuvent ainsi justifier de retenir pour point de bascule – en restant attaché à un ensemble d’événements qui aurait suscité ou du moins accéléré de façon décisive des dynamiques aux vastes conséquences structurelles – celui utilisé de manière plus habituelle dans nombre d’ouvrages et de cours sur l’Antiquité tardive et le Haut Moyen Âge : l’expansion rapide du califat hors de la péninsule Arabique dans les années 630 et 640.

Conclusion

Ces objections ne doivent pas faire oublier ce qui constitue bien le fond de l’ouvrage : une œuvre de contextualisation des événements de l’année 542 permettant de montrer les logiques dans lesquelles ils s’inscrivent et de les situer dans des enchaînements d’événements et des dynamiques qui s’étendent tantôt sur quelques années, tantôt sur plusieurs siècles. À ce titre, cette étude de l’année 542 constitue une bonne initiation à l’Antiquité tardive pour le grand public, évocatrice, concrète, agréable à lire, ouvrant des perspectives variées et jouant donc un rôle complémentaire des synthèses plus académiques [4]. Gageons qu’elle donnera envie à plus d’un de poursuivre l’exploration de cette période.

Sylvain Destephen, 542. La fin de l’Antiquité, Paris, PUF, 2025, 232 p., 16 €, ISBN 9782130873181.

par , le 17 novembre

Pour citer cet article :

Bastien Dumont, « Scruter l’empire, trancher l’histoire », La Vie des idées , 17 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Sylvain-Destephen-542-La-fin-de-l-Antiquite

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Notes

[1Mais à Ravenne, et non à Rome comme on le suppose trop souvent.

[2Terme préféré aujourd’hui à la catégorie hérésiologique de «  monophysite  » qu’emploie l’auteur. Les miaphysites professent une seule nature (mia physis) du Christ composée de la divinité et de l’humanité, là où le concile de Chalcédoine (451), définitivement reconnu par le pouvoir impérial depuis le règne de Justin Ier (518-527), proclame le Christ une personne en deux natures à la fois distinctes et indissociables.

[3Par exemple, l’enlisement des armées romaines en 542 aurait sans doute eu lieu sans la peste à cause de l’impossibilité d’envoyer des armées importantes sur deux fronts à la fois et de l’équilibre des forces et des fortifications des deux côtés de la fontière romano-perse, deux facteurs clairement signalés dans l’ouvrage.

[4Notamment, en français, Cécile Morrisson (dir.), Le monde byzantin. I, L’Empire romain d’Orient (330-641) (Nouvelle Clio), Paris, PUF, 2012 (2de édition), et, plus récent et concis, Sylvain Destephen, L’Empire romain tardif. 235-641 après J.-C. (Cursus), Malakoff, Armand Colin, 2021.

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