La politique est un métier. Décryptant la carrière de Jean Tibéri, ancien maire de Paris et du Ve arrondissement, L. Godmer en analyse les structures et les ressorts secrets.
La politique est un métier. Décryptant la carrière de Jean Tibéri, ancien maire de Paris et du Ve arrondissement, L. Godmer en analyse les structures et les ressorts secrets.
Jean Tiberi est entré en politique aux législatives de 1951 et s’est retiré sur une défaite à ces mêmes élections 31 ans plus tard. Il a exercé des mandats locaux (adjoint et maire de Paris), des mandats parlementaires (dans la 3e puis la 2e circonscription de Paris) et une fonction gouvernementale (secrétaire d’État). Son nom a été associé à « l’affaire des faux électeurs du 5e arrondissement) [1].
Comme le suggère le titre, il s’agit à la fois d’une enquête sur une trajectoire politique et d’un manuel de science politique sur le métier d’élu. C’est d’ailleurs cette double dimension qui fait le souffle de ce projet intellectuel : Laurent Godmer défend dès l’introduction l’idée que c’est le travail biographique sur le sens d’une vie politique qui permet de penser le sens du métier politique de façon plus générale. On retrouve ce credo tout au long de l’ouvrage : la politique est un métier à la fois visible et secret qui s’apprend « en actes » et « en paroles », ce qui nécessite de placer la focale par le bas et en prenant son temps. L. Godmer réalise une immersion dans le fief électoral de Jean Tiberi en s’installant en 2013 dans le Ve arrondissement et en enquêtant de 2015 à 2019. Pour autant, l’auteur nous met en garde contre le biais du « biographisme » et la nécessité de croiser les analyses et de contextualiser les données. Le matériau est multiple : des faits, des événements, des situations, des chiffres, des entretiens.
L’exploration est proposée en deux parties (apprendre le métier d’élu ; rester dans le métier) et deux chapitres pour chacune (la professionnalisation et la longue durée en première partie ; les risques et les frontières en seconde partie). La démarche procède d’une lecture méthodique qui fait penser à la technique chirurgicale du scanner. L’auteur passe Jean Tiberi au tamis d’une rigoureuse inspection de sa trajectoire. Il détecte, recense, détaille et ordonne toute une série d’éléments qui ont pour objectif de nourrir et d’objectiver l’analyse sur sa carrière.
Pour « l’exercice du métier politique » (première partie), les lecteurs sont invités à mieux comprendre les années qui vont marquer l’habitus politique de ce « Corse de Paris » né dans une famille gaulliste. Le « récit des origines » passe par une clinique (celle où naquit deux ans plus tôt Jacques Chirac), une jeunesse d’après-guerre marquée par le gaullisme, un baptême de feu aux législatives en 1951, une première campagne municipale, une deuxième élection législative, un mariage, un diplôme de droit, une deuxième campagne, la naissance d’un enfant, un emploi à la Chancellerie… Le cadre est planté avec minutie, qui permet de formuler la première question ambitieuse de l’ouvrage (p. 50) : « Comment entre-t-on dans le métier politique ? » Laurent Godmer propose alors en quelques pages ciselées une projection de cet itinéraire pour détailler la formation de l’habitus politique sur trois types de conditions : socioculturelles, politiques et d’auto-légitimation territoriale.
La première profile « un métier d’homme des classes moyennes supérieurs », la deuxième quantifie « le prestige accumulé dans les années de jeunesse » et la troisième surligne les pratiques de mise en scène de soi qui valorisent l’appartenance territoriale. L’habitus du « prestige accumulé » (p. 51) est abordé en une page décisive où Laurent Godmer souligne le contexte des années de jeunesse et l’épreuve de la guerre d’Algérie pour l’UNR. Pour le jeune hiérarque, c’est une « fenêtre d’opportunité incomparable » et un « accès accéléré au métier » avec le statut de collaborateur parlementaire du député René Capitant.
Puis l’auteur nous entraine dans une réflexion sur sept questions essentielles qui jalonnent l’itinéraire politique de Jean Tiberi : « Comment apprend-on le métier ? » (p. 62) ; « Qu’est-ce qu’être dans le métier ? » (p. 114) ; « Qu’est-ce qu’utiliser les institutions ? » (p. 164) ; « Qu’est-ce que maitriser le métier politique ? » (p. 187) ; « La politique est-elle un métier violent ? » (p. 221) ; « Qu’est-ce que l’entrepreneuriat politique ? » (p. 270) ; et enfin : « Que signifie sortir du métier politique ? » (p. 294). Ces questions ponctuent et circonscrivent chaque séquence descriptive dans un cadre bourdieusien impressionnant de rigueur et de précision.
L’auteur y théorise successivement plusieurs logiques de domination :
– le « notable » apprend le métier en activant des circuits de distribution et de contrôle du territoire et en maitrisant une pluralité de configurations ;
– il « est dans le métier » parce qu’il est bien placé dans la structure partisane et qu’il cumule les deux ressources du « capital politique objectivé » et du « capital intériorisé » ;
– il « utilise les institutions » en les instrumentalisant, en accaparant leur activité et en s’imposant comme un personnage omniprésent qui, grâce à la proximité clientéliste avec les électeurs, contrôle et incarne le territoire ;
– il fonde la professionnalisation de ses pratiques « sur un travail pastoral et sur une technicité croissante » qui font « tenir ensemble la compétence entrepreneuriale et les liens personnalisés » ;
la violence, parfois visible, parfois interne et toujours subjective, est certes euphémisée dans la politique locale mais elle touche les élus et montre les limites de leur travail de pacification ;
bien qu’en panne d’intermédiation et d’intercession, le métier se fonde néanmoins sur les deux piliers de la personnalisation et de la territorialisation du contrôle politique ;
– enfin le retrait de Jean Tiberi est le fruit d’une triple distanciation sur la maitrise des nouvelles technologies, sur les politiques environnementales et face à la crise du Covid.
On retient de cette combinatoire quelques éléments éclairants. Le jeune élu engage un « travail pastoral » et la métaphore fonctionne parfaitement en milieu urbain. Il conquiert de haute lutte un « royaume municipal » jusqu’à s’imposer comme « vice-maire » de la capitale. C’est la succession d’épreuves qui lui permet d’acquérir le statut de dauphin. Le dossier sur les faux électeurs révélé par le Canard Enchainé provoque un stigmate et une tentative de putsch. L’effondrement du système conforte ensuite ses pratiques d’ancrage et inaugure son statut de maire d’opposition. Et il survit ensuite aux guerres fratricides qui se multiplient…
Tout au long de l’ouvrage, le cadre d’analyse est charpenté en référence à des auteurs et une littérature spécialisée. La démonstration est robuste sur le plan scientifique. Elle conforte les savoirs sur le « métier d’homme politique » dans une approche critique bien établie, d’inspiration bourdieusienne, sur la domination et la violence euphémisée du pouvoir. L’ouvrage a-t-il pour autant atteint son ambition d’énoncer, à partir du cas Tiberi, un manuel à portée générale ? On peut y répondre en revenant, en guise d’ouverture des débats, sur trois des idées force repérées au fil des 7 champs de connaissance.
La première concerne l’hypothèse, longtemps sous-évaluée en science politique, que la territorialité est un élément structurant du métier politique. On retrouve la piste du « contrôle politique territorialisée » dans tous les chapitres et sur toutes les synthèses. Dans la conclusion, l’auteur revient de façon insistante sur la métaphore du « pasteur qui maîtrise l’espace, le régit et l’incarne » (p. 298). Reconnaître la « pastoralisation des pratiques politiques » implique de reconsidérer nettement à la hausse la personnalisation des mandats, la ritualisation des pratiques politiques et l’influence des cultures politiques locales. Les épisodes familiaux et les événements émotionnels qui imprègnent son ascension apparaissent dès lors, en sous-texte, éclairants (comme la progression de « Petit Jean » au sein de l’UNR). Or les ancrages, les attachements et les symboliques d’incarnation sont précisément des points aveugles (ou des sujets secondaires) dans la sociologie critique par la domination alors que des ethnologues ont depuis longtemps investigués et théorisés la territorialité du politique. Cette prise en compte, bien que tardive, est une avancée et une bonne nouvelle pour la science politique !
La deuxième idée-force concerne certains des déterminants sensibles qui entrainent un « homme ordinaire » dans un « destin extraordinaire ». On voit bien que Laurent Godmer a choisi d’étudier Jean Tiberi pour mettre au jour le processus d’individualisation du capital politique sur un cas d’école, presque un modèle de la domination. Pourtant, grâce aux verbatims et à la minutie chronologique des événements, l’étude de ce parcours « banal et atypique » révèle en permanence des fragilités qui collent mal avec les stéréotypes. Dans les mécanismes d’ostracisation et d’opprobre qui marquent « l’affaire des faux électeurs » par exemple (le soupçon de centaines d’inscriptions fictives), on voit que l’élu, placé au cœur d’une « violence subjective » démesurée, en appelle à la foi et développe des capacités de résilience. Laurent Godmer pointe certes l’univers sémantique religieux qui entoure son activité (le don de soi, le sacrifice, le sacerdoce, la mission, la communion…), mais on peut regretter que ce matériau reste à la surface, au rayon de la communication instrumentalisée, alors que de nombreux indices suggèrent que les blessures du pouvoir sont aux fondations de l’engagement politique.
La troisième idée-force enfin apparait en contre-champ sur l’impression d’une quasi-déconnexion entre le combat électoral et l’action publique. Le « métier » se construit certes sur des mécanismes de professionnalisation mais le processus est uniquement référé à de la technique et à des compétences entrepreneuriales. La « micro-entreprise » du député maire est théorisée sur un « parochialisme » entièrement orienté sur la captation des ressources. Elle repose pourtant aussi sur des administrations territoriales en mouvement, des référentiels de politiques publiques, des dispositifs et des mesures sur la défense de l’intérêt général. Le long verbatim du maire sur les constructions et les réalisations illustre ce rapport concret au réel (p. 231-232).
Mais Laurent Godmer préfère conclure sur le constat que le « travail » de « l’homme politique » illustre « un métier plastique centré sur l’objectif de survie » (p. 300, dernière ligne). Les données de terrain recueillis tout au long de sa recherche suggèrent pourtant que « le sens du métier politique » mobilise d’autres objectifs et d’autres promesses. Bien que discret sur cette facette sensible du pouvoir local, l’ouvrage proposé par Laurent Godmer nous offre néanmoins une belle opportunité pour en explorer la richesse et l’étendue.
par , le 21 août
Alain Faure, « Survivre en politique », La Vie des idées , 21 août 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Survivre-en-politique
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[1] L’ouvrage est tiré du manuscrit présenté en 2019 par le politiste Laurent Godmer pour l’obtention en 2019 de son Habilitation à Diriger des Recherches en science politique intitulée « Le travail électoral. Faire campagne à Paris » C’est une reprise remaniée et actualisée de la première partie du document.