Recensé : Henri Minczeles, Yves Plasseraud, Suzanne Pourchier, Les Litvaks. L’héritage universel d’un monde juif disparu, Paris, La Découverte, 2008, 320 p., 22 €.
Si les efforts menés depuis les années 1970 ont permis de ressusciter la culture attachée aux populations disparues pendant la Deuxième Guerre mondiale, effacées de la carte du monde par l’extermination nazie, au point que la nostalgie laisse place aujourd’hui à une vitalité retrouvée à travers le développement du yiddish ou les préparations culinaires, le Yiddishland est encore compris comme un bloc. Il a ainsi fallu la célébration du centenaire de la naissance d’Emmanuel Levinas, en 2005, pour qu’émerge hors des limbes le monde « litvak », dont le philosophe était originaire.
Bien que partageant de nombreux traits avec le Yiddishland, la Litvakie – l’univers des Juifs lituaniens – renvoie à une histoire et un judaïsme singuliers. De cette tradition, Levinas n’était pas le seul représentant. On peut citer le cinéaste Eisenstein, Golda Meir, premier ministre de l’État d’Israël, les peintres Soutine ou Chagall et, plus près de nous, Lauren Bacall et Charles Bronson. Aréopage suffisamment divers et prestigieux pour justifier l’intérêt porté à l’histoire de cette communauté disparue.
Les sociétés gigognes du judaïsme
L’ouvrage se développe sur deux niveaux. Un premier niveau, assez général, présente au lecteur ce que fut la vie juive dans les espaces d’Europe centrale et l’Empire russe depuis l’établissement des premières communautés. Il revient sur la description du fonctionnement de ces communautés organisées autour du heder (lieu d’étude), du mikve (bain rituel), de la yeshiva (école religieuse), dès lors que la communauté atteignait une certaine importance, mais également des kehillot (communautés organisées) qui traduisent dans la réalité une certaine forme d’autonomie administrative. On quitte pourtant rapidement le domaine du discours général pour aborder l’argument de fond de l’ouvrage. Car ce que les auteurs cherchent à nous faire sentir, au-delà des spécificités de ce judaïsme lituanien, ce sont les virtualités qu’aurait pu représenter pour l’histoire du judaïsme européen l’espace spirituel sur lequel ouvre sa singularité.
Plus qu’une discussion sur le découpage géographique (les auteurs montrent combien, dans un espace sans cesse redessiné au gré des bouleversements historiques, ce sont souvent les tensions culturelles qui tracent les lignes de force), l’ouvrage est une enquête ethnographique. L’un de ses principaux apports consiste à remettre en cause les présentations iréniques du shtetl, trop souvent associé à un folklore bon enfant. Le monde des Litvaks s’épaissit alors non seulement des tensions qui l’opposent à une société non-juive le plus souvent hostile, mais aussi de celles qui naissent d’une lecture singulière du judaïsme et du rapport aux traditions. Car c’est dans l’originalité de sa construction, au sein de laquelle une rationalité exigeante est mise au service d’une religiosité sévère, que réside la force du judaïsme litvak.
En témoigne le rayonnement de la pensée du Gaon de Vilna, exemple parmi d’autres de la fécondité de cette « troisième voie », intermédiaire entre les élans d’un judaïsme mystique qu’elle repousse et une tentation moderniste congédiant le lien avec la tradition. De même, on peut songer à la personnalité et aux écrits de Haïm ben Itzhok de Volojin, dont la philosophe C. Chalier a montré l’influence qu’il avait exercée sur la pensée de Levinas.
Si le judaïsme lituanien se frotte, comme les autres judaïsmes européens à partir des années 1820, à la Haskalah et emprunte la voie de la modernisation, la rencontre la plus importante, à la fin du XIXe siècle, est celle qu’il fait avec la culture russe. Sous l’impulsion du comte de Witte, ministre du tsar Alexandre II, qui favorisa à partir de 1870 l’ouverture des provinces russes de Biélorussie et de Lituanie, la condition des communautés juives fut largement assouplie, ce qui permit aux jeunes générations de fréquenter le lycée et d’accéder par ce biais aux grandes œuvres de la littérature. La lecture de Pouchkine, Tolstoï ou Dostoïevski jouera pour cette génération un rôle décisif, l’intelligentsia juive d’avant la Première Guerre mondiale ressemblant sur beaucoup de points à l’intelligentsia russe. Vilna, baptisée la « Jérusalem du Nord », en devint le centre intellectuel. C’est sur ce terreau fertile que se développera la sensibilité du judaïsme aux courants socialistes et que naîtra le Bund, socialiste, nationalitaire et internationaliste, confronté à son concurrent sioniste né la même année (1897), lui aussi désireux d’émanciper les masses juives.
La Première Guerre mondiale et la période de l’entre-deux-guerres apportent de profonds bouleversements à la suite de redécoupages territoriaux, la Pologne s’étendant à l’Est tandis qu’une partie de la Biélorussie et le nord de l’Ukraine passent sous domination soviétique. Alors que de multiples études sur les communautés de Pologne ont suivi les travaux pionniers de Rachel Ertel, montrant comment entre deux catastrophes la société juive polonaise avait trouvé la force de développer une richesse culturelle exceptionnelle, l’histoire des autres communautés était demeurée dans l’ombre.
Là encore, l’ouvrage comble en partie ce manque, même si les développements consacrés aux évolutions politiques demeurent un peu rapides. Si on sait que le régime soviétique soumit ses minorités juives à des persécutions systématiques, l’ouvrage montre que le cas des communautés présentes dans les États baltes, en général passé sous silence, est plus complexe. Ceci fait de ces communautés – notamment les Litvaks – des sociétés gigognes du judaïsme, qui articulent à des segments d’histoire nationale diverses formes d’insertion dans les sociétés d’accueil. C’est à cette spécificité que viennent mettre fin les logiques totalitaires à l’œuvre durant la Deuxième Guerre mondiale. Les États baltes tomberont sous domination russe en juin 1940 et les populations seront exterminées. Quant au destin des Juifs de Biélorussie, les recherches menées depuis une dizaine d’année ont montré l’ampleur de ce qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de « Shoah par balles ».
Une autre histoire ?
L’idée que l’histoire aurait pu être différente si les populations litvakes n’avaient pas été exterminées justifie le développement, dans la seconde partie de l’ouvrage, d’une réflexion plus intellectuelle. À travers une mise en lumière des pratiques linguistiques et religieuses, des formes de la piété et de l’émergence d’une laïcité, c’est à la recherche d’un tempérament litvak que tendent les auteurs. La présence de l’hébreu parlé en Litvakie au XVIIIe siècle et l’existence d’une littérature originale montrent comment, au-delà de leur inscription dans une aire culturelle traditionnelle juive, les Litvaks traduisirent dans les différentes langues ou les différents domaines le sentiment partagé de leur exceptionnalité. C’est ce dont témoignent également les résurgences de cette culture parmi les survivants de la Deuxième Guerre mondiale. À Paris ou à New York, de nombreux artistes conjuguent encore aujourd’hui, à l’image du peintre Mark Rothko, une façon originale de rejoindre l’individuel dans l’universel.
Peut-on alors relire l’histoire du judaïsme contemporain à la lumière de l’héritage litvak ? Si la Litvakie a définitivement disparu du paysage géopolitique contemporain, son héritage demeure. Pourtant, on sort quelque peu perplexe de cette lecture : à travers les différentes diasporas, si le judaïsme litvak subsiste encore à travers quelques individus, il ne se perpétue ni dans un courant intellectuel spécifique, ni dans un mode de pensée. Là réside sans doute la difficulté singulière de communautés qui ont davantage intellectualisé leur destin qu’elles n’ont cherché à l’authentifier à travers des éléments pratiques ou folkloriques transmissibles de génération en génération.
Pour citer cet article :
Perrine Simon-Nahum, « Sur les traces des Juifs « litvaks » »,
La Vie des idées
, 13 juillet 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Sur-les-traces-des-Juifs-litvaks
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